Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
31 Décembre 2011
Extrait de L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin, 2010)
La philosophie de l'art, l'esthétique et ses catégories. Que penser de l’esthétique, de cette science de la connaissance sensible inventée par Alexander Gottlieb Baumgarten en 1750 dans son ouvrage intitulé Aesthetica ? D'abord, cette science avait de trop multiples significations : théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, connaissance sensible (cognitio sensitiva), art de penser bellement (ars pulchre cogitandi), art de l'analogon de la raison…
Ensuite, cette esthétique n'est pas vraiment une science. Car aucune théorie ne saurait se constituer comme une vue d’ensemble des perceptions sensorielles - qui se réfèrent à des images plastiques ou à des sonorités virtuelles - sans tenir compte de ce qui les fonde. Or il manque toujours à ladite théorie ce qui relève des réalités imprévisibles que chaque artiste crée au-delà du possible et du nécessaire.
Ainsi l'idée d'une théorie esthétique (du grec αίσθησις qui signifie sensation ou sensibilité) n'est-elle concevable qu'à titre d'hypothèse confrontée à l'impossibilité de connaître ce qui fonde une œuvre ! Il reste toujours une distance à penser entre une œuvre et les catégories esthétiques, et c'est précisément cet écart qui constitue la possibilité des divers styles des artistes. Dans cet essai, la notion d'esthétique ne désigne donc qu'une qualité sensible présente dans une œuvre. Ce qui implique de lui rapporter des concepts (spécifiques, dynamiques, descriptifs et évaluatifs) aussi pertinents que ceux de création et de singularité.
Dans ces conditions il est possible de concevoir des propositions susceptibles d'orienter les sentiments vers une philosophie de l'art qui sera inspirée par l'idée du neutre. Cette philosophie sera conçue comme une anthropo-poïétique, c'est-à-dire comme un projet d'humanisation de chacun à partir de sa capacité créatrice (dans l'art mais aussi dans la philosophie). Ce projet tiendra compte du "conflit de rationalité" (5) que Dominique Chateau a explicité sous la forme d'un "pouvoir cognitif bicéphale". Car ce conflit rapporte des jugements de goût (plutôt singuliers) à une impossible théorie esthétique de l'art (spécifique et scientifique). L'enjeu reste donc vraiment ouvert : "L'histoire de l'art et l'histoire du concept d'art ne coïncident pas, mais interagissent étroitement" (5).
Par conséquent, lorsqu'une pensée se reconnaît dans sa profondeur sensible ainsi que dans ses possibles libertés, elle peut refuser (décision singulière) de se développer entre les fascinants paradigmes contradictoires qui l'éblouissent (par exemple entre les catégories absolues de l'Être et du Néant). Chaque catégorie (le mot étant formé à partir du verbe catégoreïn qui signifie affirmer, attribuer un prédicat à un sujet) peut être soit absolue comme un paradigme, soit seulement relative comme un concept qui sert de référence à des jugements. Dès lors, une création inspirée par l'idée du neutre ne se reconnaît que dans des catégories relatives, car elle s'étire entre des concepts peu marqués, comme entre la catégorie relative de l’ontologique (le constat du sensible) et celle du générique (le vouloir d'une pensée sensible).
Un fait n'étant jamais séparable de son contexte et de son interprète - il n'y a aucun fait sans une interprétation, et pas davantage d'interprétation sans un fait - subsiste donc une constante relation entre l'objectif et le subjectif. Ce qui implique un déplacement des catégories relatives, un va-et-vient des concepts, des jugements, et surtout un ouvert sur des vérités en suspens...
Chaque catégorie générique peut s'ouvrir ensuite sur des catégories axiologiques, dites appréciatives, car, nul ne devant en rester à de simples épreuves brutes ou formelles de la réalité, une catégorie relative (générique ou ontologique) est ensuite transformée par un jugement qui se juge lui-même.
Il y a ainsi trois sortes de jugements : de réalité, de vérité et de valeur. Le premier est un constat qui ne change rien aux données de l'expérience vulgaire (il traduit ce qui est présent, voire possible : le ciel paraît bleu). Le deuxième désigne ce qui est vrai parce que cohérent (concrètement ou formellement). Le troisième pose une hiérarchie ou bien souligne ce qui devrait être ; ce qui suppose qu'il donne une orientation aux jugements de réalité et de vérité.
Chaque constat du réel (jugement brut) est donc suivi par un inévitable déplacement vers d'autres formes de jugement, par exemple de l'esthétique vers l'éthique ou vers le vrai ; ce dernier étant judicieusement nommé aléthique par Robert Blanché (6). Le néologisme aléthique est formé à partir du mot grec άληθής qui signifie vrai, véritable, effectif, véridique, sincère.
