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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

"Ces Grecs étaient superficiels - par profondeur !" (Nietzsche)

"Ces Grecs étaient superficiels - par profondeur !" (Nietzsche)

      La pensée grecque a créé l'amour de surfaces surgies des profondeurs.

     Lorsque Nietzsche s'est interrogé sur les valeurs de la civilisation hellénique, il s'est d'abord tourné vers l'Olympe : "Ah ! Ces Grecs comme ils savaient vivre. Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence. Les Grecs étaient superficiels… par profondeur." [1] Mais pourquoi certains Grecs auraient-ils été superficiels - par profondeur ? Tout d'abord, cette question peut sembler paradoxale puisque le superficiel est ordinairement considéré comme une surface sans profondeur, voire comme un masque ou comme un voile familier, banalement social : "Nous allons ainsi vêtus en société, c'est-à-dire au pays des masques qui ne veulent pas qu'on les dise tels." [2] Mais l'aspect paradoxal de cette affirmation s'efface lorsque la surface du superficiel est rapportée aux multiples plis et replis, volumes et forces de la Nature, tout en étant inséparable de celui qui la perçoit, comme dans l'impression que procure un tableau ou une œuvre musicale. L'affirmation de Nietzsche signifie qu'une pensée philosophique est, comme pour une intuition artistique, inséparable des instincts de son auteur et de son interprète. Du reste, le paradoxe est également dû à sa formulation linguistique. Qu'a dit précisément Nietzsche ? Il a écrit: "Diese Griechen waren oberflächlich - aus Tiefe". En fait, la difficulté de l'interprétation réside dans le sens du "aus" qui semble rapporter le superficiel au profond (ou inversement). Mais comment interpréter "aus" qui est ordinairement traduit par la préposition par ?  Deux significations sont possibles : soit comme cause, soit comme force d'émergence indifférente à ses effets. La première éloigne de la philosophie de Nietzsche. Elle consiste à indiquer une provenance précise (non généalogique) dont l'effet est dans la cause. Il y a une sorte d'identité entre deux termes contradictoires : le superficiel et le profond. Cette identité est alors explosive comme de nombreux oxymores dont Nietzsche est parfois friand : "Midi, c'est aussi Minuit."[3] Mais ce n'est pas le cas dans ce texte puisque surfaces et profondeurs peuvent se compléter. Or le sens d'un oxymore n'est poétiquement valide que lorsque cette sottise (ou folie) aussi piquante qu'un instinct, selon l'étymologie d'oxumôron, "rend une fine nuance de pensée au moyen d'une expression en apparence contradictoire." [4] Certes, j'ai longtemps pensé que l'affirmation de Nietzsche exprimait un véritable chaos, c'est-à-dire que la profondeur de l'apparence ne se révélait que dans son éclatement, dans son anéantissement. [5]  Et l'oxymore d'une surface profonde me désignait la vérité figurée de l'abîme, cette vérité étant inscrite dans le jeu apparaissant-disparaissant de toutes les apparences, dans un jeu interprété par une pensée tragiquement double, affirmative et négative. En effet, si pour Nietzsche il n'y a plus aucun monde-vérité ni aucun monde cohérent des apparences, la seule réalité qui subsiste serait celle de l'abîme, du néant qui est l'essence de toutes les apparences, comme chez Pyrrhon par exemple.