Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La perversion et la perversité

La perversion et la perversité

 

   Pervertir vient du mot latin pervetere qui signifie mettre sens dessus dessous, renverser de fond en comble, abattre, détruire, voire, au pire, anéantir[1]. Plus précisément, l'action négative qui pervertit peut être effectuée de deux manières bien distinctes : soit comme une perversion qui ne fait qu'accomplir de nuisibles déterminations naturelles, consciemment ou non, sans distinguer clairement ce qui serait bien ou mal ; soit comme une perversité[2], c'est-à-dire en fonction d'un vouloir conscient de renverser les réalités naturelles et les normes d'une culture établie, sans que cette action destructrice, donc immorale, soit l'expression ontologique d'une faille ou d'une insuffisance inhérente à la finitude humaine. Cependant, en dépit de sa propre réalité, bassement pesante et attirée par l'abîme d'une certaine perversité eu égard à sa dérisoire soumission à la matière et au vide, chaque être humain ne devrait-il pas plutôt, et surtout, se dépasser en s'ouvrant sur l'infinité de l'esprit qui anime la Nature dans son ensemble ?

   Dans son premier sens, la perversion est une attitude enfantine  par ignorance ou indifférence à l'égard des contraires, lesquels inspirent une sorte de va-et-vient ludique entre eux ; ensuite, pour un adulte, la perversion devient une régression vers l'irresponsabilité de l'enfant qui faisait innocemment un usage nuisible d'une chose eu égard à des normes naturelles. Dans son second sens, la perversité vise la suppression de ce qui serait bénéfique à la Nature et aux êtres vivants, et une pulsion de mort y exerce pleinement sa puissance destructrice. Dans ces conditions, est-il possible de dépasser les primes perversions inhérentes à nos ignorances de ce que sont le Bien et le Mal afin d'éviter toute dérive vers la perversité ? Cette dernière est en fait une méchanceté calculée qui vise délibérément à faire du mal par plaisir, et qui peut inspirer, comme pour Georges Bataille, de vouloir réaliser la puissance souveraine du Mal, y compris dans la jouissance ou dans la volupté lubrique d'un meurtre.

   Concernant des allures moins violentes, il est difficile de concevoir la perversion eu égard au fait qu'elle a été déterminée dans la période plutôt inconsciente de l'enfance, sachant que ladite perversion, y compris celle que Freud nomme sexualité polymorphe, ne peut être jugée que postérieurement en fonction des normes de la sexualité adulte destinée à la reproduction de l'espèce. La perversion est donc conçue rétroactivement comme une déviation par rapport à une action normalisée, et elle se prolongera dans la régression narcissique du libertinage.

   Comme l'enfant, le libertin non violent réduit son activité à ne satisfaire que ses désirs sexuels. Il s'enferme dans son île fictive et se joue des valeurs d'une manière solitaire, y compris en étant de mauvaise foi, c'est-à-dire en se cachant la partie déplaisante de la réalité. Et parce qu'il est conscient de ce qu'il fait, soit il ne veut pas vraiment faire du mal, soit il veut faire le bien qu'il ne fait pas. Parfois, il pose un mal (une stratégie sournoise) pour un bien, et parfois un bien (un simple plaisir) se transforme en un mal (une jouissance lubrique). Il se délecte ainsi de l'ambivalence de chacun de ses plaisirs en mêlant confusément un bien (la saine petite mort de l'orgasme) et un mal (la débauche malsaine de la luxure). Parfois, il veut une chose et parfois il ne la veut pas.

   En jouant ainsi simultanément sur deux tableaux distincts, la duplicité du pervers est amorale et pourtant innocente. En fait, cette perversion ne s'inscrit pas réellement dans la problématique du mal ni dans celle de la méchanceté, puisqu'il ne s'agit pas de faire volontairement et consciemment du mal pour faire du mal, mais de faire un mal pour son propre bien, parfois sans raison, pour le plaisir de s'affirmer en tant qu'auteur d'une jouissance qui est inhérente à la domination d'un objet, quel qu'il soit, y compris s'il est mauvais. Au reste, le pervers ne veut pas savoir ce qui serait vraiment bon ou mauvais, l'un et l'autre sont pour lui interchangeables en fonction de ce qu'il croit relever de son seul plaisir.   

