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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le devoir formel (Kant) ou l'obligation morale (Marcel Conche)

 

Claude Stéphane PERRIN

 

Le devoir formel (Kant) ou l'obligation morale (Marcel Conche)

 

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Extraits du livre intitulé PHILOSOPHIE ET NON-VIOLENCE (pp. 92-97)

 

a) Kant et le devoir formel

 

 

   Dans la visée du paradigme du Bien, les exigences de la Morale conduisent d'abord chacun à s'interdire toute violence. Ces exigences peuvent être prescrites de deux manières différentes, soit comme une obligation formelle et absolue (le de­voir chez Kant), soit comme une visée régulatrice universelle (qui inspire toutes les obligations concrètes selon Marcel Conche). Dans le premier cas le devoir exprime une loi universelle interne (une règle absolue), dans le second il oblige une ouverture sur l'universel concret, sans prétendre le réaliser totalement. Dans les deux cas il ne s'agit jamais d'une obligation personnelle (je dois être heureux), ni d'une nécessité naturelle (je dois manger), ni d'une obligation so­ciale (je dois m'habiller correctement). Cette obligation externe, du latin obligare (lier ensemble), est une convention contraignante, et non un projet volontaire. Par convention, j'agis conformément à un devoir collectif qui dépend toujours de l'instabilité des di­verses sociétés et de leurs idéologies…

   Analysons d'abord, eu égard au rapport à la Morale, ce que signifie chez Kant l'exigence d'un devoir absolu, sans faille, librement décidé avec toute la force d'une volonté. Le premier ca­ractère du de­voir chez Kant réside dans son aspect dé­sintéressé. J'agis par devoir alors qu'il me serait possible d’agir conformément à une morale sociale, ou bien par peur d’être considéré comme immoral par autrui, ou bien par plaisir d’être moral, ou bien par orgueil. La nécessité du devoir se veut en effet pure : elle respecte sans crainte et sans la moindre restric­tion la loi morale qui exige d'agir pour le Bien de tous. Ce res­pect est un sentiment in­tellectualisé de considération. Il reconnaît ce qui est produit par la raison dans le cadre parfait du droit contenant les lois. Et ce cadre n’a aucun rapport avec les aléas de l'expérience puisque le devoir exige que je m'impose la nécessité d’accomplir une action par pur respect pour la loi mo­rale. Ensuite, après avoir agi par devoir, je n’éprouve pas nécessairement le sentiment d’avoir accompli une bonne action, car l’idée de devoir doit être sé­parée du sentiment de plaisir. Dans le cas contraire, j'agirais en fonction de mon propre intérêt, et non pour le Bien de tous.

   Le dualisme kantien fonde ainsi une nette coupure entre le plaisir et le devoir, l’homme étant d’une part un être matériel, d’autre part un être spirituel. Par son corps il obéit à quelques penchants, par son âme il est une personne capable d'être libre et indépendante à l’égard des mécanismes de la nature entière. La morale du devoir de Kant n'est donc qu'une éthique du devoir puisqu'elle ne concerne pas la singularité de chacun (indivisé­ment intellectuel et sensible). De plus, le devoir kantien se veut étranger au corps ; il fait comme si l'homme n'avait plus de corps, comme s'il ne devait pas toujours lutter contre ses penchants, comme s'il était capable de déterminer totalement des lois pratiques par un acte pur de la raison.

   Certes, à partir de son esprit libre et raisonnable l’homme s’impose, par devoir, le respect des autres. Cela signifie qu’en tout homme est reconnue la valeur inaliénable qui le constitue comme fin en soi, raisonnable et digne (il n'est donc pas utilisable comme un moyen). L'homme doit faire son devoir, un point c'est tout. Mais cette éthique de Kant, facile à comprendre, ne répond pas aux questions suivantes : puis-je vouloir l'universel lorsque, faisant mon devoir, je n'empêche pourtant pas de nouvelles fautes ou de nouveaux crimes de s'accomplir ? De plus, si le devoir moral prétend être complètement désintéressé, n'est-il pas inséparable de la conscience morale de bien faire, donc sûre d’elle-même, voire orgueilleuse, qui n'est plus, alors, tout à fait désintéressée ?

   Plus précisément, s’imposer de ne jamais mentir est sans doute une obligation absolue : elle ne dépend que de chacun et elle peut se vouloir plus forte que celle, très factuelle, des obligations naturel­les (nous devons mourir). Mais connaissons-nous la vé­rité qui devrait être dite et sommes-nous toujours capables de mourir pour cette vérité ? Il ne suffit pas de la penser correctement, il faut aussi avoir le courage de la dire, parfois contre les opinions des autres. Et si je suis assez fort, assez vertueux et assez intelligent pour ne pas vouloir mentir, suis-je capable, dans les pires épreuves (la torture par exemple) de maintenir ce cap ? Ne faut-il pas, parfois, dans des situations extrêmes, recourir à de pieux mensonges ou bien mentir par omission ?  Cela me semble inévitable.

   En réalité, en voulant le Bien et en se fixant le devoir de le vouloir, il peut aussi manquer une force pour la vertu, celle de l’habitude. Ne faudrait-il pas, alors, toujours recommencer à agir par devoir, même après échec, et prendre l'habitude de vouloir encore, comme dans l'éthique d’Aristote ?

