Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Octobre 2024
La complexité des donations de la Nature, c'est-à-dire du réel, apparaît d'abord dans diverses expériences sensorielles (toucher, sentir, goûter, entendre et voir). Cependant, pourquoi les sensations, qui sont des réactions physiques à des excitations matérielles, sont-elles aussi les sources, voire les fondements des connaissances empiriques de ce monde ? Pourquoi la matière qui se déploie obscurément et confusément dans des sensations, est-elle inséparable de la création des structures qui surmontent le chaos de ses primes expériences en donnant une cohérence à ses remous vertigineux bien au delà d'une seule coordination aléatoire de ses éléments ? En fait, comme l'a précisé Wittgenstein, nul ne sait où passe vraiment "la ligne entre logique et expérience (empirie)"[1]. Il est néanmoins possible de supposer que la matière du réel peut être traversée par l'esprit qui donne des lumières nécessaires pour produire des significations sensées, car sans l'action d'une pensée, les sensations resteraient dans l'obscur, dans la brute expression d'un chaos inconscient de lui-même.
Pour le dire autrement, la structuration de la matière en des sensations tactiles, gustatives, olfactives, auditives ou visuelles, s'effectue sans doute à partir de l'intervention de l'esprit qui nie toute passivité, précisément en créant des images mentales telles que des schèmes (des images mentales simples) ou des diagrammes (des schémas dynamiques). Au cœur du réel, le schème d'un contact simple du fini avec l'infini pourrait sans doute traverser la complexité des données matérielles en les structurant intellectuellement et en organisant leurs multiples formes changeantes et variées.
Dans ce cas, la sensation, comme tout bloc de sensations accumulées, serait structurée par le don essentiel d'une pensée qui sortant de l'obscur, donc de l'invisible, produirait des significations senties et des sensations pensées ; et ce ne serait ni la pensée empirique ni les sensations en tant que remous d'un corps qui lui donneraient des sens pertinents. Ce serait l'action de la pensée qui donnerait des significations aux réalités en traversant toutes les donations, y compris les plus sensibles et les plus chaotiques.
Ainsi pensons-nous nos sensations dans leurs limites, leurs profondeurs et leurs élévations[2] ! Et notre pensée ne s'y laisse pas enfermer ! Elle sait qu'elle ne se réduit pas à ce qu'elle sent ni à ce qu'elle perçoit, et que c'est bien elle qui imagine ce qu'elle veut sentir, par exemple en touchant par le regard ce qu'elle synthétise. La réalité naturelle n'est alors que ce qu'elle devient dans l'expression de sa puissance qui contient en elle ses propres affirmations et négations, précisément à partir des capacités de l'esprit à nier la passivité des sensations pourtant en devenir.
Une interprétation matérialiste de ce devenir est-elle ensuite possible ? Assurément non, car elle ne rendrait pas compte du processus qui fait intervenir le simple don essentiel de l'infini dans le fini, dans et par l'esprit qui traverse le réel en structurant ses épreuves matérielles, aléatoires et complexes.
En revanche, lorsque les donations du réel sont interprétées dans leurs surgissements relatifs, comme dans les actes naturels qui accomplissent la prolifération indéfinie du réel, c'est le schème[3] d'un contact intellectuel simple avec la donation globale du réel qui donne un sens à tous les contacts sensibles en les traversant activement.
Dans ce prolongement, c'est donc la pertinence d'une philosophie naturaliste, ni matérialiste ni idéaliste, de refuser de réduire les idées du réel à un mystérieux effacement [4] des impressions sensibles, ou bien de nier que demeurent toujours d'obscures profondeurs sensibles dans le réel.
S'impose pourtant une nette distinction, et non une opposition, entre l'essence du réel exprimé comme don de l'infini dans le fini et l'existence des êtres que la plus minime donation du réel fait proliférer de deux manières différentes, soit en valorisant l'apparition essentielle de chaque objet hors de l'invisible (comme une analyse phénoménologique peut la décrire), soit en découvrant comment s'effectue le processus d'accomplissement existentiel de chaque apparition à la fois dans le champ des possibles et au bord de l'impossible.
Dans la seconde manière qui peut prolonger la première en la dépassant, une interprétation naturaliste du don du réel devrait pouvoir compléter les variations graduelles du phénoménisme, donc ne pas en rester à de simples accords visibles entre de multiples perspectives possibles, et seulement possibles du réel. Dépasser le phénoménisme implique alors de s'ouvrir sur l'ensemble des innombrables donations conscientes et inconscientes de la Nature afin d'en clarifier les contacts.
En conséquence, une philosophie naturaliste se limitera à de claires interrogations raisonnables concernant tous les faits produits dans ce monde. Cela signifie que cette philosophie ne transgressera pas les limites raisonnables de l'expérience, mais qu'elle restera au bord de l'inconnaissable, sans pour autant en rester à l'inconnaissable. Alors, aucun savoir ne sera complet ni définitif, et la pertinence de ce qui semblera seulement probable suffira pour éclairer et organiser un peu les formes dispersées et souvent obscures de ce monde. En effet, le réel terrestre, possible et virtuel, se déploie dans un constant devenir qui ne se révèle jamais complètement puisque, comme l'affirmait Nietzsche, il demeure imprévisible : "Dans le temps infini et dans l'espace infini il n'y a pas de fins : ce qui est là est là éternellement, sous quelque forme que ce soit. Quel monde métaphysique il doit y avoir, il est impossible de le prévoir." [5]
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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