Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
2 Juin 2014
L'image majeure qui inspire l'interprétation du devenir chaotique du monde est d'abord pour Nietzsche celle d'une émergence (Entstehung). Cette image permet de rassembler ses nouvelles pensées qui créent une relation vivante entre le clair et l'obscur, entre l'un et le multiple, le simple et le complexe. Et cette image de l'émergence fonde l'art de transfigurer qui définit précisément pour Nietzsche la philosophie, c'est-à-dire un art qui permet à chaque pensée sensible de transformer une négation en affirmation, une forme statique en une figure dynamique, une réaction en une action, et un je ne sais quoi en volonté : "Il (le philosophe) ne peut pas faire autrement à chaque fois que de transposer son état dans la forme et la distance la plus intellectuelle ; cet art de transfigurer c'est précisément la philosophie." (1) Transfigurer ! C'est en réalité vivre d'abord intensément au cœur des contradictions, puis penser son existence en distinguant ses divers états physiques, en transformant ses erreurs en pensées créatrices, affirmatives et courageuses, puis en ouvrant ses passions sur des actions doubles (claires et profondes), chacune créant la perspective d'une fatalité et d'une liberté, car pour Nietzsche "l'homme transfigure l'existence dans la mesure où il se transfigure lui-même." (2) Afin de comprendre comment s'effectue ensuite cette intervention de l'art dans la philosophie, il faut s'éloigner des habitudes culturelles de l'histoire et vouloir d'abord s'investir dans un amour sensible de la vie et de ses formes, c'est-à-dire dans "un monde fait pour les yeux, le toucher et l'ouïe." (3) Et c'est alors l'art qui montre comment une transfiguration des apparences est possible en les allégeant, élevant et redoublant, ou bien en enfantant des images à partir d'un amour instinctif de la vie qui saura dire oui à tout ce qui est terrible… Nietzsche donne à ce sujet l'exemple du tableau de Raphaël intitulé La Transfiguration (1518-1520). Cette œuvre lui permet sans doute, face au "spectacle de l’éternelle douleur originelle, principe unique du monde," d'éprouver d'abord la transfiguration de la banalité des choses proches, puis la cruelle tension du visible avec l'invisible, sachant que "l'apparence est le reflet de l'éternelle contradiction, mère des choses." (4)
Détail d'un tableau de Raphaël et Giulio Romano intitulé La Transfiguration, 1518-1520. Huile sur bois, 405 x 278 cm. Musée du Vatican. L'œuvre est reproduite dans Grands Artistes de Jennie Ellis Keysor, Educa¬tion publishing Company, 1899. Boston.
Ordinairement, une transfiguration est une action de l'imagination qui met joyeusement de l'infini dans le fini, ou plutôt qui transporte le fini et l'incomplet au bord de l'infini et de la perfection. Mais Nietzsche va plus loin en repoussant les limites. D'abord, transfigurer consiste pour lui à déplacer les valeurs dans un immense délire joyeux où il vit l'amour des sexes ainsi que l'instinct de création dans une irrésistible ivresse festive : "La grandeur, le calme et la lumière du soleil – ces trois choses enveloppent tout ce qu’un penseur peut désirer et exiger de lui-même : ses espérances et ses devoirs, ses prétentions sur le domaine intellectuel et moral, je dirai même sa façon quotidienne de vivre et l’orientation du lieu où il habite. À ces trois choses correspondent d’une part des pensées qui élèvent, ensuite des pensées qui tranquillisent, en troisième lieu des pensées qui illuminent – mais en quatrième lieu des pensées qui participent de ces trois qualités, des pensées où tout ce qui est terrestre arrive à se transfigurer : c’est l’empire où règne la grande trinité de la joie." (5) Cependant, quelques épreuves obscures s'imposent et ni la cruauté magique des fêtes, ni les mensonges enrichissants de l'art qui surgissent vigoureusement en surabondance, ne suffisent à rendre tout à fait joyeux. Car il manque précisément à cette stimulation dionysiaque qui divinise en anéantissant le sentiment d'une sereine individualité, son véritable opposé capable de faire surgir une autre transfiguration des images de la vie, certes illusoire mais nécessaire, c'est-à-dire la contemplation de la beauté du monde de l’individuation par une lumière apollinienne, notamment incarnée dans les marbres étonnamment radieux de la statuaire grecque.
C'est donc l'amour simultané de ces deux formes de transfiguration qui permet à Nietzsche, inspiré par le symbolisme religieux des Grecs de l'antiquité, de donner à cette mythologie un sens à la fois tragique et philosophiquement joyeux eu égard à ses valeurs de réciprocité et d'équité : "On ne doit comprendre le mythe tragique que comme une représentation symbolique de la sagesse dionysienne à l’aide de moyens artistiques apolliniens ; il conduit le monde de l’apparence jusqu’aux limites où celui-ci se nie soi-même et veut retourner se réfugier au sein de la véritable et unique réalité…" (6) Après avoir éprouvé cette fervente contradiction d'une manière créatrice et esthétique le philosophe ne peut que se transfigurer lui-même en ouvrant les perspectives du monde sur la puissance infinie de la Nature. Ensuite, grâce à un bref contact invisible du fini avec l'infini, il peut dépasser le monde des apparences, car il sait transfigurer ces dernières à partir d'une idée enfantine qui les rend vraiment supportables et sans doute divines : "Ce que nous portons sur le fleuve du devenir, c'est une déesse dans notre idée." (7) Cela signifie, certes, un retour vers des épreuves incompréhensibles mais sublimes, notamment celles que chaque enfant a toujours su aimer dans ses jeux innocents et joyeux qui, déjà pour Héraclite, imitaient des jeux divins. Car c'est bien l'intemporel (8) que Nietzsche aime alors dans ses transfigurations héroïques qui visent le sublime, (9) ce qui est grand au-delà de toute grandeur : "Celui qui veut comprendre, calculer, interpréter au moment où son émotion devrait saisir l'incompréhensible comme quelque chose de sublime (…) ne voit pas certaines choses que l'enfant est capable de voir (…) Et ces choses sont précisément les plus importantes." (10) L'incompréhensible est sublime, en effet, dans la mesure où la plus haute cime des choses et la suprême sagesse correspondent alors, dans une jubilation à la fois artistique et philosophique, avec la plus folle profondeur eu égard au devenir festif, ludique et divin de toutes choses. (11)
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1. Nietzsche : "Er kann eben nicht anders als seinen Zustand jedes Mal in die geistigste Form und Ferneumsusetzen, - diese Kunst der Transfiguration ist eben Philosophie), Le Gai savoir, Préface (III), idées nrf, 1950, p. 12.
2. Nietzsche, La Volonté de puissance, t. II, liv. IV, § 591, p. 381.
3. Nietzsche, La Volonté de puissance, t. II, liv. III, § 108, p.232.
4. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, Paris, Médiations Gonthier, 1964, n° 17, p. 33.
5. Nietzsche, Le voyageur et son ombre Trad. Henri Albert, Paris, Médiations Denoël Gonthier, 1979, n° 128, § 332.
6. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, 22, p. 144.
7. Nietzsche, Le Gai savoir, § 107.
8. Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 23.
9. Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 34.
10. Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 113.
11. Nietzsche, Le Gai savoir, § 285.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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