Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
17 Décembre 2017
- Une ouverture positive des forces. Dans une perspective positive, un ensemble de pensées créatrices permet à l'homme de dépasser sa condition mortelle, ordinairement dominée par des besoins et par des actions utilitaires, pour hisser les plus troubles profondeurs de sa singularité vers la cime désintéressée de son énergie créatrice. Il s'agit alors d'approcher les bordures du gouffre ou de l'abîme sans s'y laisser absorber, puis d'ouvrir les forces du fini et de l'indéfini sur l'infini, c'est-à-dire de se mettre sur le seuil d'une perfection imprévisible et impensable en de brefs et infimes contacts.
- Quels points de contact avec l'infini ? Le point unique, pur, invisible, incorporel et abstrait qui serait au centre du rayonnement d'une pensée rationnelle échappe à toute compréhension. Pourquoi ? D'abord, parce que la définition mathématique du point, comme intersection de deux ou de plusieurs droites sur le même plan, ne fait que construire (en extension, donc indéfiniment) des relations entre des schèmes : un point, des droites, un plan et des intersections. Le schème du point ainsi construit ne constitue alors ni un être ni un néant. Il n'est ni visible ni audible, car il est l'abstraction la plus pure d'une pensée certes très rigoureuse. Et le schème de ce point demeure inconnaissable parce qu'il n'est pas vraiment en contact avec celui qui, comme le Dieu de Pascal, remplirait la totalité de la Nature.
Dans une perspective esthétique, un point fictif et mystérieux permet certes d'ordonner une multiplicité de perspectives vers un seul point de fuite (comme dans les tableaux de la Renaissance). Il fait alors converger toutes les lignes vers un centre incertain qui constitue une instable pyramide visuelle. Ou bien il ne s'agit que d'un simple point de repère qui pourra ensuite se rapporter à beaucoup d'autres. Dans les deux cas, ce point ne s'impose pas comme le carcan central, indivisible et fixe, qui contrôlerait une arbitraire projection plane. Dès lors, ce point indivisible sera-t-il trouvé par le peintre, par une folie plus sage que toutes les sagesses des hommes, ou bien par une volonté technicienne qui exclut toute possibilité d'infini ?
Plus fondamentalement, dans une perspective éthique, un point neutre peut surgir mystérieusement au cœur du cercle des métamorphoses du réel afin de refuser la violence de leurs contradictions, notamment dans une réserve qui neutraliserait provisoirement toutes les contradictions. Et ce point, à chaque instant de son apparition pour une conscience, serait un point de négation des paradigmes contradictoires sans être pour autant un point de croisement clair entre toutes les négations, eu égard au caractère dissymétrique des paradigmes qui sont niés. Ce point de négation est pourtant crucial, décisif. Il est le schème, l'image mentale la plus évidente d'un rapport négatif avec les contradictoires ou avec les contraires, ce rapport étant capable de destituer de leur pouvoir tous les paradigmes, notamment les plus fascinants.
D'une manière différente, le schème du point peut être aussi celui d'un vide minimaliste, c'est-à-dire le vide à partir duquel rien ne commence pour Blanchot, [1] puisque ce point est celui d'un abîme, tout comme le centre impensable du vide de la pensée qui se donne, pour Deleuze, dans une épreuve fugitive de l'impossible (ce qui engloutit en s'annulant) : "Le point (…) où l'impersonnalité du mourir ne marque plus seulement le moment où je me perds hors de moi, mais le moment où la mort se perd en elle-même, et la figure que prend la vie la plus singulière pour se substituer à moi." [2]
Cependant, une conscience, qui se sait instantanément capable de refuser des contradictoires ou de se réfugier dans un vide de la pensée, peut aussi rechercher l'émergence qui lui permettra d'entrer en contact avec l'infini, notamment en exprimant une joie intense, comme celle de Jankélévitch lorsque "la fine extrême pointe de l'âme (est) confondue avec le point de l'instant". [3]
- Distinguer sans séparer les forces. Chez Spinoza, la claire distinction des choses infinies "par leur nature" (totalement indivisibles et nécessairement en acte) et des choses infinies "par la force de la cause" suffit pour poser le problème de l'infini [4] en fonction d'une simultanéité du "par nature" et de ce qui est "par force causale" (par la force qui la définit). En effet, du point de vue de l'entendement, sub specie aeternitatis, ou de la raison dont la nature "est de considérer les choses…comme nécessaires…, de percevoir les choses comme possédant une certaine sorte d'éternité", [5] la force causale est nécessairement contenue dans la Nature, et inversement, dès lors que la chose est perçue en elle-même, c'est-à-dire qu'elle n'est pas imaginée ou pensée négativement et abstraitement dans quelque forme discontinue ou fictive. Car l'imagination ne connaît confusément que les existences, l'immensité (indéfiniment divisible) et les affections. Cependant, pour qu'une chose actuellement infinie puisse être conçue clairement et distinctement par un entendement humain (qui connaît les essences ut in se sunt), cet entendement ne doit pas être dissocié d'une expérience sensible et vécue de l'infini, c'est-à-dire d'un affect spécifique qui est causé par "la jouissance infinie de l'exister - existendi - (…) par l'infinie jouissance de l'être (infinitam essendi fruitionem)". [6]
Cela signifie que Spinoza n'en reste pas à sa conception globale de la Nature (Dieu) comme cause d'elle-même, et dont les propriétés essentielles sont l'infinité et l'éternité, car le philosophe rapporte également cette conception à l'épreuve que les choses singulières ont dans la durée de leur existence finie. Cette épreuve n'est donc pas séparée de l'infinité de la Nature qui "par la force de la cause" produit et conserve chaque singularité, notamment par "l'affirmation absolue de l'existence d'une nature quelconque."[7] Mais comment comprendre cette relation entre le fini et l'infini, comment interpréter cet enveloppement du fini par l'infini ?