   Lorsque le pervers veut et ne veut pas ce qu'il fait, notamment du mal, il fait intervenir ainsi la plus embarrassante et hypocrite sophistique, car sa croyance est la seule interprétation possible. Elle se situe en deçà de l'apparence logique d'une proposition qui ouvrirait sur deux possibilités distinctes (vouloir et ne pas vouloir), car le pervers est indifférent au fait que nul être humain ne peut vouloir faire quelque chose et, en même temps, ne pas le vouloir, aussi bien l'un avec l'autre que l'un dans l'autre. En revanche, un discours sensé affirmerait que deux sens contradictoires ne peuvent renvoyer qu'à deux mondes différents, par exemple à celui du faire et à celui du vouloir. En conséquence, l'acte qui consiste à simultanément vouloir faire et ne pas vouloir faire ce que l'on fait, mêle le possible et l'impossible en confondant deux mondes, celui unique et isolé d'un vouloir conscient du possible et celui, inconscient, qui cherche à faire quelque chose qui est impossible. Ce qui exclut la possibilité de faire ce qui serait précisément et uniquement voulu, y compris dans les limites d'un vouloir terrestre faillible.

   L'affirmation d'un vouloir qui unit le possible à une totale impossibilité est précisément contradictoire et perverse pour deux raisons : d'un point de vue logique en voulant sans vouloir, et d'un point de vue psychologique puisque vouloir, y compris ce qui est négatif, requiert une concentration consciente de la pensée pour décider d'abord dans un sens ou dans un autre, puis pour agir vers un but. La simultanéité d'une volonté et d'une non-volonté est donc absurde, c'est-à-dire inconséquente et chaotique, et cette simultanéité est également fausse par impossibilité logique, par un sens erroné donné au non-sens, et non par un indifférent manque de sens qui ne serait ni vrai ni faux. Ce sophisme (ou cette absurdité logique) est ainsi paradoxal, car il dénote une manière déraisonnable et perverse de jouer avec les sens en créant des propositions arbitraires qui heurtent les vraisemblances du bon sens ou du sens commun. Cela signifie, pour Jankélévitch, que «l'inversion, la perversion cynique, n'appelle à son tour aucune interversion capable de remettre à l'endroit ce qui est à l'envers, de rendre un sens au non-sens, de replacer le contresens dans le bon sens.»[3]

   La disposition instinctive, imaginaire, absurde ou régressive de la perversion est, quoi qu'il en soit, non contrôlée par une exigence raisonnable qui pourrait ouvrir les actes humains sur l'horizon de possibles vérités universelles. Dans toutes ses manifestations, la perversion nie en effet toute responsabilité d'un sujet conscient pour ses actes. Alors, une disposition perverse, inconsciente ou peu consciente, bouleverse tous les sens et toutes les valeurs, car elle ne les prend pas au sérieux. Elle exerce parfois son insolente fuite ludique et solitaire de toutes les responsabilités dans un rire automatique qui se moque innocemment de tout, y compris de lui-même. Comment un moi pervers pourrait-il se reconnaître nuisible alors que son je demeure un autre, étranger pour lui-même, comme un démon inauthentique qui jouerait simultanément sur les deux registres du bien et du mal, du meilleur et du pire ? La perversion a ainsi, très précisément, deux propriétés qui se moquent de leurs différences en de multiples détours, en de mystérieuses dissimulations ou en de vains divertissements : d'abord, elle ignore le bien et le mal en se situant en deçà de toutes les distinctions, comme dans les jeux frivoles de la séduction. Ensuite, elle a la propriété de vouloir effacer les distinctions instaurées par les êtres humains en visant un au-delà du bien et du mal qui requiert de transgresser toutes les lois établies, ou qui les ignorerait, parfois avec le plus arrogant et ambigu cynisme.

   Enfin, la perversion atteint son apogée lorsqu'elle cherche à détruire volontairement ce qu'elle a d'abord dégradé et avili. Elle devient ainsi une perversité, c'est-à-dire une violente perversion intentionnelle qui renverse ou qui détruit les fondements de l'humanité. Par exemple, la perversité du marquis de Sade dépasse la perversion du libertin qui se jouait narcissiquement et simplement de ses conquêtes féminines. Dès lors, cette perversité est pertinemment nommée sadique d'abord au sens où elle est cruelle, ensuite au sens où elle implique une déviation des principes génériques du droit humain, notamment ceux de liberté et d'égalité, en altérant leur sens. Poussée à l'excès, la liberté devient licence pendant que l'égalité finit par effacer les différences singulières.

