Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
6 Septembre 2014
- Sur la couverture : Détail d'une photographie de Jean Dasté et Dita Parlo dans L'Atalante (1934) de Jean Vigo, et Jean-François Perrin dans le film de C. S. PERRIN intitulé Le Révolté (1958).
F. Conclusion
"Le Je, le Je, voilà le profond mystère ! "
(Wittgenstein, Carnets, 1914-1916, p. 150).
D'un point de vue général, le cinéma d'auteur actualise la dimension créatrice qui est inhérente à toute forme d'art authentique, notamment lorsqu'un cinéaste réalise son œuvre, une œuvre originale. Certes, la production d'un film est aussi le fruit d'un travail collectif, mais, le cinéma d'auteur exprime, dans les styles propres à chacun, la volonté créatrice d'une singularité soucieuse d'orienter ses formes sonores et imagées vers des sens et vers des valeurs. Les œuvres relèvent alors, en quelque sorte, non d'un langage qui devrait être collectivement codifié au préalable, mais d'une cinématographie, c'est-à-dire d'une écriture singulière qui sait associer des apparences imagées et sonores en donnant parfois à penser des rapports possibles entre le visible et l'invisible, voire en tournant autour de l'indiscernable, y compris dans un projet politique. Comment ?
Les quelques textes, ici rassemblés sous la forme d'un essai, sont indépendants les uns des autres. Ils traduisent pourtant les exigences d'auteurs différents selon trois perspectives singulières.
La première, métaphysique, fait un saut hors de la finitude humaine vers l'infini, comme dans La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, ou bien elle retarde ses possibles contacts avec l'infini (Bergman). Pour le dire autrement, la première perspective cherche à transfigurer le devenir tragique de la réalité humaine, soit en affirmant quelques relations avec le Dehors mystique d'une lointaine transcendance (Dreyer), soit en interrogeant le jeu indéfini des sentiments humains qui oscille entre espoir et désespoir (Bergman).
Une deuxième perspective, postmoderne, concerne les cinéastes qui ont préféré déconstruire leur moi, voire les apparences, pour problématiser les profondeurs non humaines du réel, notamment en faisant surgir des failles, des discordances et surtout de l'indiscernable entre le visible et l'invisible, la réalité et la fiction, l'actuel et le virtuel, comme dans les films d'Antonioni ou de Godard. Cette perspective concerne également l'horizon changeant de diverses expérimentations, comme chez Robbe-Grillet. Une œuvre crée alors ses propres codes, au cœur du devenir d'apparences visuelles et sonores qui se jouent froidement de toute possible ouverture sur l'humain. Ou bien il ne s'agit que d'aimer les jeux les plus simples des hommes avec les représentations du monde qui les déterminent (Rivette).
Une troisième perspective met surtout en relief les forces humaines qui expriment des tensions remarquables entre de multiples grandeurs et faiblesses, notamment chez Chaplin, Kurosawa ou Jean Vigo. Plus précisément, Chaplin a instauré une relation très humaine entre les attitudes froides et risibles des dominants et les émotions chaleureuses et dramatiques des dominés. On rit un peu, on s'afflige beaucoup. Par ailleurs, Kurosawa a préféré créer une épopée humaine qui opposait les lumières et les ténèbres… Entre grandeur et décadence une ouverture sur l'humain est-elle encore possible ? Comment en être certain ? N'est-ce pas le propre de l'humanisme que d'accepter toutes les incertitudes concernant l'avenir de l'homme ? C'est le cas pour Jean Vigo qui a exprimé, d'une manière intensément lyrique, une étrange relation poétique entre les épreuves informes, donc inachevées d'un vécu ordinaire, et leur possible humanisation. Pour cela, le devenir des hommes a été métaphoriquement associé au fleuve que parcourt l'Atalante, cette péniche qui transporte, en les attisant, les plus simples désirs : celui de l'amour du jeune couple et celui de la liberté inconditionnelle du père Jules… En tout cas, ce voyage dans le réel paraît vraiment acceptable par et pour tous les hommes.
Pour conclure, ces trois perspectives ne devraient sans doute pas être hiérarchisées. À chacun de choisir ses propres valeurs en donnant un sens différent et original aux films qu'il aime. En tout cas, les limites d'un moi créateur, entre naissance et mort, ne sont pas seulement déterminées par les codes d'une langue, mais aussi, et surtout, par sa propre finitude intellectuelle et sensible. Nul ne saurait en effet penser, dire et éprouver toute la complexité du monde, a fortiori un auteur affirmé ou déconstruit, responsable ou non, humanisé ou animalisé. Chaque spectateur ne peut, en conséquence, que chercher à entrevoir l'invisible et l'indicible qui animent mystérieusement les incertitudes et les balbutiements des œuvres cinématographiques authentiques, donc loin de quelques vaines et illusoires performances. En ce qui me concerne, je préfère les films qui rendent visible l'invisible, qui concrétisent des fictions réalisables, qui objectivent une subjectivité (comme Jean Vigo), plutôt que les œuvres de la postmodernité qui se satisfont de la chute des formes dans des jeux indiscernables entre le réel et l'imaginaire, car ces jeux ne font qu'attiser la disparition de toutes les apparences.
G. Table des matières.
A. Avant propos. (p. 7).
- D'étranges apparences enregistrées ou transfigurées.
B. Les repères de la création. (p. 21)
1. L'indicible.
- Créer.
- Les schèmes au cœur de l'imagination.
- La pertinence d'un style.
2. Les forces et les structures. (p. 27)
- Le plan.
- Cadrages et décadrages.
- Les mouvements.
- Le hors champ et la voix off.
- Les variations du montage.
- Le montage et ses significations abstraites selon Eisenstein.
C. Un moi ouvert sur l'infini. (p. 39)
1. Dreyer (Carl Th.) : une voie mystique.
2. Ingmar Bergman : entre l'espoir et le désespoir.
- À travers le miroir.
D. Un cinéma d'auteur au moi déconstruit. (p. 61)
1. Michelangelo Antonioni.
- Une esthétique du désert.
- L'univers fragmenté de L'Avventura.
2. Les soubresauts autour de l'indiscernable (de Godard à Deleuze).
3. Les perspectives expérimentales de Robbe-Grillet.
4. Jacques Rivette : des jeux innocents.
E. L'humanisme de la modernité. (p.81)
1. Le moi souple et multiple de Charles Chaplin.
2. Akira Kurosawa : Une épopée humaine.
- L'Ange ivre.
- Les Bas-fonds.
- La Forteresse cachée.
3. Jean Vigo : de l'informe à l'humain.
F. Conclusion. (p. 113)
G. Table des matières (p.115)
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Tous nos remerciements aux éditions Lettres modernes Minard qui ont autorisé la réédition de plusieurs articles de C. S. PERRIN parus dans la revue Études cinématographiques : 30-31, Printemps 1964 (Kurosawa), - 36-37, Hiver 1964 (Antonioni), - 46-47 en 1966 (Bergman), et 51-52 en 1966 (Vigo). Ces articles, légèrement remaniés, ont été complétés par des textes inédits.
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Louis Lefebvre et Michel Simon dans L'Atalante (1934) de Jean Vigo. Photo reproduite dans Le Cinéma d'Henri Agel, Casterman 1963, p. 273.
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Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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