Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
27 Juillet 2014
Lorsque Nietzsche s'interroge sur les diverses sources qui nourrissent sa méthode généalogique, il interprète surtout les instincts à partir d'une méthode perspectiviste qui fait prévaloir les distances, précisément le sentiment des degrés quantitatifs : "Selon que l'on se place au point de vue de l'un ou de l'autre de nos instincts fondamentaux, on use de diverses appréciations perspectivistes à l'endroit de toute évolution et de toute expérience." [1] Il s'agit alors pour le philosophe d'exercer sa volonté de rassembler, dans la finitude du temps et de l'espace, quelques instincts dominateurs ou transfigurés, afin de les interpréter ou bien de voir comment une perspective singulière, incomparable, peut se dégrader en une conscience grégaire uniquement mue par une langue commune. [2] Il n'est certes pas aisé de distinguer ensuite les perspectives entre toutes les impulsions même s'il affirme "qu'il n'y a d'acte parfait que l'acte instinctif". [3] Car, dans son rapport au monde, l'homme est poussé par des forces, par des instincts contradictoires qui luttent, collaborent ou se soumettent [4] : "Quand un instinct est le maître, l'instinct contraire subsiste, affaibli, affiné, à l'état d'impulsion et donne le stimulant nécessaire à l'activité de l'instinct principal." [5] Le monde, qui se présente pour chacun différemment à tout moment, est ainsi un chaos de forces, même si ce chaos est secrètement animé par la complexe volonté de puissance de la Nature qui affirme paradoxalement le principe simple et pourtant incompréhensible de son éternelle infinité. Mais comment hiérarchiser ces divers instincts, contradictoires ou non, de décadence, de désintéressement, d'abnégation, de sacrifice de soi, d'utilité, de conservation, de liberté, de croissance, d'appropriation et de domination ? Cela reste à voir. Néanmoins, la méthode perspectiviste de Nietzsche lui permet de rassembler les multiples interprétations qui, à leur manière très bornée et provisoire, interrogent des contacts possibles entre les instincts et l'incompréhensible. C'est ainsi que le philosophe affirme nettement que nul ne peut juger le Tout, ni le mesurer, ni le comparer, ni surtout le nier : "Il me semble important qu'on se débarrasse du Tout, de l'Unité, de je ne sais quelle force, de je ne sais quel absolu… Il faut émietter l'univers, perdre le respect du Tout." [6] Le principe d'unité disparaît alors comme fondement. Il est remplacé par une imprévisible force d'unification qui se dédoublera ensuite… et qui se moque bien des fantasmes de la totalité ou de la finalité, de toutes ces ombres de Dieu qui veulent respecter le Tout au lieu de l'émietter afin de le recréer autrement. Le perspectivisme de Nietzsche s'étire ensuite en effectuant une totalisation empirique constamment incomplète, mais ouverte sur d'autres totalisations à partir de la propre volonté complexe du philosophe de se transfigurer lui-même : "On dit : le monde n'est que pensée, ou volonté, ou guerre, ou amour, ou haine (…) séparément, tout cela est faux, additionné, c'est vrai." [7] Mais ce perspectivisme n'est pas seulement cumulatif ; il permet aussi de créer de nouvelles images, voire de fulgurantes et mystérieuses condensations métaphoriques qui ont conduit quelques interprètes de Nietzsche à le réduire en le rendant dialectique.[8] En fait, chaque processus imagé permet soit de ruminer les épreuves chaotiques qui ont été maîtrisées par des hiérarchies (de manière venimeuse, superflue, superficielle, ou bien créatrice, féconde, grandiose), soit de rassembler les multiples points de vue des différents niveaux des apparences, soit de refuser de chercher une essence simple et conceptualisée qui serait commune à toutes ces apparences. Car si la réalité s'anéantit bien dans les apparences, et si la vérité est peut-être inséparable du jeu apparaissant-disparaissant des apparences, ce jeu ne peut pas être saisi complètement, y compris par une volonté double qui se sait capable d'affirmer et de nier simultanément, en cherchant soit à dominer, soit à s'élever, soit à dire la vérité, soit à tromper. Néanmoins, la volonté complexe des hommes leur permet aussi de se mettre au service du sentiment de la distance. C'est d'ailleurs ainsi que l'amour crée des rencontres entre les divers instincts (plus ou moins cruels) et permet de les hiérarchiser, voire de les spiritualiser par l'action d'un vouloir qui est purifié par son action : "La volonté tend à la pureté et à l'ennoblissement : d'un échelon à l'autre." [9] Subsistent certes, encore, des métaphores qui superposent, juxtaposent et mêlent différents éléments connus et ignorés, visibles et invisibles, ainsi que les multiples forces dispersées de la vie (notamment celles qui nient toute possibilité de rapports) : " Plus nous avons d’yeux, d’yeux différents pour cette chose, et plus sera complète notre notion de cette chose, notre objectivité." [10] En conséquence, le perspectivisme permet d'ouvrir chaque pensée sur la vérité de son propre destin mortel, voire sur quelques dehors vertigineux, parfois sur des images folles et dangereuses qui, arrivées au sommet de leur intensité, se comparent au soleil : "Je dois descendre au fond des profondeurs, ainsi que tu le fais, le soir, quand tu t'abîmes dans la mer, ô astre de surabondance ! " [11] Cependant, et on peut le regretter, ce perspectivisme n'est pas suffisant ; il hiérarchise à la fois les instincts, les "affects" et les savoirs, sans pouvoir légitimer toutes les distances, puisque seule l'idée d'une vérité universelle, sans doute dissimulée dans la complexité de la Volonté de puissance de la Nature, le rendrait possible. Néanmoins, la méthode perspectiviste permet à Nietzsche d'interpréter la spiritualisation des instincts à partir de l'amour et de la volonté. Mais la pensée devra aussi s'ouvrir librement sur d'autres avenirs et promettre de nouvelles valeurs, notamment en se fondant sur un instinct dominant qui affirmera un possible sens "supermoral", puis en étant purifié par une volonté indomptable, souveraine, forte et innocente qui, maîtrisant le libre arbitre, sera responsable d'elle-même et du destin…[12]
[1] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 191, p. 258.
[2] Nietzsche, Le Gai savoir, § 354, p. 308.
[3] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 258, p. 276.
[4] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 192, p. 258.
[5] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. IV, liv. II, § 507, p. 359.
[6] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. II, liv. III, § 489, p. 153.
[7] Nietzsche, La Généalogie de la morale, III, 12.
[8] Par exemple Bernard Pautrat, Versions du soleil, Seuil, 1971.
[9] Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 21.
[10] Nietzsche, La Généalogie de la morale, III, 12.
[11] Nietzsche, Le Gai savoir, § 342, p.283.
[12] Nietzsche, La Généalogie de la morale, II, 2.
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Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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