Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
5 Décembre 2011
Brecht et la distanciation
Dans le théâtre de Bertolt Brecht, le désir de la distance (notamment critique à l'égard de la multiplicité des formes esthétiques) se trouve renforcé par une méthode perspectiviste moins violente que celle de Nietzsche. Au lieu de constituer une synthèse explosive des points de vue (l'oxymore en étant le modèle), Brecht distingue précisément ce qui relève des effets sensibles et spectaculaires du réel (mêlant confusément de multiples émotions musicales ou visuelles) et ce qui ne relève plus de la représentation sensible, mais de l'intellect, voire de valeurs sociales ou politiques. Sachant qu'elle dépend également de l'indétermination inhérente aux différences entre sentir et penser, donc des différences entre un texte, une mise en scène et l'interprétation des spectateurs, cette distanciation (Verfremdungseffekt) empêche toutes solutions prévisibles ou synthétiques.
C'est en effet sur les deux axes d'une distance (intellectuelle) et d'une différence (ontologique) que se joue la distanciation chez Brecht. Car ces deux concepts sont pour lui inséparables. Ils ont leurs racines dans le sensible qui nourrit la pensée de la différence (entre sentir et penser), et qui permet à la pensée de créer volontairement des distances (notamment à partir de l'idée quasi transcendantale du neutre).
Il faut donc bien distinguer ce qui constitue le champ du théâtral et celui de l'interprétation. D'une part l'effusion (voire la sacralisation de la violence) et d'autre part la compréhension (qui crée le dépassement du rapport indéterminé qu'instaure le spectacle avec le spectateur en rendant des concepts possibles) : "Nous devrions tout à la fois nous abandonner à sa douleur et ne pas nous y abandonner. Notre émotion proprement dite naîtrait alors de la conscience et du sentiment que cet événement à deux faces." [1]
Pourtant, dans l'analyse de cette relation complexe, Blanchot ne pense pas que le théâtre de Brecht puisse vraiment échapper à la fascination du spectacle, à la fascination qui est produite par l'épreuve immédiate et répétée de la présence physique des acteurs sur la scène. Cette fascination "fait au mieux du spectateur une impuissance bouleversée, terrifiée ou enchantée, acceptant avec ravissement la perte magique de lui-même." [2]
Dans le cadre d'une possible sacralisation de la scène théâtrale qui déterminerait l'inéluctable passivité et solidarité des spectateurs, l'évidence de la fascination du Tel, du cela va de soi, aliénerait certes la pensée en imposant son immédiate et répétée captation de toute liberté (d'entendre ou de voir). Mais l'étrangeté créée par Brecht serait-elle vraiment celle de l'absence [3] ?
Pour Blanchot, la fascinante sacralisation de la scène empêche l'éloignement critique de s'instaurer. Une fascination en remplace une autre, et elle absorbe toute pensée parce qu'elle renvoie à une image inaccessible, au double vide de la réelle absence de toute image. Blanchot retrouve ainsi son image nihiliste du neutre et du sens absent : "L'image s'ouvre sur un espace neutre où nous ne pouvons plus agir, et nous ouvre, nous aussi, sur une sorte de neutralité où nous cessons d'être nous-mêmes et oscillons étrangement entre Je, Il et personne. " [4]
Blanchot ne va pas plus loin dans son ouvert, car son nihilisme le conduit à ignorer la simple possibilité d'un retrait neutre (ni objectif ni subjectif), celle qui précède toutes les contradictions au lieu de se dissoudre en elles. En tout cas il ignore les virtualités du neutre qui créeraient le sens non violent de la pensée sensible, en deçà de toute fascination et séduction. Et il n'est pas vraiment question chez Blanchot de la décision de Brecht de faire apparaître quelque distance libératrice. Or un avenir n'est vraiment en marche que s'il ne naît ni du vide ni du rien, mais de ceux qui le veulent vraiment et après réflexion…
Au contraire, selon mon interprétation, Brecht ne crée pas seulement la distanciation à partir du jeu spectaculaire d'apparences multiples (réalistes ou fictives, monstrueuses ou simples, lyriques ou ternes, harmonieuses ou dissonantes), mais surtout à partir du refus intellectuel de ces oppositions apparentes. Car la pensée crée une distance conceptualisée à partir du style de la mise en scène, et cette distance la stimule en maintenant son action. L'étranger et l'insolite s'effacent alors devant le moins fictif, le moins lointain. La fascination disparaît lorsque la pensée agit librement à partir d'un point d'ancrage (à l'égard d'un vide, en tout cas d'une interruption de l'action), ou bien à partir d'un écart entre le texte, chaque personnage, le jeu des acteurs, la musique et le silence. Ces différents écarts ouvrent sur des distances, c'est-à-dire sur des perspectives imprévisibles, sur de libres interprétations et sur d'autres valeurs.
Le théâtre critique et réflexif de Brecht libère en effet le spectateur du séduisant lorsqu'il le renvoie au vide qui apaise le chaos des sensations. Il ne reste plus qu'à penser, qu'à prendre conscience, qu'à développer la fonction critique nécessaire à chaque engagement. Au reste, selon Bruno Péquignot, Brecht crée bien les distances qu'il s'impose à lui-même : "Il trouve le chemin qui mène à la critique des idéologies comme système de représentation (…) sans prendre la représentation pour la chose elle-même."[5] Par conséquent, dans le lieu même où l'illusion de la réalité et de son identité est peut-être la plus forte (au théâtre), les fictions deviennent dérisoires. Il ne reste plus que leur soubassement idéologique. Ainsi la fonction traditionnelle de la représentation théâtrale se trouve-t-elle déjouée ! La pensée du politique peut continuer ailleurs.
En définitive, chaque créateur maîtrise en partie ce qu'il crée lorsqu'il instaure un déplacement patient, certes imprévisible, entre lui-même, son œuvre et sa propre altérité. Au reste, le spectateur (en devenant actif) trouve lui aussi le déplacement susceptible de le préserver de toute violence sensible, intellectuelle et émotionnelle. Au sein des apparences, visuelles ou sonores, chaque distance est certes mystérieuse. Mais il est possible d'interroger cette distance, hors de toute certitude définitive, parce que la pensée peut aussi s'ouvrir sur l'infini. Et, pour celui qui pense dans cet ouvert, il n'y a pas de séparation absolue entre le visible et l'invisible, l'audible et le silence. La pensée reste en retrait des phénomènes, mais c'est elle qui crée une distance entre voir et être vu, entre le distinct et l'indistinct. Elle refuse donc de chercher, comme le faisait Barthes, à constituer une pensée de l'indistinct qui conduit nécessairement à "la tentation du dernier (ou du premier) paradigme : celui du distinct et de l'indistinct." [6]
[1] Brecht (Bertolt), Entretien sur la contrainte à l'identification, 1953, Écrits sur le théâtre - Schriften zum Theater - L'Arche, 1963, p. 307.
[2] Blanchot (Maurice), L’Entretien infini, nrf, Gallimard, 1969, p. 534.
[3] Blanchot (Maurice), L’Entretien infini, nrf, Gallimard, 1969, p. 536.
[4] Ibidem.
[5] Péquignot (Bruno), Pour une sociologie esthétique, - Logiques sociales, L'Harmattan, 1993, p. 179.
[6] Barthes (Roland), Le Neutre, p. 84.
Extrait du livre de Claude Stéphane PERRIN, intitulé
L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin, 2010).
En vente chez AMAZON.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog