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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le don du réel

Le don du réel

Un extrait : p.49 à 55.

 

a) Les plis de la conscience du réel  

   Ce qui est donné comme réel par la Nature, en tant que cela qui est présent par et pour une action intellectuelle et sensible, donc pas uniquement matérielle, ne se réduit pas à un simple fait brut, comme à celui qui rendrait une chose présente en la faisant apparaître. En effet, il y a des plis à l'intérieur de ce qui est donné comme fait à une conscience, c'est-à-dire un rapport distinct et asymétrique entre deux interprétations juxtaposées : simple et complexe, visible et invisible, fini et infini... Dès lors, la méthode qui est requise pour penser la réalité de tous ces plis de la conscience implique de distinguer trois points de vue différents : celui impersonnel du donateur, celui neutre de la donation, et celui ingrat ou reconnaissant du donataire, ce dernier étant intéressé par des gains ou bien dévalorisé par des pertes. Plus précisément, il y a d'abord un pli dans la conscience de la donation du réel entre un simple point de repère tendu vers l'invisible et les formes complexes parce que sensibles qui incarnent du réel. La métaphore de ce pli exprime bien une relation hétérogène entre deux représentations, l'une simple, l'autre complexe. Mais il y a également un pli entre la conscience du donateur et ce qu'il donne. L'acte du dépli, même continu, ne donne pas tout. Et l'acte du donateur ne révèle rien de ce qui rend possible le don. Son acte est en fait informel, vague et expressif de l'invisible puissance éternelle de la Nature. La mystérieuse image d'une source originelle restant inaccessible, elle peut être remplacée par le schème d'un point d'émergence.

   Par ailleurs, le concept de la distance nous permet de distinguer d'une part, celui qui donne, le donateur et d'autre part, celui à qui un don est donné, le donataire qui interprète la donation d'une manière pertinente ou non. L'apparition des choses et leurs apparences ne donnant pas un sens complet à la présence du réel, la perception du donataire semble être soumise à une sorte d'anamorphose[1], c'est-à-dire à une déformation subjective des représentations objectives de la vie quotidienne en fonction de désirs ou de vouloirs qui font flotter ou qui décalent plus ou moins librement chaque vision, sans pour autant permettre de maîtriser chaque point de vue. De plus, l'unification des points de vue est difficilement réalisable si l'on admet que subsiste toujours une asymétrie entre le phénomène qui se montre dans sa complexité en une mystérieuse anamorphose et ce qui est vu lorsque disparaît l'anamorphose.

   Plus généralement, les multiples donations de diverses réalités par la Nature ne se réduisent pas à ce qu'une visée intentionnelle pourrait en penser consciemment et synthétiquement, puisque chaque don n'est pensable qu'en fonction de la conscience de ses propres plis asymétriques (objectifs et subjectifs), lesquels dépendent distinctement de celui qui plie, de cela qui est plié, et pour qui cela est plié, c'est-à-dire manifesté subjectivement et très partiellement perçu. La donation des réalités du monde inspire donc de toujours distinguer deux perspectives majeures et différentes qui permettront de découvrir, à l'intérieur de chaque chose donnée, la conscience d'un pli entre deux réalités différentes, l'une qui est présente objectivement dans une appropriation directe et sans réciprocité, l'autre qui est subjectivement modifiée en rendant possibles des spéculations avantageuses, ou bien en créant des échanges excessifs et compétitifs, comme ceux du potlatch lorsqu'il s'agit de montrer et de prouver sa supériorité en tant que donateur par des donations excessives. Dans tous les cas, la multiplicité des perspectives permet de ne pas se satisfaire de la seule représentation qui résulte dans chaque don de la perception brute des apparences, notamment parce que cette perception n'est effectuée qu'à partir du point de vue unique d'un œil de cyclope, d'un observateur qui est déterminé par sa propre culture et qui, même concentré, est plus ou moins attentif.

b) Les diverses perceptions du réel

 

   Une difficulté majeure subsiste. Comment, en même temps, voir quelque chose et se voir en train de voir sans déformer ce qui est perçu ? Soit je regarde en tant que sujet regardant avec une attention diffuse, flottante et éparpillée, donc confuse et bornée, soit je vois un objet comme s'il n'était pas regardé et il disparaît en tant qu'objet pour moi. De plus, chacun voit et interprète les réalités données de son propre point de vue plus ou moins synoptique et informel, ce qui implique un processus syncrétique, fusionnel et indifférencié de balayage, nommé scanning, où le regard erre au milieu de multiples perspectives et focalisations qui sont déterminées par une culture particulière, voire singulière. Chaque phénomène, c'est-à-dire, ce qui se montre à la fois comme apparition et comme apparence en se donnant un sens provisoire, ne va pas de soi, car chaque chose perçue ne l'est que par et dans des séries de perspectives esquissées et indéterminées qui ne sauraient interpréter toutes les causes et tous les effets des plis constitués par la conscience à l'intérieur de ce qui est donné, y compris en s'inventant un mystérieux monde nouménal (de la pensée pure) qui serait dévalorisé par sa propre incompréhension. De plus, ce qui nuit à l'interprétation des plis des phénomènes, c'est de ne pas pouvoir valoriser les rapports invisibles qui sont pourtant présents dans le don lui-même ainsi qu'entre le donateur et le donataire. Certes, une perception "originaire" est bien active lorsqu'elle est transcendantale, mais elle est aussi constitutive de ce qui laisse les phénomènes se manifester objectivement, tout en étant réduite par la conscience des limites inconnues de ce qui est réellement vécu.

c) Les diverses modalités de la donation du réel

   Réduire la donation du réel à des faits seulement apparents, voire à des phénomènes bien décrits et quels qu'ils soient, exclut à la fois de penser les manières très variables où ils sont donnés (sans impliquer une mystérieuse transcendance) ainsi que les manières où ils sont reçus, car l'apparaître n'est pas le principe, même silencieux, qui pourrait englober les formes multiples et variées de l'apparition du réel. Pour apparaître, il faut en effet sortir de l'invisible. Et nous ignorons pourquoi et comment surgit le visible, et quels sont les points où se constituent les  limites entre le visible et l'invisible. Nous avons seulement une intuition intellectuelle et sensible qui, plus large que les phénomènes produits par une étonnante donation immédiate du réel, s'ouvre à la fois sur ce qui la rend possible et sur ses multiples réalisations à venir. Par ailleurs, dans un projet philosophique qui renvoie le visible à l'invisible, et inversement, l'apparence à ce qui crée l'apparition, en rester à un donateur immanent permet de penser également la relation fondamentale du fini (vécu) avec l'infinité de la Nature, notamment, comme pour Spinoza[2], sans faire intervenir des certitudes religieuses, des visions prophétiques ou des pensées antinomiques, voire idéalisées comme le sont les noumènes, ces pensées abstraites selon Kant. En fait, lorsque le mystère inhérent à l'acte simple de la donation du réel accompagne les donations multiples du monde sensible, la conscience peut transformer le silence de ses fondements en se donnant les mots nécessaires pour exprimer son ouverture. Elle s'étire alors dans un devenir sensible, multiple et indéfini où elle prend conscience d'un décalage entre l'éternel et le temporel, l'un et le multiple, le visible et l'invisible. Effectivement, sans la conscience de ce décalage, il n'y aurait pas de conscience du devenir ni des différentes manières d'être et d'apparaître du réel.

   En tout cas, le mystérieux don du réel par la Nature, puis dans chaque culture par l'action des êtres humains, ouvre sur une trop grande extension pour être compris dans une seule perspective, y compris dans celle qui relie le don global du réel par la Nature à un donataire multiple : l'ensemble des êtres vivants. Pour le dire autrement, le donateur qu'est la Nature se manifeste mystérieusement en son incompréhensible puissance infinie dans de multiples perspectives où chaque donataire est incapable de rassembler toutes ces perspectives, et pas davantage  de les comprendre eu égard à la finitude de sa condition d'être humain borné dans son existence mortelle et dans ses pensées inachevées. En conséquence, la pensée de chaque don du réel est reçue d'une manière différente pour chacun, car elle peut être déterminée par une libre décision singulière de commencer à interpréter telle ou telle partie du réel, c'est-à-dire de commencer à bien distinguer les surfaces, les hauteurs et les profondeurs qui sont à la portée de nos expériences humainement possibles.