D'abord, Spinoza effectue toutes les distinctions nécessaires : "Il ressort clairement que certaines choses sont infinies par leur nature, et ne peuvent en aucune manière être conçues comme finies ; que d'autres choses sont infinies par la force de la cause en laquelle elles résident, mais que toutefois, lorsqu'elles sont conçues d'une manière abstraite, elles peuvent être divisées en parties et considérées comme finies ; que d'autres enfin peuvent être dites infinies ou, si vous préférez, indéfinies, parce qu'elles ne peuvent être égalées à aucun nombre…" [8]
Ensuite, Spinoza instaure une relation entre la détermination infinie de la Nature et l'expression de cette infinité dans la finitude d'un être humain. Or, très précisément, détermination et expression agissent simultanément et intégralement dans la totalité divine et dans ses parties (même les plus petites), c'est-à-dire dans son essence éternelle (dans ses attributs) et dans les choses singulières (qui ne devraient pas être réduites abstraitement et confusément par l'imagination à l'expression mutilante de l'indéfiniment divisible).
Dès lors, pour un entendement éclairé par la connaissance des essences, la détermination infinie de la Nature exprime adéquatement l'indivisible point de vue commun (et non symbolique) du Tout et de ses parties : "Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans la partie et dans le tout ne peut être conçu qu'adéquatement." [9] En conséquence, il est possible, grâce à cette concomitance, de penser la détermination infinie de la Nature qui fait exister un corps pensant (un automate spirituel) à la fois dans la pensée lumineuse de l'éternité et dans la jouissance concrète où il persévère dans son être nécessaire. Pour le dire autrement, la détermination d'un corps exprime également les concepts et les affects de la Nature, par-delà la contingence abstraite de sa durée, de ses mouvements ou de ses repos (voire de sa vitesse), sachant que ce corps, pourtant fini et éphémère, ne saurait être privé de l'expression infinie de sa propre cause déterminée par l'essence divine. Car la Nature ignore la limite ultime et violente d'un impensable néant (ou d'une neutralité ni vraie ni fausse) qui n'aurait du reste aucune propriété nécessaire.
- L'infini comme principe ou comme germe universel. Rapportées à l'infinité de la Nature qui les a rendues possibles, les propositions finies de la raison humaine ne sont pas séparées de ladite Nature qui les requiert. Elles répondent d'ailleurs à ce que M. Conche désigne comme un "appel de l'universel".[10] Car, sans cet appel, il n'y aurait peut-être pas de philosophie, ni de science et de morale possibles. C'est en effet à partir de cet appel que des propositions métaphysiques sont fondées ou bien uniquement tenues pour vraies. Car il faut bien faire intervenir la lumière de l'universel pour ne pas se laisser fasciner par le gouffre prévisible de notre mort inéluctable, ou par l'abîme de toutes nos sensations. Dès lors, comment se rapporter à la clarté de l'universel ? En fait, Anaximandre nous a mis sur la voie de l'universel en pensant la Nature comme άρχή, c'est-à-dire comme principe éternel, comme puissance perpétuelle et génératrice de vie, comme origine permanente de tout et comme source infinie de tous les mondes. Le principe est alors posé comme un commencement qui a d'ailleurs toujours déjà commencé, car il est le germe de l'éternelle créativité de la Nature naturante qui est toujours active en perdurant dans sa présence vivante comme source perpétuelle d'elle-même, puisqu'en elle "naissent et toutes choses se résolvent." [11]
[1] Blanchot, L'Espace littéraire, Idées / Gallimard n°155, 1982, p.42.
[2] Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1999, p.179.
[3] Jankélévitch (Vladimir), L'aventure, l'ennui, le sérieux, Aubier-Montaigne, 1963, p.70.
[4] Qui a toujours semblé à Spinoza comme "le plus difficile qui soit" : Lettre XII à Louis Mayer, NRF, Pléiade, 1954, p. 1096.
[5] Spinoza, Éthique II, 44.
[6] Spinoza, Correspondance, lettre XII – À Louis Mayer, op.cit., p. 1097.
[7] Spinoza, Éthique, I, scolie 1 de la Prop. 8.
[8] Spinoza, Correspondance, lettre XII op.cit., p.1101.
[9] Spinoza, Éthique, II, Prop. 38.
[10] Conche (Marcel), Vivre et philosopher, Livre de poche n°32288, 2011, p.110.
[11] Conche (Marcel), Anaximandre, PUF, Épiméthée, 1991, p. 57.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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