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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La conquête et l'amour du réel

Pissarro

Pissarro

La création de probables vérités naissantes et l'amour du réel

 

   N'étant pas d'abord déterminé par des a priori rationnels, le processus de la connaissance du réel requiert pourtant de supposer un ordre, certes sous-jacent et abstrait, comme celui que met au jour les mathématiques. Pour cela, eu égard à l'inachèvement de la présence des réalités terrestres, y compris des plus épanouies, comme pour Bachelard, le cheminement rationaliste de la recherche prévaut d'abord sur l'empirisme : "Le sens du vecteur épistémologique nous paraît bien net. Il va sûrement du rationnel au réel et non point, à l'inverse, de la réalité au général comme le professaient tous les philosophes depuis Aristote jusqu'à Bacon." [1] En effet, les profondeurs des choses ne sont pensables qu'à partir d'une interprétation fondée sur le caractère universel et nécessaire du don éternel du réel qui rend ensuite possibles ses altérations dans sa manière d'apparaître d'une manière seulement changeante et inachevée, sans doute aussi parce qu'il est alors réduit à l'affirmation des instincts, des sensations et des émotions.

   De plus, le don du réel n'étant jamais complètement montré ou réalisé pour les êtres humains, comme Bachelard, nous devons donc construire nous-mêmes nos réalités, comme en mathématique[2], puis en dépassant les démonstrations[3] qui sont constitutives d'une interprétation rationnelle du réel [4]qui sera instantanément créée, puis longuement méditée : " La réalité devrait apparaître comme une conquête de l'Esprit, la conquête décisive et dernière de la pensée discursive.(…) La direction de notre effort vers le réel est d'une netteté inflexible. C'est une conquête, non une trouvaille. Notre pensée va au réel, elle n'en part pas. À aucun moment nous n'avons trouvé une réalité qu'on connaîtrait par abstraction progressive ; toujours nous avons eu affaire à une réalité qu'on formait en amassant des relations."[5] 

   En conséquence, il n'y a pas une concomitance entre le don universel du réel et ses effets empiriques[6], sans doute parce que le don du réel s'effectue dans l'évidence première d'un don pur et essentiel qui englobe tous les dons et tous les retraits possibles, notamment lorsque de multiples formes provisoires apparaissent en étant animées par les forces transversales de l'esprit. Car ce dernier agit sur la dimension physique du réel en rendant possible une perspective éthique où, déjà pour Spinoza[7], prévalait un amour intellectuel de la réalité rationnelle et éternelle de la Nature sur toutes les dérives fictives, erronées et chaotiques de la matrice matérielle…

   Ou bien, très différemment, comme pour Bachelard, intervient plutôt la valeur remarquable d'un amour irrationnel et inconditionnel, voire surréel, qui inspire des interprétations provisoires[8] en synthétisant ce qui a été pensé avec pertinence ou non : "Ce n'est pas la connaissance du réel qui nous fait aimer passionnément le réel. C'est le sentiment qui est la valeur fondamentale et première. La nature, on commence par l'aimer sans la connaître, sans la bien voir, en réalisant dans les choses un amour qui se fonde ailleurs. Ensuite, on la cherche en détail parce qu'on l'aime en gros, sans savoir pourquoi." [9]

   Dans ce prolongement, la transversalité de l'amour qui rapproche, renforce les affinités, ou éloigne les différences sensibles d'une manière parfois surréelle, met le désir de connaître sur la voie d'une possible réalisation de ses propres potentialités humaines d'une manière ouverte et solidaire, donc sans se refermer sur sa seule nature existentielle, notamment afin de mieux s'insérer dans le monde terrestre et de s'en réjouir.

   Pour réaliser ce projet qui peut être altéré par les errances de l'imagination, il faudra donc décider de faire l'éloge des sens et des valeurs du réel en valorisant l'amour qu'on lui porte, c'est-à-dire en accomplissant au mieux ses propres potentialités, et surtout en les accordant et en les partageant avec le monde et avec les autres. Ensuite, de nouveaux éloges devraient pouvoir témoigner d'un certain bonheur d'exister, y compris dans ce monde terrestre inachevé, parfois cruel, car chaque faiblesse peut être néanmoins sublimée ou transfigurée par de brefs contacts avec l'éternelle infinité de la Nature. Pour cela, il faudra reconnaître, comme Spinoza, que dans chaque acte d'amour, c'est la Nature qui s'aime ainsi elle-même en se créant éternellement d'une manière divine, et même si cet amour devient parfois fictif ou démoniaque pour certains êtres humains.

 

 

[1] Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, PUF, 1949, p. 4.

[2] "On démontre le réel, on ne le montre pas." (Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, PUF, 1934, p.15). 

[3] "Le réel est toujours un objet de démonstration." (Bachelard, La Philosophie du non,  PUF, 1940-1973, p.89-90).

[4] "Les garanties de réalité sont finalement d'ordre mathématique et le philosophe pourrait dire : donnez-moi des conditions mathématiques invariantes, et je vous ferai une réalité." (Bachelard, La Valeur inductive de la relativité, Vrin, p.240-241).

[5]  Bachelard, La Valeur inductive de la relativité, Vrin, pp.11 et 241.

[6] "L'empirisme a besoin d'être compris ; le rationalisme a besoin d'être appliqué." (Bachelard, La Philosophie du nonop.cit., p.104).

[7] "Car si l'âme, tandis qu'elle imagine comme présentes des choses qui n'ont point de réalité, savait que ces choses n'existent réellement pas, elle attribuerait cette puissance imaginative non point à l'imperfection, mais à la perfection de sa nature, surtout si cette faculté d'imaginer dépendait de sa seule nature, je veux dire (par la Déf. 7, partie 2) si cette faculté était libre." (Spinoza, Éthique, I, proposition XVII, scolie).

[8] "La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais «ce qu'on pourrait croire», mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point." (Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.13).

[9] Bachelard, L'Eau et les rêves, Corti, 1942-1971, p.155.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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