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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

HEIDEGGER ET LA VERITE DE L'ART

Claude Stéphane PERRIN

 

Extrait de L'ART ET LE NEUTRE, Eris-perrin, 2010, (pp. 100-104)

 

 

HEIDEGGER ET LA VERITE DE L'ART

 

Heidegger et la vérité de l’art comme apogée du combat.

 

Le désir de Heidegger de penser la Vérité comme dévoilement de l’Être (dans tous les lieux où sa lumière surgit pour l’existant), le conduit à découvrir au cœur des œuvres d’art une promesse ou une ré­serve d’être, c’est-à-dire une inépuisable sève ontologi­que qui instaure et maintient un combat, certes non destructif, entre l'ouvert d'un monde (culturel) et la fermeture de la terre (constante réserve obscure). L’Être est ainsi présenté à la fois, et contradictoirement, à partir de deux paradigmes essentiels : celui du monde et celui de la terre. Pourquoi cette violence réciproque ?

   En tant que monde, l'Être est ouverture, éclaircie (Lichtung), jour, mouvement d’universalisation et de connaissance ; en tant que terre il est son contraire : nuit, concrétisation indécelable et fermeture, effacement, retrait, surtout une double réserve (refus et dissimulation). Cela implique la vérité préétablie et définitive d'un combat ontologique entre le monde et la terre ; et notamment une déchirure invisible et natu­relle, une"réciprocité adverse" (74) entre un abri et un découvert. Car la vérité de cette ontologie dépend d'un "combat originel"(74) entre l'ouvert et le fermé qui ne suppose aucun arrêt par le triomphe de l'un ou de l'autre. Le combat se maintient, même à son apogée. Dès lors, le caractère général, dualiste et plutôt violent de la Vé­rité de cette sève ontolo­gique est-il vraiment présent dans une œuvre d'art ?

   L’aspect nouveau de cette interprétation réside dans son refus de comparer directement les formes de l’art avec celles de la réalité naturelle ou sociale qui pourrait inspirer les artis­tes. Cet écart, entre quelque possible domination d'une essence (celle de la terre ou celle du monde) et ce qui est donné concrètement, permet d’interroger le devenir mystérieux de l’Être, même si le philosophe se perd dans la généralisation de quelques exemples (75) qui sont évoqués indépen­damment de la personnalité, de l’exécution et du style de leur auteur.

   En fait, Heidegger ne cherche pas à dépasser son dualisme phénoménologi­que, sa déchirure ontologique, autrement que par le triomphe de ce qui ne saurait vraiment triompher : la beauté apaisante et déchirante du néant. Cette beauté (du combat) paraîtrait alors dans"la simplicité de l'intime"(74), et surtout dans le "calme de l'œu­vre", pendant que l'artiste resterait "indifférent" (74).

   Plus précisément, une œuvre d’art consisterait à mettre en place un monde sur la terre, à faire venir la terre pour la dominer, à montrer la terre comme ce qui retient le monde, mais aussi à inscrire l'ouvert du monde en faisant ressortir la matière et en cherchant à "conquérir l'unité du monde et de la terre, de haute lutte" (74). L'œuvre d'art oppo­serait, réciproquement, le monde (la sauve­garde d'une non-maîtrise) et la terre (qui s'épanouit en se refermant sur soi), en consacrant la vio­lence que le monde (l'espace culturel et l'histoire d'un peuple) fait à une terre (la nature comme matière impénétra­ble, lieu et réserve secrète qui est là pour rien). 

   Pourtant, si la vérité (notamment celle d'une œuvre d'art) est, comme le pense Heidegger, de l'ordre de ce combat ontologi­que, et si ce combat échappe aux critères classiques de l'adé­quation, nul ne saurait prouver qu'il est bien effectif dans l'art, et notamment dans une œuvre indifférente à son auteur.  

   En tout cas, cette philosophie de l'art n'est pas acceptable dès lors que le fait "d'ériger un monde" (74) susceptible de maintenir l'ou­vert du monde ne tient pas compte de ce qui fonde l'érection et le maintien de l'Ouvert. Est-ce le Neutre ? Pour Jean-Luc Marion, nul ne peut savoir chez Heidegger ce qui met en jeu tous ces plis, dépliements ou repliements : "La métaphysique finit cependant par l'entendre à sa guise, c'est-à-dire à ne plus l'entendre comme tel ; ainsi elle y privilégie l'étant dans son Être plus que l'Être" (76).

   Une différence non représentable entre l'Être et l'étant, l'on­tologique et l'ontique agit certes dans le combat qui leur est commun, puisque le retrait anonyme de l'Être vers le Rien de l'étant rend aussi possible l'apparition de l'étant dans le langage du monde et de la terre. J-L. Marion (76) interprète cette néantisation à partir de l'hypothèse onto-théologique (et idolâtre) d'un don et d'un retrait, d'un don pour un retrait, d'une kénôse au sens grec de kénôsis qui signifie action de se vi­der. Toutefois, cette hypothèse ne saurait être retenue si, pour Heidegger, le retrait ne dépend pas d'un simple et relatif espace vide (un kénôme, en grec kenôma), mais plutôt d'une invisible déchirure (Riss) qui nie l'idée quasi transcendantale du neutre.