   Le droit naturel aurait ainsi rendu possible la perversité d'une jouissance qui dépasserait les limites de la décence afin de se réaliser avec n'importe qui, par exemple pour un homme avec toutes les femmes. Cette transgression des principes juridiques pourrait par ailleurs justifier logiquement et ontologiquement le viol des femmes, voire les crimes les plus horribles. En tout cas, la jouissance destructrice du sadique, suicidaire ou altruicidaire, est pourtant estimée conforme à la nature puisqu'elle fait triompher la loi du plus fort, voire l'élimination des faibles. Ce serait, pour le marquis Sade[4],  l'ordre naturel des espèces qui conférerait aux femmes l'obligation de se soumettre collectivement aux désirs des hommes, bien que, par ailleurs, lesdites femmes échappent de droit à l'appropriation masculine selon les principes formels de liberté et d'égalité. La perversité de cette altération cynique des principes justifie alors toutes les jouissances solitaires, sans limites, parfois réalisées artistiquement, puisqu'il s'agit pour Sade de faire objectivement du mal à l'autre en un aristocratique mépris du principe éthique et politique d'une nécessaire fraternité entre tous les êtres humains.

   Faire du mal consiste alors à appliquer la perversité d'un mauvais vouloir, d'un vouloir souverain qui exclut tout bien possible, hormis celui de permettre de se divertir[5] dans des jeux horribles qui instaurent un face à face indéfini entre des bourreaux et des victimes.

   Certes, tous les crimes ne relèvent pas de cette méchante perversité qui altère le réel pour le plaisir de détruire un être vivant ou pour désirer dominer toutes les déterminations. Certains crimes sont simplement pervers, d'autres relèvent surtout de la folie. Dans ce second cas, cette folie peut malheureusement être également renforcée par la perversité d'une idéologie totalitaire qui, par son anti-humanisme, peut aller, comme la politique raciste des  nazis, au-delà de toutes les manipulations, au-delà de toutes les délinquances, de toutes les abominations et de tous les vandalismes, y compris au-delà de la bêtise du fanatisme et au-delà de la sottise des convictions (notamment haineuses). La méchante perversité qui inspire ces idéologies implique de tuer à la fois le naturel dans l'humain et l'humain dans la Nature, voire de vouloir commettre très consciemment[6] des crimes contre l'humanité, c'est-à-dire, pour Jankélévitch, des crimes contre l'être même de l'homme[7]. Or, ces crimes expriment bien une totale perversité dans l'intention de faire du mal pour faire du mal, et sans nécessiter de se justifier : il s'agit de sortir du possible afin de vivre au cœur de l'Impossible et de l'Indéterminé, ou bien d'une manière insensée en jouant voluptueusement avec n'importe quel moyen nuisible afin de réaliser une fin où nul ne pourra distinguer le réel et l'irréel, le bon et le mauvais ! Plus précisément, en sacralisant[8] et en idolâtrant un peuple, une terre, un sang, une idéologie totalitaire et un chef, en séparant absolument son "Bien" de tout autre bien, une profanation sadique de l'humanité a été inéluctable. Dans cette perversité, nul ne se considère peut-être  comme un être mauvais, car les profanations et les transgressions ne concernent que l'insignifiance de ce qui a été dès le commencement voué à disparaître. Au reste, le sadique a lui-même souffert, et il se sert ensuite de cette souffrance, voire de l'envoûtante fascination qu'elle engendre[9], pour légitimer son intention de faire souffrir l'autre, c'est-à-dire tous ceux qui ne communient pas avec lui, y compris en des sacrifices plus ou moins sanglants.

   À l'opposé de toutes les formes violentes de l'immoralisme, une éthique de la création d'un devenir de soi-même ouvert sur l'altérité pourrait déterminer son objectivation, hors de toute perversion ou perversité, dans la volonté d'être responsable de la valeur universelle et sensible de l'humanité, cette dernière étant pensée comme l'ensemble des êtres humains qui sont capables de s'autodéterminer positivement, certes différemment selon leurs désirs, au mieux clairement et librement, sans se séparer pour autant de leurs instincts communs aux animaux. Effectivement, une intuition positive et simple de la valeur de l'humanité peut être altérée par les débordements instinctifs des êtres humains qui sont également capables de nuire, de torturer ou de tuer d'autres êtres vivants. L'humanité se conçoit et s'éprouve alors en tenant compte de ses cris tragiques, horribles ou désespérés.

