Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
25 Juillet 2014
Motif central du triptyque Ludovisi, détail. Musée national romain. Photo Alinari-Giraudon, reproduite dans L'Histoire de l'art, l'art antique, d'Élie Faure, LDP, 1964, p. 6.
Le sentiment de la distance et l'amour de la vérité.
Dans la philosophie de Nietzsche, l'épreuve de la distance est fondamentale pour penser le rapport à la vérité. Or cette épreuve est donnée par le charme puissant des femmes (der Zauber und die mächtigste Wirkung der Frauen). Plus précisément le charme de quelques femmes paisibles et féeriques [1] permet de transformer sa vie en rêve et de se transporter au-dessus de son existence, donc au-delà de toute fascination. Car ce qui pourrait fasciner le philosophe risquerait de lui imposer l'abîme d'une différence absolue et idéaliste, qu'il récuse bien sûr en promouvant le pathos,[2] le sentiment mystérieux de la distance. Il s'agit d'une actio in distans, d'un effet à distance (eine Wirkung in die Ferne) : "Une hiérarchie des capacités ; une distance ; l'art de séparer sans brouiller, de ne rien embrouiller, de ne rien «concilier » ; une multiplicité prodigieuse qui soit pourtant le contraire du chaos..." [3] Le projet du philosophe établit ainsi la fierté de toute supériorité, l'amour de toute supériorité, même avec froideur ou cruauté, afin de transfigurer toutes les nuances, fascinantes ou non, du réel. Car il refuse de s'attarder sur les petites différences, sur la diversité des qualités et des défauts qui rendent, hors de leur vertu propre, chaque singularité incomparable. On peut le regretter car s'il y a, évidemment, des inégalités de fait entre chaque singularité, pourquoi ne pas vouloir instaurer une égalité de droit entre tous les hommes (y compris les femmes) afin de reconnaître ensuite les qualités différentes de chacun ? Faut-il simplement attendre le jour où chacun aura librement décidé de promouvoir une justice équitable qui reconnaîtra la valeur incomparable d'êtres aussi divers ? Mais, en l'absence de cette Morale à venir dans les actes, Nietzsche creuse les distances et préserve ainsi la grandeur de sa propre solitude qui tient les autres froidement à distance : "La première question que je me pose, quand je veux « sonder les reins » d'un homme, est pour savoir s'il a le sentiment de la distance, s'il aperçoit partout le rang, les degrés, la hiérarchie dans les rapports d'homme à homme, bref s'il établit des distinctions : c'est ce qui fait le gentilhomme ; et le reste appartient inexorablement à la catégorie généreuse et accueillante de la canaille." [4] Dans ces conditions le philosophe peut aisément valoriser les lointaines images de ses rêves concernant les femmes qui savent comme lui accentuer ou conserver les distances dans leur vie quotidienne, notamment par leur grand sens des responsabilités. La femme remplace alors l'abîme des différences (entre toutes les singularités) par l'abîme de la distance entre homme et homme, puis entre homme et femme, notamment en se tenant à distance par pudeur, réserve, respect, tact… et en instaurant également distinctions, degrés, rangs, niveaux, hiérarchies, surfaces et profondeurs… Ces distances créent-elles alors les conditions qui rendent impossible la découverte de l'essence de la femme ? En fait, s'il n'y a pas de vérité première de la femme, paradoxalement, Derrida a affirmé que "cette non-vérité (serait) la vérité".