Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
6 Avril 2014
a) L'ombre de l'homme dans le monde. Ordinairement, dans les paysages du monde, les ombres sont l'écho assourdi d'une intense lumière. Elles animent les reliefs en paraissant aussi fugitives et indécises que des souvenirs... Passives, elles paraissent pesantes, fatiguées, dominées par le péril du soir ou par les profondeurs tourmentées de la terre. Par ailleurs, dans les représentations picturales, les ombres, jadis rendues en peinture par des terres ou par des couleurs embrunies, paraissent bleues, tout comme l'arête lumineuse qui sépare le ciel de l'horizon (notamment chez Cézanne), tout comme l'air, les collines et les arbres dans le lointain. Dans toutes ces transfigurations chaque artiste se donne en effet la part d'ombres et de lumière qui lui convient, plus ou moins obscure ou claire. Mais l'ombre est-elle toujours un presque-rien matériel qui exprime des rapports de force à la fois subjectifs et objectifs ? Pour l'homme, l'univers entier est ombre et soleil, réparti entre ce qui subit et ce qui agit. En tout cas, la parole de l'ombre contredit le silence passif qui la caractérisait dans la caverne de Platon.(1) En revanche, pour Nietzsche, l'ombre ne se joue pas de ses effets ; elle dépasse les opinions qu'elle suscite, elle juge et parle : "Jusqu'ici, dans mes opinions, on s'est plutôt avisé de l'ombre que de moi-même. (2) Mais que dit-elle alors ? En fait, sa parole est d'abord l'expression de sa liberté d'aimer les lointains. Elle dit en effet : "Quand l'homme appréhende la lumière, nous appréhendons l'homme : c'est la mesure de notre liberté." (3) Ensuite, diverse et complexe, l'ombre qui disparaît au soleil de midi (ou à minuit) dit sa manière de rassembler les contraires, c'est-à-dire à la fois "sa vanité" (4) et sa "timidité" (5). Fière, elle accepte pourtant d'accompagner les hommes dans leur soif de lumière : "J'aime les hommes parce qu'ils sont disciples de la lumière, et je me réjouis de la clarté qui est dans leurs yeux..." (6) L'ombre n'est plus alors une sorte de tache informe et mobile qui accompagnerait la présence des objets en modifiant leur rapport à la lumière. Elle n'est pas davantage associée, comme dans un discours religieux, à un dieu caché ou à quelque puissance maléfique qu'elle dissimulerait, ni à quelque péché, ni à la foi (Jacobi), elle est plutôt ce qui fonde la transfiguration d'un refoulé, c'est-à-dire ce qui fonde un mystérieux dialogue avec une lumière dont elle ne veut sans doute pas se séparer.
b) L'amour entre l'ombre et la lumière. Mais comment s'instaurent chez Nietzsche des relations symboliques entre le promeneur solitaire et cet autre qui semble accompagner fidèlement ses pas ? Ensemble, ombres et lumières réalisent en fait une sorte de clair-obscur qui paraît approfondir les apparences, leur donner du relief et de l'intimité comme le ferait un graveur ou un sculpteur. Les ombres du monde veulent-elles alors s'harmoniser avec la blanche et rayonnante lumière qui les domine et qui les tient à distance ? Le soleil et les ombres créent en réalité deux pôles qui rendent possibles l'amour de la vie et la réalité du monde, notamment l'amour du " lointain"(7), ce dernier étant une métaphore très raisonnable de l'infini... Le voyageur peut dire alors : "Tu sauras que j'aime l'ombre comme j'aime la lumière. Pour qu'il y ait beauté du visage, clarté de la parole et fermeté du caractère, l'ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l'ombre s'échappe à sa suite." (8)
c) Le voyageur : ombre de Zarathoustra qui prophétise le Surhomme. Dans la dynamique de l'imaginaire de Nietzsche les métaphores rassemblent des images puis se rassemblent elles-mêmes. Le perspectivisme ainsi joue sur plusieurs niveaux. D'abord l'union naturelle de l'ombre et de la lumière crée une sorte d'homme moyen, en tout cas l'homme qui veut être raisonnable. Puis Nietzsche donne la parole au voyageur pour qu'il fasse parler son ombre. Cette transfiguration de l'image en parole effectue alors une étonnante transgression pour le voyageur incrédule. Il dit : "Par Dieu et toutes les choses auxquelles je ne crois pas, mon ombre parle : je l'entends, mais je n'y crois pas." (9) Dès lors, le voyageur entend-il naïvement sa propre voix ou bien est-ce celle d'un mystérieux démon ? En réalité, le voyageur est lui-même une ombre qui parle d'elle-même, comme en un lointain écho. Plus précisément, le voyageur est Nietzsche lui-même qui parle à la place de Zarathoustra, dans l'ombre de Zarathoustra, car "le voyageur s'appelait l'ombre de Zarathoustra." (10) Tout semble se compliquer, mais pourtant ce déplacement et cette confusion des ombres ont ouvert un chemin. Le voyageur a d'abord commencé par se transfigurer lui-même, puis il a transgressé les réalités qu'il percevait habituellement dans le monde, et enfin il a décidé de briser ce monde avec un marteau afin de faire sortir de la pierre grise de ses rêves humains (trop humains) l'ombre du Surhomme qui dormait dans la pierre de l'homme : "Une ombre m'a visité - la chose la plus silencieuse, la plus légère qui soit, un jour, m'a visité ! La beauté du Surhomme m'a visité, sous la forme d'une ombre : que m'importent encore - les dieux ?..." (11) Grâce à cette image de l'ombre, Zarathoustra est ainsi parvenu à surmonter le grand dégoût que lui inspirait l'homme. Car, bien que ce dernier ne soit d'abord qu'une matière brute, dans ce bloc informe dormait l'image des images, la métaphore suprême, c'est-à-dire l'image qui englobe toutes les images et qui transfigure l'homme en Surhomme. Pourquoi ce cheminement ? En fait, Nietzsche, solitaire, n'aime pas les hommes ; il dit qu'il n'est pas assez comédien pour cela (12) et qu'il les trouve moyens, médiocres, vulgaires. Il ne veut aimer que "l'homme total" (13), c'est-à-dire celui qui affrontera dangereusement toutes les contradictions, même les pires, même méchamment : le Surhomme précisément. En tout cas il aime la Nature dans la manifestation de sa puissance créatrice lorsqu'elle est séparée des hommes : "Nous aimons la nature d'autant plus ardemment qu'elle fonctionne moins humainement et que nous adorons l'art si l'artiste fuit l'homme, le raille ou se moque de soi…" (14) En conséquence, pour réaliser cet amour global, synthétique, de la Nature, Nietzsche se détourne des autres (pourtant inséparables de lui-même).
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1. Platon, La République,VI, 510a.
2. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, p.7.
3. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, p.187.
4. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, p.6.
5. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, p.7.
6. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, p.6.
7. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'amour du prochain. p. 74.
8. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, p.6.
9. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, p.5.
10. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Parmi les filles du désert, op.cit., p. 347.
11. Nietzsche, Ecce homo, p. 123.
12. Nietzsche, GS § 377, p 354.
13. Nietzsche, La Volonté de puissance, t. II., liv. IV, § 466, op. cit., p.346-347.
14. Nietzsche, GS § 379.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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