[6] Mais surtout, la violence intellectuelle qui en résulte proviendrait de l'action de l'auteur qui a fait prévaloir les mots sur les réalités, en faisant comme si une relation commune à l'eau et au feu, ou bien à la surface et à la profondeur, était possible. Pourtant, l'affirmation de cette profondeur ne serait vraiment contradictoire avec cette surface que si la cause de cette relation produisait nécessairement un effet d'une autre nature qu'elle-même. Or cela n'est pas le cas puisque, pour le philosophe de l'amour du destin, l'idée de cause est impensable et absurde, y compris comme simple choc créatif entre des forces multiples. Il n'y a en effet pour Nietzsche qu'un enchevêtrement incompréhensible et continu de forces produisant d'imprévisibles effets : "Une intelligence qui verrait cause et effet comme une continuité, et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, l'intelligence qui verrait le flot des événements, nierait l'idée de cause et d'effet et de toute conditionnalité." [7] Dans l'enchevêtrement des causes multiples et hétérogènes du devenir éternel de la Nature c'est donc une seconde interprétation qui s'impose, une interprétation qui fait d'abord prévaloir le visible, l'apparence des surfaces sur la parole (source d'oxymores). Par profondeur signifie alors l'action symbolique d'une profondeur, celle de l'émergence imprévisible de forces non métaphysiques (au sens platonicien d'une transcendance) à partir d'une profondeur qui rend mystérieusement possibles toutes les surfaces en se moquant des fins et des lois, car cette profondeur est celle du chaos éternel, sans but et non anthropomorphique de la Nature. Dès lors, chaque surface renvoie bien à quelque chose d'autre qu'à une pure apparence (aussitôt anéantie), c'est-à-dire plutôt à des forces mystérieuses et lointaines. Car, même lorsqu'une apparence est à fleur de peau, elle dit encore les profondeurs secrètes de ses émergences : "Tous les hommes des profondeurs mettent leur félicité à pouvoir ressembler aux poissons volants qui se jouent au sommet de la crête des vagues ; ils estiment que le meilleur des choses est leur surface… " [8] Chaque surface dit ainsi qu'il n'y a pas de réalité à chercher sans elle, en dehors d'elle, dans un autre monde, car chaque apparence exprime de manières diverses les devenirs et les perspectives multiples de la vie qui sont les imprévisibles échos de la Nature. Et toujours l'apparence reste superficielle, sachant qu'elle ne peut être dite que dans la langue superficielle, banale, moyenne et utilitaire de la conscience et de la science. Nietzsche le dit clairement : "Le monde dont nous pouvons devenir conscients n'est qu'un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé ; qu'en conséquence tout ce qui devient conscient devient par là même superficiel, mince, relativement bête, devient une chose générale, un signe, un chiffre du troupeau…" [9]

