Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
9 Octobre 2014
Nietzsche en Arcadie.
"Et in arcadia ego" [1]– J’ai jeté un regard à mes pieds, en passant par-dessus la vague des collines, du côté de ce lac d’un vert laiteux, à travers les pins austères et les vieux sapins : autour de moi gisaient des roches aux formes variées et sur le sol multicolore croissaient des herbes et des fleurs. Un troupeau se mouvait près de moi, se développant et se ramassant tour à tour ; quelques vaches se dessinaient dans le lointain en groupes pressés, se détachant dans la lumière du soir sur la forêt de pins : d’autres, plus près, paraissaient plus sombres. Tout cela était tranquille, dans la paix du crépuscule prochain. Ma montre marquait cinq heures et demie. Le taureau du troupeau était descendu dans la blanche écume du ruisseau et il remontait lentement son cours impétueux, résistant et cédant tour à tour : ce devait être là pour lui une sorte de satisfaction farouche. Deux êtres humains à la peau brunie, d’origine bergamasque, étaient les bergers de ce troupeau : la jeune fille presque vêtue comme un garçon. À gauche des pans de rochers abrupts, au-dessus d’une large ceinture de forêt, à droite deux énormes dents de glace, nageant bien au-dessus de moi, dans un voile de brume claire, – tout cela était grand, calme et lumineux. La beauté tout entière amenait un frisson, et c’était l’adoration muette du moment de sa révélation. Involontairement, comme s’il n’y avait là rien de plus naturel, on était tenté de placer des héros grecs dans ce monde de lumière pure aux contours aigus (de ce monde qui n’avait rien de l’inquiétude et du désir, de l’attente et des regrets) ; il fallait sentir comme Poussin et ses élèves : à la fois d’une façon héroïque et idyllique. – Et, c’est ainsi que certains hommes ont vécu, c’est ainsi que sans cesse ils ont évoqué le sens du monde, en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes ; et ce fut surtout l’un d’entre eux, un des plus grands hommes qui soient, l’inventeur d’une façon de philosopher héroïque et idyllique tout à la fois : Épicure."[2]
Le texte de Nietzsche, intitulé Et in arcadia ego a été écrit en 1880, donc avant la rencontre de Lou Salomé. Pour l'interpréter il est intéressant de le rapporter à ce que Deleuze et Guattari désignent comme un "plan d'immanence"[1] . Car ce plan permet d'instaurer de simples contacts (et non de mystiques fusions) avec l'infini. Dès lors, ce plan peut rassembler ce qu'il trace, c'est-à-dire l'image de la Nature (infinie), et plus précisément "les mouvements infinis de la volonté de puissance et de l'éternel retour". Ainsi, le plan d'immanence peut-il entrelacer son contact avec l'infini (de l'éternité) à partir de rochers, de ruisseaux, ainsi que du végétal (herbes, fleurs, arbres), de l'animal (un taureau, des vaches), de l'humain (bergers et jeune fille) et des héros grecs ! De plus, ce plan d'immanence oriente sans doute une image importante de la pensée de Nietzsche (sa critique de la volonté de vérité) vers une manière de penser "héroïque et idyllique" qui sera, selon lui, vraiment philosophique. Le plan d'immanence est alors le plan préphilosophique à partir duquel Nietzsche invente les "personnages conceptuels" des bergers et de la jeune fille, ces personnages pensant ainsi leur manière idyllique de vivre. Mais, à partir d'eux, Nietzsche crée en même temps, dans le même élan, les concepts de grandeur, de calme et de lumière pure qui accompagnent sa clairvoyante véracité. Demeure pourtant une énigme, celle de cette jeune fille "presque vêtue comme un garçon". Le personnage conceptuel de la jeune fille, essentiel chez Kierkegaard, serait-il alors pour Nietzsche un personnage neutre c'est-à-dire le fruit imagé de l'innocence du devenir de la nature qui ignore les valeurs éthiques des hommes, ou bien serait-il un être humain neutre, c'est-à-dire ni simple (comme un enfant), ni complexe (comme une femme) ?
[1] Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie, Minuit, 2005, p. 63.
Otto Mueller (1874-1930), Zwei Mädchen, 1925/28, 175 x 111 cm. Tableau reproduit p. 75 de Moderne Zeiten (Die Nationalgalerie der Staatlichen Museum zu Berlin zu Gast in der Kunsthalle Würth in Scwäbisch Hall, Ed: Swiridoff.
Du reste, en allemand, das Mädchen (la jeune fille) a bien le genre du neutre. Certes, ce genre précède la distinction qui sera clairement affirmée lorsqu'une réalité neutre sera ensuite remplacée par des disjonctions claires et précises : soit un homme soit une femme. Quoi qu'il en soit, cette jeune fille associée par Nietzsche à une apparence féminine, fait penser à une personne bien réelle (mais rêvée) qu'il n'a pas encore rencontrée et aimée : Lou Salomé.
De plus, le personnage conceptuel de la jeune fille se transformera pour Nietzsche lorsqu'il aimera Lou en avril 1882. Puis, éconduit et loin de ses propres fantômes, le personnage conceptuel de la jeune fille lui donnera à penser les fondements lointains et incertains de toutes les réalités humaines selon une perspective généalogique ouverte sur les trois possibilités de sa propre vérité, soit neutre (ni masculine ni féminine), soit confuse (masculine et féminine), soit distincte (plutôt masculine ou féminine). Pourquoi cette démarche généalogique ? Sans doute parce qu'elle contient et peut exposer la problématique de l'humain : il est en effet impossible de penser une origine sans entrevoir sa fin, le masculin sans le féminin, le circulaire sans le rectiligne… Tout est, comme l'a si bien exprimé Nietzsche, éternellement et mystérieusement entrelacé, y compris dans la rencontre de filles, certes jeunes mais plutôt "offertes" que neutres ou rêvées :
"Me voilà donc assis,
dans cette plus petite de toutes les oasis,
pareil à une datte,
brun, édulcoré, doré,
avide d’une bouche ronde de jeune fille,
plus encore de dents canines,
des dents de jeunes filles,
froides, blanches comme neige, tranchantes,
car c’est après elle que languit
le cœur chaud de toutes les dattes. Selah."[1]
Ainsi les sursauts incontrôlés du désir ont-ils conduit Nietzsche à rapporter une oasis à un désert, le féminin au masculin, un fruit sec à un cœur ardent, et une bouche ronde à des dents acérées !
En tout cas, loin de Nietzsche et de son rêve d'Arcadie, la réalité neutre et éphémère de toute jeune fille épanouie est aussi malheureusement inséparable de la violence des hommes qui la menace. Car l'image innocente et non sexuée d'une jeune fille, peut aussi inspirer d'affreux désirs de domination ou de profanation. Et ces transgressions conduisent alors sa réalité d'ailleurs plutôt incertaine et indécise que spontanée, vers de cruels sacrifices nés du désir pervers ou démoniaque de désenchanter davantage un monde devenu nihiliste. Par exemple, chez Balthus, le monde des jeunes filles est moins celui de l'innocence que de l'équivoque. Le peintre semble en effet se jouer de leurs poses impudiques qui conduisent le regard vers un imaginaire plutôt sexué et pervers : des voyeurismes certains et des jouissances entravées ou retenues en quelque sorte.
[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Parmi les filles du désert, traduction de Maurice Betz, Gallimard, 1947.
Détail d'un tableau de Balthus intitulé Les trois sœurs, 1959-1964, reproduit dans le Dictionnaire universel de la peinture, Le Robert, n° 1, 1975, p. 202.
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Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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