Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Septembre 2020
Sébastien Stoskopff, Les Cinq Sens ou l’Été, 1633, huile sur toile, 1,14 x 1,86, Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame.
Les sens sont les sources, voire les fondements de la connaissance empirique du monde, même si l'on peut se tromper en les interprétant, car les sensations, plaisantes ou douloureuses, sont de très brèves, fugitives, vite épuisées et oubliées réactions physiques à des excitations matérielles. Ces dernières, auditives, olfactives, visuelles, tactiles et gustatives, produisent divers effets d'élévation ou de chute, attractifs ou répulsifs, plaisants ou non, agréables ou nauséabonds, fins ou grossiers, doux ou fermes, affaiblis ou accrus, convergents ou divergents, créatifs ou destructifs…
En fait, une sensation (αϊσθησις) échappe autant à la connaissance qu'à elle-même, sans doute un peu à cause des variations à peine perceptibles de son intensité. Une matière sensible se déploie obscurément et confusément en elle et en nous, sans être tout à fait conceptualisable, mais en donnant pourtant à penser le moment de vérité d'une expérience limite vitale qui relie une excitation physique à son retentissement psychique, l'extériorité d'une couleur à l'intimité d'un plaisir ou d'une souffrance, l'objectivité d'un événement ou d'un besoin à la subjectivité d'un désir. Pourtant, des vérités inhérentes à l'épreuve d'une sensation particulière sont possibles lorsque cette dernière est renforcée par le langage où elle s'exprime. Par exemple, il y a, en peinture précisément, une logique possible pour organiser les sensations visuelles.
Certes, comme l'a précisé Wittgenstein, nul ne sait où passe vraiment "la ligne entre logique et expérience (empirie)". [1] En effet, une logique des sensations, comme la logique des sensations organisées par Cézanne dans ses tableaux,[2] ne saurait être ni une logique rationnelle uniquement fondée sur des concepts ni une logique pluraliste dont les multiples perspectives seraient privées de toute possible ouverture sur des significations plutôt claires, car un langage structuré et une vision non absurde sont capables de rendre toutes ces perspectives cohérentes. En fait, une logique des sensations est inséparable d'une logique des structures (même empiriques) de l'esprit qui surmontent le prime chaos des sensations en donnant une réelle cohérence à ses remous, vertigineux ou non, notamment en formant, par exemple pour Deleuze, "des blocs de sensations qui tiennent lieu de langage." [3] Ainsi la logique des sensations peut-elle être la logique d'un langage plastique qui coordonne "des sensations colorantes (qui) donnent la lumière",[4] qui associe des lignes, des couleurs diversement modulées et leurs effets rugueux ou lisses, bruts ou nuancés, froids ou chaleureux, pesants ou légers !
Pour interpréter d'une manière plus singulière une possible logique des sensations, un tableau de Sébastien Stoskopff, intitulé Les Cinq Sens ou l’Été (1633), montre qu'il est possible d'aller bien au delà d'une coordination aléatoire des diverses sensations visuelles, auditives, olfactives, tactiles et gustatives, car ce tableau confronte la représentation de divers objets dans un salon, certes animé par un personnage, à une vision globale qui leur donne une cohérence en dépassant leur réalité objective. Pour ne pas se laisser fasciner par une prime impression de chaos où se déploient des lignes horizontales, obliques et verticales, le tableau ne doit pas être perçu de l'extérieur en le balayant rapidement d'un regard en zigzag, mais il fait d'abord suivre le point de vue donné par le regard d'une jeune fille qui porte un panier de fruits. À partir de son regard, il faut sentir ce qu'elle sent, c'est-à-dire un grand silence qui lui est inspiré par un instrument de musique suspendu en haut et à gauche du tableau. Cet instrument, inutilisé et inutilisable par manque de cordes, fait sentir un vide et un manque qui seront renforcés par l'image d'un luth renversé (à droite) dont la forme arrondie semble plastiquement rimer avec celle du globe terrestre, tout en symbolisant la mystérieuse absence de sensation auditive qui se produit lorsque triomphe un silence très mystérieux. Le regard de cette jeune fille représentée de profil paraît ainsi figé dans le silence d'une impasse, mais cette impasse n'est pas le nôtre lorsque nous décidons de la relayer. Alors, pour un spectateur attentif, dans le silence de la vision de ce tableau de Stoskopff, c'est bien la sensation visuelle qui prédomine et qui pourrait organiser l'évocation ordonnée d'autres sensations.
En fait, dans la pénombre, voire dans le clair-obscur de ce côté gauche du tableau, se situe un globe terrestre qui donne à penser le rapport de nos sensations visuelles avec le schème de la sphère qui serait susceptible de contenir en elle toutes les apparences visibles de ce monde terrestre, même si la surface perçue de ce globe reste floue, c'est-à-dire ouverte sur de mystérieux lointains. Ainsi pensons-nous notre sensation visuelle dans ses limites et dans sa profondeur ! Et notre pensée ne s'y laisse pas enfermer ! Elle sait qu'elle ne se réduit pas à ce qu'elle perçoit… donc qu'elle peut, bloquée par l'image statique d'un bouquet de fleurs, sauter vers l'ouverture d'une porte ouverte sur un paysage à l'opposé droit du tableau. Notre pensée saute alors, pour ainsi dire, du sombre vers le clair, de gauche à droite à partir de la rotondité d'un globe, dans le schème rectangulaire qui englobe la perspective aérienne d'une vue extérieure dominée par un vaste ciel un peu nuageux et animée par une femme, un chien, une montagne et un lac…
En tout cas, les sensations visuelles éprouvées par le spectacle du tableau semblent globalement cohérentes grâce à la chaleureuse lumière estivale qui unifie toutes les apparences rassemblées par le peintre en les rendant à la fois visibles, presque vivantes et surtout pensables, c'est-à-dire logiquement interprétables, d'une manière plutôt claire, voire évidente. De plus, dans les conditions où notre conscience est sortie de l'obscur, ce qui nous donne à voir nous donne aussi à parler dès lors que, comme pour Deleuze interprétant Heidegger et Merleau-Ponty, "c'est le même monde qui se parle dans le langage et qui se voit dans la vue… La Lumière ouvre un parler comme si les significations hantaient le visible pendant que le visible murmurait le sens." [5] Ce tableau logiquement structuré nous donne ainsi à penser les sensations inhérentes à des apparences lumineuses dans le mouvement même de leurs déploiements, tout en laissant dans l'ombre tout ce qui nous échappe dans ces sensations, a fortiori le chaos produit par les rapports entre les diverses sensations, puisque nous ne pensons pas totalement ce qui nous est donné à penser.