   Néanmoins, chaque être humain peut aussi refuser ces violences, physiques et psychiques, et vouloir se charger des misères de l'humanité en secourant les victimes, en luttant contre les inhumaines dégradations, et en honorant la valeur de chaque être humain, y compris celle de l'aliéné, du handicapé ou du criminel. Alors, sans falsifier ou sans nier les réalités les plus monstrueuses, l'esquisse de quelques possibilités d'agir positivement, par exemple en devenant exemplaire, pourra inspirer chaque volonté éthique de mieux faire et de reconnaître la valeur inaliénable de chaque être humain afin de préparer une lucide philanthropie. Cette esquisse, qui n'est pas une épure séparée, évoque et anticipe concrètement chaque action en servant de lueur à la volonté de se réaliser solidairement avec les autres. Et surtout, cette esquisse se réjouit de son inachèvement, en se voulant intensément libre et en aimant l'altérité, afin de s'ouvrir sur toutes les perspectives positives qui seront porteuses de l'objectivation d'un devenir soucieux de l'humanisation de chacun. 

    À une époque en crise comme la nôtre, il serait et surtout nécessaire de dépasser les perversions du système capitaliste actuel, dans lequel l'économie est dominée par la recherche du profit des uns et par le consumérisme des autres, tout en étant parfois fascinée par le nihilisme matérialiste, voire en se trouvant dirigée par des idéologies identitaires. Ce dépassement est possible, individuellement et collectivement, car les êtres humains ne sont pas condamnés à vivre en se laissant dominer comme Pyrrhon par le rien des apparences, ni, comme Descartes, par l'illusoire plénitude d'une conscience qui se croit souveraine afin de dominer le monde. Les indéfinies métamorphoses des apparences ne prouvent pas que tout le réel soit aléatoire, vain ou absurde, et il n'est pas certain que nous serions au bord d'un précipice vertigineux qui absorberait la fluidité des choses, puisque d'abord et surtout nous vivons dans la présence répétée d'un don éternel du réel qui est à la fois en nous et hors de nous, à la fois structuré pour réaliser le meilleur possible et néanmoins soumis à nos actions créatrices, positives ou perverses. Il importe alors de faire prévaloir les valeurs et les interprétations susceptibles de nous permettre d'agir au mieux sur et dans le réel, tout en sachant que les forces de l'esprit peuvent l'emporter sur les éphémères formes sensibles, même si ces dernières réjouissent un peu chaque nouvel aujourd'hui.

 

 

 

[1] Même en sachant que cela est impossible dans l'absolu.

[2] Pravitas, ce mot latin signifie perversité. Il vient de pereo qui signifie périr.

[3] Jankélévitch (Vladimir), Le paradoxe de la morale, Seuil, 1981, p.30.

[4] «Tous les hommes ont donc un droit de jouissance égal sur toutes les femmes ; il n'est donc aucun homme qui, d'après les lois de la nature, puisse s'ériger sur une femme un droit unique et personnel. La loi qui les obligera de se prostituer, tant que nous le voudrons, aux maisons de débauche dont il vient d'être question, et qui les contraindra si elles s'y refusent, qui les punira si elles y manquent, est donc une loi des plus équitables, et contre laquelle aucun motif légitime ou juste ne saurait réclamer.» (Sade, Cinquième Dialogue, Français, encore un effort si vous voulez être républicains, 2. Les mœurs, Gallimard, Folio, pp.220-223)

[5] Le divertissement est sans doute le fondement de certaines perversions,  neutres ou destructrices, mais il ne l'est pas, dans une lecture par exemple, lorsqu'il nous détourne de nous-mêmes pour nous ouvrir sur autrui.

[6] «Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience.» (Pascal, Pensées, Brunschvicg, § 895)

[7] Voir Jankélévitch (Vladimir), L'Imprescriptible, Seuil, 1986, p.22 : «Les crimes allemands sont des crimes à tous points de vue exceptionnels ; par leur énormité, leur incroyable sadisme… Mais avant tout, ce sont, dans le sens propre du mot, des crimes contre l'humanité, c'est-à-dire des crimes contre l'essence humaine...»

[8] Le mot sacré vient du latin sancire : délimiter, séparer et circonscrire. Il est défini par le "Tout autre" (selon l'expression de Rudolph Otto). L'idée du sacré crée le fantasme d'un pouvoir séparé, voire transcendant, dominant toutes les puissances, pas seulement pour les réprimer, mais aussi pour les utiliser. Pour Sartre, le sacré est «le subjectif se manifestant dans et par l'objectif, par la destruction de l'objectivité.» (Jean-Paul Sartre, Saint Genet, Gallimard, p.508)

[9] Notamment en s'exprimant dans les transes d'un führer.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog

Commenter cet article