   L'hypothèse de cette déchirure ontologique empêche la pos­sibilité d'une troisième dimension. De plus la bipolarisation natu­raliste du philosophe est fondée sur l'idée impersonnelle d'un "étant qui n'était point auparavant, et n'adviendra jamais plus par la suite"(74). Et cet étant ignore toute éventuelle singularisation non violente de l'hu­main qui répondrait à "l'afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien"(74). Il manque donc un ouvert sur une idée non nihiliste de l'Être et sur une possible idée indépendante de toute ontologie. Cette idée manquante pré­céderait la nature combative et adverse de la terre et du monde sans se laisser enfermer par la pesanteur sensible de leur conflit. Or, toute l'interprétation de Heidegger, certes très vigoureuse, reste sur­plombée par la transcendance d'un lien déchirant (ce qui nie l'existant, probable oxymore du Rien) qu'aucune pensée raisonnable ne saurait prouver ou éprouver.

   Par conséquent, l'enraci­nement matériel et historique de l'œuvre d'art demeure chez Heidegger, par sa recherche d'un sol et d'une source pour un peuple historial, indifférent à tout projet humain, y compris dans le grand art qui clarifie les formes. C'est d'ailleurs ce manque de projet humain que dénonce Levi­nas lorsqu'il refuse la primauté (trop pesante à ses yeux) de ce Neutre ontologiquement honteux (au-dessus de tous les étants et conforme au paganisme grec). L'ouvert sur Autrui est en effet ignoré par Heidegger, neutralisé par son rapport à l'Être, puisque l'injonction éthique et les va­leurs (notamment de justice) qui de­vraient précéder tout projet ontologique, sont absentes.

   Au reste, la pesante volonté d’enracinement naturel du philosophe (ou de retour au pays natal) le conduit à remplacer le sens refermé de la terre (ce sur quoi l'existant fonde son dur séjour et où son œuvre se retire, le sol natal, le sein de l'hébergement) par une terre très particulière, avant tout allemande. Le rôle central ici attribué à la venue d'une terre (et à sa langue aux accents très forts) valorise le chaos des choses qui s'af­firment et qui se retirent. Et cette terre prévaut en négligeant la valeur d'autres terres. Comme source matérielle, si­tuée et indécelable, elle est abusivement affirmée essentielle, comme chez le poète Hölderlin qui sert de référence au philosophe.

    Par conséquent, une douteuse analogie rapporte l'art au réel. Elle conduit vers de multiples questions sans réponse cohérente. Comment ce qui est vrai dans l’Être et pour l’Être pourrait-il l'être aussi dans l’art et pour sa connaissance ? En devenant Poème, l’art ne pourrait-il pas approcher une vérité seulement probable, celle qui demeure en suspens dans le jeu de l'apparition puis de la disparition des apparences ? Comment un artiste pourrait-il posséder "en lui les traits essentiels du combat" qui lui permettraient de conquérir "l'unité du monde et de la terre" (74) ? En l'absence de réponse à ces questions, l'oxymore du lien déchirant fixe la seule loi possible.

   Et l'art qui prétendrait effectuer un retour à la source, voire à l'unité (déchirée) du réel, serait surtout condamné à la nuit des symboles. L'Origine de l'œuvre d'art recherchée par Heidegger est donc aussi mythique ou fantasmée que la Germanie et le prétendu Destin de son "être-race comme fin ultime" (77). En tant que chaos organisé, l'œuvre d'art reste en fait coincée entre ouverture et abîme, d'où sa terrible et insolente beauté qui im­plique la suprématie des paradigmes, la fascination du sacré, le remplacement de toute singularité par la totalisation ab­solue d'un combat originel prétendu vrai : "La beauté est un mode d’éclosion de la vérité" (74). Du Vrai au Beau, une fascination en remplace une autre. Ces affirmations rejoignent celle de Shaf­tesbury qui écrivait : "All beauty is truth". Mais ces évidences ne sont-elles pas trop violentes pour être vraies ? 

 

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74. Heidegger (Martin), L’Origine de l’œuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Tel/Gallimard, 1962, pp.53, 68, 61, 53, 54, 42, 70, 48, 69, 49, 70, 62.

 

75. Comme Meyer Shapiro et Jacques Derrida l’ont souligné notamment à propos des souliers peints par Van Gogh qui ne constituent pas une paire : Meyer Shapiro - Style, artiste et société, Tel/Gallimard, 1982, p. 349, et Jacques Derrida - La Vérité en peinture, Champs-Flammarion, 1978, p. 291.  

 

76. Marion (Jean-Luc), L'Idole et la distance, Figures/grasset, 1989, pp. 32 et 320.

 

77. Propos de Heidegger cité par Jean-Pierre Faye dans la préface de l'ouvrage de Nicole-Nikol Abécassis, Qu'est-ce que comprendre ? Essai sur le sens, L'Harmattan, Ouverture philosophique, 2009, p. 14.

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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