Cependant, la relation très complexe qui s'instaure entre ces divers jugements ne permet pas de constituer une hiérarchie systématique. Et cela est encore plus pertinent en ce qui concerne les jugements sur les arts (ordinairement nommés libéraux) qui relèvent de la création et non d'un seul savoir-faire. Pourtant certains théoriciens de "l'esthétique" (par exemple Raymond Bayer, Charles Lalo, Étienne Souriau…) ont classifié les catégories esthétiques sans tenir compte du style singulier de chaque artiste qui associe diversement ces catégories, les articule à sa manière (comme la beauté et la grâce le sont dans les tableaux de Raphaël).
Néanmoins, une catégorie esthétique, celle du poétique paraît consubstantielle à l'art en général (mais aussi à la philosophie). Elle constitue la création (ποίησις), le faire, le fait même de produire, la composition, la poésie. Et cette catégorie relative a le mérite d'inspirer sans s'imposer puisqu'elle ne dépend pas seulement des déterminations naturelles. Elle anime par exemple le style lyrique du célèbre film de Jean Vigo intitulé L'Atalante (1934).
Par ailleurs, une catégorie esthétique a longtemps dominé le champ de l'art, celle du paradigme du Beau. Cette catégorie absolue a imposé sa souveraine et dure fascination immédiate. Or il n'y a plus de liberté possible lorsque la beauté surgit en manifestant sa violente prétention à l'immortalité, alors que les catégories relatives qui permettent de juger les œuvres d'art, ainsi que le processus créateur des artistes, ne sont que des repères intellectuels plus souples.
Dans la tentative (délirante) de constitution d'une esthétique dogmatique, seules les idées universelles prévalent. Cette esthétique erre alors entre le paradigme du Beau (ce modèle fictif qui domine l'art classique) et son contradictoire, aussi absolu et violent que lui : l'Horrible. Mais, alors que le Beau plaît par sa forme totalement unifiée, harmonieuse, concentrée, pure, régulière, proportionnée, équilibrée, dure, en tout cas parfaite… d'autres catégories esthétiques nient ce dogmatisme.
Relatives, ces catégories désignent des sensations douces et nuancées : le joli, l'agréable, le gracieux, le charme, la délicatesse, l'élégant, le mignon, le coquet, le pittoresque (digne d'être peint), le grotesque (à l'image des ornements fantaisistes, abstraits et humoristiques découverts à la Renaissance dans des grottes antiques). Par ailleurs, d'autres catégories relatives sont trop complexes pour être seulement artistiques : le comique, le satirique, le tragique et le dramatique. La catégorie plus complexe du sublime, enfin, concerne toutes les catégories artistiques, aléthiques et éthiques.
Pourtant, si la volonté d'interpréter une œuvre d'art uniquement en fonction de catégories esthétiques relatives n'est pas suffisante, ces catégories servent tout de même de repère, voire de tremplin pour penser des sensations et sentir des pensées. Mais c’est surtout en distinguant son rapport à des catégories (souvent entrelacées) et à des valeurs (variables) que chaque artiste peut chercher sa propre cohérence. Les normes nécessaires à une théorie du Beau… paraissent alors arbitraires et fragmentées. Elles ne concernent pas une singularité qui refuse la violence des séparations.
Aussi, à partir d’un point de vue qui recherche sa propre cohérence, dans un rapport à une vérité approchée mais jamais définitivement atteinte… un projet rapporté à l'idée du neutre et visant l'humanisation de chacun s'avère pourtant difficile, même en refusant les catégories absolues qui prétendent recouvrir des épreuves sensibles contradictoires et excessives (belles ou horribles). Néanmoins, ce projet cherche à ouvrir sur des valeurs aléthiques et éthiques au-delà d'une théorie des belles sensations et au-delà d'un point de vue dogmatique sur le sensible.
Car cet essai espère valoriser les épreuves apaisées de l'art à partir du vouloir des artistes tournés vers leur propre vérité. Plutôt que de se rapporter seulement à l’agréable qui affecte diversement chacun, le vouloir du neutre intellectualise les sensations et vise une commune absence de trouble (ataraxie). Pour cela, l'artiste distingue, sans les opposer, l'intelligence et le sentiment. Il modère ses sentiments et instaure une cohérence entre ses concepts, entre ses représentations intellectuelles claires et abstraites qui ne sont que des repères passagers.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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