d) Les perspectives temporelles de l'éternelle donation du réel

   Le don permanent du réel, en des formes changeantes, multiples et variées, est perçu par chacun dans l'entrelacement de multiples perspectives : d'une part, dans celle du surgissement du temporel dans l'éternel et d'autre part, dans le mystère de chaque instant où sont données de multiples différences entre ce qui est déjà-là et ce qui n'est pas encore, entre ce qui est encore là et ce qui n'est déjà plus, entre ce qui est actuellement et ce qui devient… Pour le dire autrement, ce qui a été donné le sera plus tard selon trois concepts du temps présent : avant (présent passé), pendant (présent actuel), après (présent à venir). En conséquence, il semble pertinent de tenir pour vrai que le temps de la réception de chaque don s'effectue dans une manifestation éternelle qui est vécue partiellement dans une suite d'instants plus ou moins épanouis, subis ou créatifs, qui n'ignorent pas que c'est toujours dans le même présent éternel, dans la même présence de la Nature qui semble ainsi se répéter, que sont vécus les souvenirs d'un passé incohérent, lesquels se prolongent dans des projets qui sont proches d'un avenir incertain et multiple.

   La présence éternelle et infinie de la Nature est ainsi vécue par chacun dans une mystérieuse succession de points de vue éphémères qui ne parviennent pas toujours à coordonner ou à corréler nos multiples manières d'exister dans un présent en devenir.

   Par ailleurs, dans le champ indéfini des possibles, c'est-à-dire au cœur des dons que la Nature se fait à elle-même, le devenir matériel est sans doute concomitant de celui de la pensée. Comment savoir ? En tout cas, s'il y a une corrélation entre l'esprit et la matière, elle n'est pas nécessaire. Du hasard intervient parfois, même si, dans un vécu spatio-temporel, chacun peut cristalliser des images du passé en des souvenirs lumineux qui créeront l'illusion d'une possible continuité plutôt heureuse de son existence. Ou bien cette corrélation pourrait être vécue soit en accordant les mots avec les choses, soit en rêvant silencieusement sur un même objet, soit, comme Rousseau, en sombrant dans un total oubli du passé,[3] soit, au mieux, comme pour Spinoza[4], en réalisant immédiatement et parfaitement la puissance de sa propre nature dans son désir de vivre et de conserver son être.

   Le don du réel peut au reste être transfiguré par une créatrice tension existentielle vers les imprévisibles anticipations qui complètent ou déforment la présence des choses. Ou bien, à l'intérieur des souvenirs, les perceptions, les anticipations et la corrélation des présents exprimeraient que chaque chose, même impersonnellement et objectivement perçue, apparaît à notre regard comme entremêlée de réalités subjectives,  et que les réalités ne sont pas seulement des faits, mais aussi des interprétations, voire, dans le subjectivisme de Nietzsche, ce qui instaure la primauté d'un sens : «Il n'y a pas de fait en soi, mais toujours il faut commencer par introduire un sens pour qu'il puisse y avoir un fait»[5].

   Alors, parce que les présences ne correspondent pas toujours aux « nécessités d'essence » impliquées par un rapport à l'éternité, leur répétition pourra mettre au jour de subtiles différences. En effet, il n’y a pas de faits objectifs identiques, car chaque fait unifie provisoirement et de manière incomplète de multiples perspectives sensibles qui déterminent de nombreuses interprétations très variées. En définitive, dans notre présence limitée au sein d'un monde terrestre fini et pourtant ouvert sur l'infini, nous avons conscience que, concernant notre relation au réel, des vérités sensibles peuvent néanmoins être créées, puisque le monde réalise toutes ses présences dans et par un acte éternel qui s'accomplit dans des dons sensibles multiples, y compris par de possibles retraits mortels qui ne détruisent pas pour autant la pérennité des forces et des structures du réel.

 

 

[1] Comme dans le tableau d'Holbein intitulé Les Ambassadeurs (1533).

[2] «L'infini c'est l'affirmation absolue de l'existence.» (Spinoza, Éthique, I, VIII, scolie)

[3] «Tout entier au moment présent je me souvenais de rien. » (Les rêveries du promeneur solitaire, Garnier, 1960, p.17)

[4] Comme Spinoza : «Nous sommes par nature tellement unis à Dieu que nous ne pouvons le comprendre qu'immédiatement.» (Court traité, II, XXII, 3).

[5] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I. liv. I, op.cit., § 204, p.100.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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