[5] Qu'en penser ? Cela signifie que pour lui le propre de la femme serait de ne pas avoir de propre (d'essence) non parce que ce propre n'existe pas (comment une femme générique et abstraite le saurait-elle ?), mais parce qu'elle n'y croirait pas ; peut-être à cause de la dispersion de ses limites singulières dans le devenir de son existence. Il est difficile d'adhérer à ce jugement qui prive les femmes (en général) de l'exigence philosophique de rechercher la vérité. Du reste, dans les rapports de soumission ou de domination entre les uns et les autres le voile de la pudeur peut être aussi bien féminin que masculin. Et ce voile crée une distance provisoire à l'égard soit de la possibilité, soit de l'impossibilité de la vérité. Quelque chose demeure certes caché ; il faudrait savoir de quoi il s'agit. En réalité Nietzsche est bien loin des jugements de Derrida qui ont certes la vertu de creuser les différences, de se jouer des différences, même si, (hélas !) celles-ci ne sont développées que dans un jeu entre des métaphores qui renvoient successivement à un stylet, un poignard, un élytre, un paratonnerre, un éperon hermaphrodite, un parapluie, un pénis, un phallus et un clitoris… En tout cas, pour Nietzsche, la femme ne crée ni une distance claire à l'égard de son propre, ni une abstraction phénoménologique qui, par son indécision, "suspendrait le rapport à la castration", [6] comme le dit Derrida, qui ajoute que la vérité serait "l'affaire de l'homme" ; surtout parce que seul l'homme croirait à la vérité de la femme, à la femme-vérité. En réalité les jugements de Derrida errent au cœur d'un perspectivisme peu nietzschéen qui est orienté par son point de vue sceptique, "déconstructeur" et nihiliste, et qui reproche d'abord à Nietzsche de "n'y voir pas très clair ni d'un seul clin d'œil" ; puis qui affirme : "Il était, il redoutait telle femme châtrée. Il était, il redoutait telle femme castratrice. Il était, il aimait telle femme affirmatrice. Tout cela à la fois, simultanément ou successivement…" [7] C'est beaucoup dire pour de simples marges, et sans preuves ! En tout cas, ces discriminations et ces oppositions métaphysiques entre le masculin et le féminin, sans doute inspirées par le christianisme (comme source du castratisme[8]), ne sont pas pertinentes pour Nietzsche qui ne rapporte jamais le voile de la vérité à quelque simulacre ou à un possible jeu de la castration. L'ami de Dionysos affirme plutôt la spiritualisation de la sensibilité et de la passion (Vergeistigung der Passion), d'audacieuses transgressions, voire une inimitié aimante, ou bien l'entrelacement du masculin et du féminin, sans faire définitivement prévaloir l'un ou l'autre, en tout cas sans les séparer. En effet, pour "le penseur de la grossesse",[9] le scepticisme des femmes devenues vieilles (altgewordene Frauen) n'est pas total puisqu'elles savent se maintenir à la surface pudique, convenable, distante et même cruelle des choses.[10] En définitive, pour Nietzsche, le propre n'est inhérent ni à une castration, ni à une anti-castration, ni à une intention mensongère ou séductrice. Le propre reste innocemment voilé comme la femme l'est elle-même par la distance de sa propre pudeur, qui est peut-être une lointaine et mystérieuse expression de la pudeur de la vérité, cette dernière étant sans doute mêlée à des mensonges et à des illusions, mais demeurée dans les profondeurs d'un puits où nul ne saurait l'atteindre (pas plus la femme que l'homme d'ailleurs), et même si la vérité n'est pas toujours un attentat contre les pudeurs féminines ou masculines.
[1] Nietzsche, Le Gai savoir, § 60.
[2] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 37, Sommes-nous devenus plus moraux ? Ce "pathos de la distance" serait "le propre de toutes les époques fortes." p. 107.
[3] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9, p. 56.
[4] Nietzsche, Ibidem, Le cas Wagner, 4, p. 139.
[5] Derrida (Jacques), Éperons - les styles de Nietzsche, Champs Flammarion, 1978, p. 39.
[6] Derrida, Éperons - les styles de Nietzsche, pp. 47 et 50.
[7] Derrida, Ibidem p. 82.
[8] Derrida, Ibidem p. 73.
[9] Derrida, Ibidem p. 51.
[10] Nietzsche, Le Gai savoir, § 64.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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