   Plus précisément, l'éthique kantienne semble dire : il faut agir par devoir, car il le faut. Elle enferme dans le cercle de l’absolu formel et rationnel le plus clair. Pour cela, les réalités historiques et naturelles sont ignorées. Mais, reflétée en son miroir narcissique, la force pure de faire le bien par devoir n’a pas de mains (Péguy). Elle n’est donc souvent qu’une vanité, comme s’il fallait se glorifier de viser l’universel !

   De plus, comme le signale Nietzsche "le devoir serait particulièrement pur si dans l’essence des choses rien ne correspondait au fait mo­ral" (54). Or ce fait moral a pour Nietzsche une histoire, une généalogie, en tout cas diverses éthiques possibles. Le de­voir serait pur s'il était possible d'agir uniquement pour l'universel… alors que l'action (éthique) est, de fait, toujours ré­alisée par des efforts rentables pour des réalités concrètes, particulières et changeantes.

   La réponse est donc ailleurs. Ne serait-elle pas plutôt dans l'obligation, pour chaque homme, de se déterminer pour l'universel concret de la non-violence en fonction de chaque situation, naturelle, sociale ou politique ? Agir par devoir perdrait ainsi le caractère formel qu'il a chez Kant.

 

 

b) L'obligation selon Marcel Conche

 

 

   C'est dans le cadre des épreuves humaines les plus singulières que Marcel Conche s'interroge sur le rapport de l'obligation éthique avec la Morale. Car chaque obligation est d'abord requise par le mal qui me concerne, ainsi que tous les autres hommes, lorsque nous sommes menacés par quelque violence. Que devons-nous faire et pourquoi le de­vons-nous ? 

   Il est plus facile de répondre à la seconde question. Nous devons tous agir parce que nous sommes tous menacés par deux maux : la souffrance et la mort. L'obligation naît de notre rapport défectueux avec la vie (même si je ne comprends pas pourquoi), et ce rapport défectueux doit être compensé par un vouloir tourné vers l'universel. La source de l'obligation réside donc dans notre rapport à un aspect négatif de la vie : sa faiblesse, son indigence, son im­puis­sance. Tous les êtres vivants doivent être secourus parce qu'ils souffrent ou bien parce qu'ils sont en danger de mort, sachant que la mutualisation des aides pourrait peut-être rendre possibles de moindres violences.

   Et c'est alors l'idée de la non-violence explicitée par la Morale qui devrait inspirer toutes ces obligations qui ne relèvent pas d'un sentiment (affection, amour, pitié), mais de la nécessité intime de créer des valeurs universelles capables de faire obstacle au mal. Marcel Conche évoque à ce sujet "une obligation incondition­nelle" (55), et cette obligation nécessaire doit être librement décidée. Elle accomplit d'ailleurs la liberté dans sa réalisation de quelques relations de réciprocité entre le vouloir et la force nécessaire pour ré­aliser ce qui est possible. Je dois secourir l'autre (animal ou homme) dès lors que j'en ai la force, et sachant que cette aide n'est pas voulue pour quelques situations particulières (sociales, culturelles ou privées), mais en prenant "le parti de la vie" (55), et même si cela s'oppose à mes intérêts personnels.

    Que dois-je faire ensuite, concrètement ? En aidant l'autre je dois aider l'humanité entière, en commençant, certes, par les nécessiteux, par les plus faibles, par les plus exposés à la mort : les enfants, les vieillards, les malades. Marcel Conche précise : "Certes, les forts meurent aussi, mais l'essence de la faiblesse est d'offrir une moindre résistance au pouvoir universel de la mort " (55). Je dois donc donner la vie, transmettre la vie, laisser en vie, secourir la vie. Cela entraîne de refuser l'avortement, l'application de la peine de mort. Je dois aussi aider la vie en favorisant le Mitsein (l'être avec) qui ne sera rompu que par la mort. Je dois réaliser un Miteinandersein - un être les uns avec les autres - à partir de "l'obligation réciproque universelle, l'obligation pour tous les humains d'aider tous les humains"  (55).

   En définitive, s’il veut constituer sa vertu à partir de l'obligation, l'homme n’est-il pas conduit à choisir selon deux possibilités ? Soit, selon Marcel Conche, il vise le rayonnement lumineux de sa propre volonté raisonnable, il pose l'obligation nécessaire de réaliser "l'universel en moi" à partir de "l'obligation en moi" (55). Le singulier le plus sensible ouvre ainsi sur l'universel concret de la vie de tous les hommes. Soit, comme pour Kant, il donne à la maxime de son de­voir une grande prétention pour tous les hommes, celle de permettre à chacun d'être le pur législateur de la morale universelle.

   C'est la première possibilité que je retiens pour mon cheminement éthique vers la non-violence, car elle me permet, eu égard aux faiblesses des vivants, d'être moins arrogant et plus vigilant dans ma manière de m'obliger à défendre toutes les formes vivantes de la nature. Enfin, la morale serait-elle vraiment possible si elle n'était pas sous-tendue par l'obligation d'être moral ?

 

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54. Nietzsche (Friedrich), Le Livre du philosophe,  §128.

55. Conche (Marcel), Analyse de l'amour et d'autres sujets pp.22, 31, 29, 45, 46.

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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