Mais ce n'est pas tout, car c'est aussi à partir de la représentation d'une sorte de placard-miroir (en haut, presque au milieu du tableau) que le thème de l'exaltation estivale des sensations est complété, voire peut-être initié. Pour Stoskopff, il ne s'agissait sans doute pas de peindre la réalité même de toutes les sensations qui sont en jeu, mais plutôt les diverses images où cette réalité se déploie en lui révélant un décalage entre ce qui apparaît et ce qui est diversement senti d'une manière plus ou moins suggestive. Le miroir, comme le tableau, imite, répète, mais il manque pourtant son objet puisqu'il ouvre aussi sur un autre monde, celui du flou ou de l'invisible. En ne reflétant rien, anticipe-t-il le vide qui couronnera ironiquement le destin de toutes les sensations ? Ce tableau serait alors également et surtout une vanité ! En tout cas, il a le mérite d'assumer la nécessaire analogie qui rend possible un tableau : celle qui donne à penser les liens mystérieux du visible avec l'invisible, par delà toutes les apparences triviales, banales, ordinaires, vulgaires ou grossières qui sont ainsi transfigurées, comme Nietzsche le répétera après Platon : "L'art se rapporte à la nature de la même façon que le cercle mathématique se rapporte au cercle naturel" [6]
Dans le prolongement de cette analogie, Stoskopff a en réalité dû affronter la difficile nécessité de rendre visibles des sensations étrangères au visible, c'est-à-dire des sensations olfactives, tactiles et gustatives. La difficulté serait du reste la même pour toute parole concernant son tableau. Certes, comme la sensation, y compris comme tout bloc de sensations accumulées, la parole sort de l'obscur, donc de l'invisible, en produisant des significations senties et des sensations pensées, mais ce ne sont ni la parole en tant que parole ni les sensations en tant que remous d'un corps qui donnent des sens. C'est l'action de la mémoire qui seule peut créer la lumière nécessaire pour produire des significations sensées. Sans l'action d'une mémoire, les sensations resteraient dans l'obscur, dans la brute expression d'un chaos inconscient de lui-même.
Dès lors, parce que la lumière rend les choses visibles et sensées sans être elle-même visible dans son essence, les sensations olfactives, tactiles et gustatives devraient nécessairement entrer dans la lumière du tableau pour y trouver un sens. Or, dans la lumière de nos souvenirs olfactifs par exemple, il serait possible de sentir une odeur sans que cette odeur soit elle-même présente dans sa représentation, comme dans ce bouquet de fleurs harmonieux qui se situe à côté du globe terrestre. Alors, dans cette offrande des fruits de l’été, la sensation gustative serait associée discrètement à d'autres sensations mémorisées, volontairement ou non, car, comme pour Nietzsche, c'est la pensée qui "nous donne le concept d'une toute nouvelle forme de la réalité. Elle est constituée de sensation et de mémoire." [7] C'est en effet la pensée qui imagine aussi ce qu'elle veut sentir, plus intensément ou non, en associant un sens à des vouloirs de vérité ou de création.
En conséquence, les sensations visuelles ne sauraient être contrariées par les sensations tactiles qui émanent, au centre du tableau, à partir du doux visage attendrissant de la jeune fille ainsi que du rebord lumineux de sa manche. Et notre regard peut alors caresser virtuellement le somptueux tapis qui recouvre la table, pendant que nous pouvons aussi éprouver d'autres sensations plus subtiles en imaginant à partir d'un échiquier et de quelques livrets ouverts, d'autres sensations tactiles et pourtant intellectualisées, toutes celles qui peuvent inspirer de subtils jeux de l'esprit ! Mais, en définitive, c'est assurément le presque-rien des sensations qui semble l'emporter. Quelle vanité que ces jeux auxquels nous ne participerons pas, quelle vanité que cette musique virtuelle qui ne nous touchera pas vraiment ! Ainsi un peintre a-t-il cherché à toucher par le regard ce qui échappe pourtant à tout contact sensible !
[1] Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, 4e édition, T.E.R., 1997, III, § 4, p.25.
[2] "Dans le peintre il y a deux choses : l'œil et le cerveau, tous deux doivent s'entraider ; il faut travailler à leur développement mutuel : à l'œil par la vision sur nature, au cerveau par la logique des sensations organisées, qui donne les moyens d'expression." Cézanne à Émile Bernard, Conversations avec Cézanne, op.cit., p.76.
[3] Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Qu'est-ce que la philosophie, Minuit, 2005, p.166.
[4] Cézanne, lettre à Émile Bernard du 23 octobre 1905.
[5] Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, pp.118-119.
[6] Nietzsche, Le Livre du philosophe, I, § 516.
[7] Nietzsche, Le Livre du philosophe, I, § 95.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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