   En tout cas, pour être plus précis, il faut souligner que la phrase de Nietzsche ne concerne pas les hommes de toutes les cultures, ni tous les Grecs. Dès lors, de quels Grecs s'agit-il vraiment ? En fait, le philosophe a répondu à cette question dans des textes antérieurs, écrits de 1872 à 1875 et rassemblés dans Le Livre du philosophe, ainsi que dans le recueil de fragments intitulé La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque. Les Grecs désignés ici sont indivisément des philosophes-artistes. Comment s'effectue alors une relation entre des concepts et des intuitions ? Sans doute à partir de l'expression claire, incommensurable et intense d'instincts multiples et parfois opposés. Car ces Grecs ont dû associer d'une manière éminemment créatrice leur volonté hellénique de savoir à leurs forces vitales les plus vigoureuses. Pour cela, il leur a fallu concentrer et unifier leur instinct illimité de connaissance[10], que leur instinct de savoir devienne vie[11], et que la pensée de leur vie soit commandée par la force dominante d'une Volonté : "La civilisation d'un peuple se manifeste dans l'unification dominante des instincts de ce peuple : la philosophie domine l'instinct de la connaissance, l'art domine l'instinct des formes et l'extase, l'Agapê domine l'Éros… " [12] L'art de ces Grecs a ainsi pu créer des mythes et des religions étrangers à toute forme de mysticisme : "Les explications mystiques passent pour profondes ; le vrai est qu'elles ne sont même pas superficielles." [13] Cependant, la domination des instincts par une volonté ne supprime pas pour autant les tensions. Elle les transfigure en les canalisant, en les faisant monter à la surface, en les soumettant à une simplification logique qui laisse l'obscur à sa place, qui n'écarte pas l'ignorance, mais qui distingue cependant les forces en devenir : "Les Grecs, dans toutes leurs pensées, poussent la logique et la simplicité à l'extrême ; ils ne s'en sont jamais lassés, du moins pendant tout le temps de leur meilleure époque…" [14] Du reste, Nietzsche insiste dans d'autres textes sur la spécificité de cette originalité des Grecs qui, sans être désignés nommément, [15] rapportent le simple au complexe (et inversement) : "Les Grecs sont, comme le génie, simples, simplex (…) sans compter qu'à notre surprise, ils sont aussi profonds que simples." [16] Et c'est ensuite à partir du naturel et de la naïveté de cet esprit de simplicité que leurs instincts ont pu rester lucides et vifs, y compris au bord des abîmes, afin de transfigurer les profondeurs du tragique en de beaux discours.[17] En tout cas, pour Nietzsche, ces Grecs ont su éprouver la profondeur des pires émotions, puis refuser la crainte et la pitié évoquées par Aristote à propos de la tragédie, et enfin exprimer d'une manière héroïque "leurs instincts classiques". [18] Pour cela, ces artistes-philosophes ont associé leur très forte simplicité, l'unité de leur goût commun et la dureté de leur style : "La civilisation d'un peuple (…) a une fois été définie, avec raison me semble-t-il, comme l'unité du style artistique dans toutes les manifestations vitales d'un peuple." [19] Le Grec classique était ainsi la pierre d'un immense édifice qui avait refusé d'être le comédien dérisoire de sa propre existence.[20] Le jeu était en effet très sérieux, trop sérieux, notamment lorsque surgissaient de sombres vibrations ou les ricanements d'un matin froid. La profondeur qui s'affirmait ainsi, associant apparences et émotions, avait en fait été canalisée, stylisée et dominée par la volonté "d'embrasser tout ce qu'il y a de forces et de faiblesses dans notre nature." [21] Nietzsche entend donc par profondeur, loin des surfaces simples, dures et unifiées par l'art de ces Grecs, le sens philosophique, bien que mystérieux, de l'existence vécue, y compris d'une manière tragique, lorsque ce sens est donné dans la solitude de l'impie, dans la solitude glaciale que seul un impie peut imaginer,[22] dans une solitude surtout constitutive de l'ignorance concernant la profondeur de toutes les perspectives. Mais comment de simples apparences superficielles peuvent-elles refléter de mystérieuses profondeurs ? Nietzsche pense que la volonté de ces Grecs a su harmoniser naïvement des surfaces simples et limitées avec quelques profondeurs bien précises : "Ils sont naïfs ; c'est un mot qui résume la simplicité et la profondeur". [23] Car cette profondeur simplifiée ne concerne en fait qu'un rêve ou qu'une œuvre d'art, c'est-à-dire "l'apparence de l'apparence." [24] En tout cas, le besoin le plus profond de ces Grecs consistait à clarifier le sens et la valeur de chaque existence.[25] Leur mérite résidait alors dans leur ouverture sur les problèmes éternels de tous les hommes, et surtout sur leur interprétation lumineuse de la "douleur universelle." [26] Cela signifie que la sympathie pour les souffrances humaines était parvenue à dominer le sentiment déprimant et pathétique de la pitié pour tout être particulier. Aussi, pour garder clairement ses distances, le risque d'une démesure n'étant jamais totalement écarté, Nietzsche a lui aussi décidé d'user "des problèmes profonds comme des bains froids : vite entré, tôt sorti." [27] En conséquence, il n'a pas voulu couver longtemps les profondeurs qu'il avait entrevues dans les pires souffrances ; il risquait de tomber dans le gouffre sans fond d'une éternelle et romantique inconscience [28] :

