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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Cézanne et la vision d'un chaos irisé

Cézanne et la vision d'un chaos irisé

 

 

- La vision d'un chaos irisé

 

   Lorsque Cézanne évoque la vision primordiale de ce qu'il nomme un "chaos irisé" de quelle épreuve s'agit-il ? D'abord, il se perd un peu dans le jeu informel des couleurs primaires qui sont présentes dans un arc-en-ciel. Ensuite, la découverte de l'irisation de son motif ne conduit pas à quelques simplifications abstraites, bien au contraire, puisque le motif est vécu comme un chaos, c'est-à-dire, au sens le plus courant du mot, comme un enchevêtrement confus de formes, comme un surgissement d'éléments incompatibles pourtant confusément juxtaposés (eau et feu, désert et rivière), et non comme l'abîme utopique qui précédait le cosmos dans le monde antique grec.

   En tout cas, le chaos irisé de Cézanne n'est pas réductible au phénomène de son apparition. Dans ce cas, selon les termes de Maldiney, il serait le fruit de la miraculeuse ouverture à l'être [1] d'un rien absurde, "injustifiable et irréfutable", [2] voire sacré, qui se ferait jour en se déchirant[3] avant de disparaître.[4] Or "l'événement-avènement"[5]qui constitue l'apparition de ce chaos irisé ne surgit ni dans le vide, ni à partir du vide. Son phénomène est en effet le fruit d'une rencontre occasionnelle et très brève entre le peintre et un motif, et non le surgissement constant d'une négativité et d'une indifférence séparées du monde des hommes. Il ne faut donc pas confondre ce chaos irisé avec la forme essentielle de l'apparition de quelque chose à partir d'un rien qui ouvrirait (par sa réceptivité) l'espace en l'éclairant ou en le devançant. [6]

   Le chaos irisé surgit en effet pour Cézanne dans et par une fusion relative du peintre avec un motif qui était déjà là autrement, c'est-à-dire dans une étrange altérité par rapport à lui, cette altérité n'entravant pas leur coexistence. Et cette étrangeté provient d'un abîme qui n'est pas un vide infini, pleinement lumineux ou obscur, mais seulement une insondable profondeur, c'est-à-dire un gouffre immense. C'est donc au sens d'un surgissement hors d'un non vu préalable qu'il faut interpréter cette prime apparition du motif exprimé par l'éclat de multiples couleurs ; un peu comme l'expression brute et sauvage d'une soudaine participation à la naissance d'un monde, sachant que cette naissance précédera celle d'un nouveau tableau.

   Dès lors, l'épreuve du chaos inhérent à un motif est véritablement le fruit du désir du peintre de saisir syncrétiquement et immédiatement, comme en un éclair, la découverte de son authentique rapport au monde. Pour cela, le phénomène imprévisible d'un chaos irisé est pour Cézanne plus proche des multiples couleurs étendues çà et là sur sa palette, puis rapportées à un motif précis, que du sens abyssal que l'on confère ordinairement à l'ouverture du chaos sur un vide ou sur un rien absolu. En fait, la vision immédiate du chaos irisé remplace l'hypothèse métaphysique d'un vide ou d'un plein originel par la présence d'un fond indéfini montant à la surface en étant exprimé, c'est-à-dire concrètement manifesté, par de multiples couleurs. Du reste, ce fond, aussi invisible que les racines d'un arbre, était bien concret, réel et vivant pour Cézanne lorsqu'il affirmait : "La nature n'est pas en sur­face ; elle est en profondeur. Les couleurs sont l'expression, à cette surface, de cette profondeur. Elles montent des racines du monde." [7]  

   En conséquence, la profondeur insondable et concrète de la réalité qui précède la vision d'un chaos irisé n'est pas un abîme au sens ontologique et négatif d'un rien infini et abstrait, mais un abîme au sens positif et concret d'une réalité invisible, c'est-à-dire d'un espace-temps trouble et sans fond apparent, mais qui devient ensuite visible dans et par le rapport à un motif, notamment lorsque, en un éclair, "les terres rouges sortent d'un abîme." [8] En tout cas, Cézanne n'est jamais vraiment séparé des profondeurs invisibles du monde, y compris lorsqu'il est dominé par ses émotions et par l'abîme (le non-lieu sans distinction et sans fond) de ses sensations colorantes : "Une tendre émotion me prend. Des raci­nes de cette émotion montent la sève, les couleurs." [9]

   Cela signifie que l'émergence imprévisible des couleurs inhérentes au chaos de son motif pousse le peintre à effectuer la fusion de deux énergies, celle des profondeurs inconnues de la Nature et celle où son corps s'accorde avec elles dans le même souffle créatif, c'est-à-dire en un rythme harmonieux, par delà toutes les contradictions. Comment ?

   L'espace à peindre parvient sans doute à devenir cohérent à partir d'un équilibre entre le chaos insituable des primes sensations de Cézanne et les structures simples qui animent l'espace dynamique et concentré de son motif. Ce dernier se situe alors entre une subjective sensation visuelle et la perception objective des choses en une vision originale où le rapport des primes sensations avec la perception du motif à peindre demeure inconscient, même s'il est mesuré, équilibré et bien terrestre : "Tout tombe d'aplomb. Une pâle palpita­tion enve­loppe des aspects linéaires. Les terres rouges sortent d'un abîme. Je commence à me séparer du paysage, à le voir. Je m'en dégage avec cette première esquisse, ces lignes géologiques. La géomé­trie, mesure de la terre ? Une tendre émotion me prend. Des raci­nes de cette émotion montent la sève, les couleurs." [10] Pourquoi ? Sans doute parce que Cézanne ne se sépare pas vraiment de son motif, mais le transforme en une vision, en une image sensible et émouvante. Il prend ainsi ses distances, s'intellectualise en le simplifiant et sans jamais sacraliser la moindre déchirure, le moindre abîme, notamment entre lui et ces terres rouges qui sortent plutôt d'un gouffre profond que d'un abîme absolu, c'est-à-dire impensable et improbable.

 

 

[1] Maldiney, L'Art, l'éclair de l'être, Éditions Comp'Act, collection Scalène, 1993, p.81.

[2] Maldiney, L'Art, l'éclair de l'être, op.cit., p.143.

[3] Maldiney, L'Art, l'éclair de l'être, op.cit., p.18.

[4] Maldiney, L'Art, l'éclair de l'être, op.cit., p.125.

[5] Selon l'expression de Maldiney.

[6] Maldiney, L'Art, l'éclair de l'être, op.cit., p.16.

[7] Cézanne à Gasquet, cité dans Conversations avec Cézanne, recueil rassemblé par Michael Doran, Éditions Macula, Paris, 2011, pp.185 et 210.

[8] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, recueil rassemblé par Michael Doran, Éditions Macula, Paris, 2011, p.193.

[9]  Cézanne à Joachim Gasquet, dans Cézanne, Paris, Bernheim Jeune, 1921, p.113 puis 136.

[10] Cézanne à Joachim Gasquet, dans Cézanne, Paris, Bernheim Jeune, 1921, p.113 puis 136 et Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, recueil rassemblé par Michael Doran, Éditions Macula, Paris, 2011, p.193.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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