 

"Celui qui voudra descendre ici,
rapidement,
les profondeurs l'absorberont !
- Mais toi, Zarathoustra,
tu aimes aussi l'abîme,
semblable au pin ! -

Le pin agrippe ses racines,
là où le rocher lui-même
regarde dans les profondeurs en frémissant -,
il hésite au bord des abîmes,
où tout autour de lui
tend à descendre :
auprès de l'impatience
des sauvages cailloux, des torrents impétueux
il est patient, tolérant, dur, silencieux,
solitaire...

Il faut avoir des ailes, quand on aime l'abîme...
il ne faut pas se cramponner,
comme tu le fais, pendu ! -

Ô Zarathoustra." [29]

 

Du reste, nul homme ne pourrait aller véritablement au fond et subir l'insupportable sans sombrer dans la mort ou dans la folie ! En tout cas, le sens profond d'une existence apparaît à chacun, en un clair et bref instant,[30] lorsqu'il parvient à descendre "au dernier repli de ses profondeurs" [31] tout en transfigurant ses nombreux états de santé. Et s'il enfante alors ses pensées dans la douleur, ses souffrances libèrent son esprit en l'approfondissant et en le spiritualisant. C'est d'ailleurs ainsi qu'un corps doit écouter une chanson du matin [32]ou bien qu'il doit "transformer en lumière et en flamme" tout ce qu'il est avec rigueur et dureté.[33] Et c'est encore ainsi qu'il peut retrouver, en lisant Épicure, "le bonheur d'un après-midi de l'antiquité." [34] Car Nietzsche aime ce bonheur simple de la vie épicurienne qui "a vu s'apaiser sous son regard la mer de l'existence, et qui ne peut plus désormais se rassasier de voir cette surface chatoyante, cet épiderme délicat et frissonnant : il n'y eut jamais auparavant une telle modestie de la volupté." Et toujours le philosophe sait qu'il aura d'autres profondeurs à canaliser, à transfigurer. Certes, il devra aussi chanter et surtout danser, en tout cas dépasser les Grecs pessimistes (comme Socrate), [35] peut-être afin de donner à la souffrance tragique et au pessimisme dionysiaque de nouvelles paroles. Il exprimera ainsi sa prodigieuse surabondance créatrice, certes en détruisant sans haine tout ce qui est raté, et en fécondant de nouveaux déserts [36] : "Le monde a beau être sombre, si l'on y introduit un fragment de vie hellénique, il s'illumine aussitôt…" [37]

 

 


[1] Nietzsche, Le Gai savoir, Préface (IV) : "Diese Griechen waren oberflächlich - aus Tiefe !", op.cit.,  p. 15.

[2] Nietzsche, Le Gai savoir, op.cit., § 365.

[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Chant d'ivresse, 10, p. 367 : "La nuit est aussi un soleil."

[4] Dictionnaire Larousse du XX° siècle, 1932.

[5] Notamment dans L'Art et le neutre, Eris-Perrin, 2010, page 73.

[6] Comme M. Conche le développe dans son livre intitulé Pyrrhon ou l'apparence, PUF, 1994.

[7] Nietzsche , Le Gai savoir, § 112.

[8] Nietzsche, Ibidem, § 256.

[9]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 354.

[10]  Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 30.

[11]  Nietzsche, Ibidem, § 47.

[12]  Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 46.

[13]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 126.

[14]  Nietzsche, Ibidem, § 82.

[15]  Nietzsche, Ibidem, § 261.

[16]  Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, op.cit., p. 15.

[17]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 80.

[18]  Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 22.

[19]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 107.  

[20]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 226, 290 et 356.

[21]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 290.

[22]  Nietzsche, Ibidem, § 367.

[23]  Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, op.cit., p. 15.

[24]  Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op.cit., p. 32.

[25]  Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 35.

[26]  Nietzsche, Ibidem, § 27.

[27]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 381.

[28]  Nietzsche, Ibidem, § 370.

[29]  Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, 1888, Parmi les oiseaux de proie.

[30]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 381.

[31]  Nietzsche, Ibidem, Avant-propos de la deuxième édition, III, p. 12.

[32]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 383.

[33]  Nietzsche, Ibidem, Préface (III), p. 12-13.

[34]  Nietzsche, Ibidem, § 45.

[35]  Nietzsche, Ibidem, § 340.

[36] Nietzsche, Le Gai savoir, § 370.

[37] Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, op.cit., p. 15.

 

 

 

img344

 

Détail de l'Aurige (bronze, 1,80m), Musée de Delphes. Reproduit p. 303 de L'Art grec, Mazenod, 1972.

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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B
critique acide des penseurs grecs de l'antiquité ,de leur dieu logique,de leur prétention dans leur aspiration à la vérité,Ils sont enfouis dans le superficiel. Idolatres...
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C
Oui, mais ce qui est le plus intéressant, pour Nietzsche comme pour moi, c'est que ces Grecs ont su faire monter les pires profondeurs tragiques à la surface, c'est-à-dire en pleine lumière. En ce sens ils préfiguraient la philosophie des Lumières;