Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
26 Mai 2020
En tant que langage singulier, plus sensible qu'intellectuel et plus énigmatique qu'univoque, l'art est d'abord créatif. En effet, ses formes, ses couleurs, ses sonorités ou ses mots dépassent toutes les réalités naturelles en les rendant non seulement singulières, mais surtout en soulignant un écart considérable avec elles. Or cet écart, d'abord vécu par l'artiste entre le vocabulaire de la nature et le sien, est renforcé par les multiples significations qu'il rend possibles pour chaque récepteur. Pourtant, cet écart entre l'art et la nature, le monde singulier d'un artiste et le monde des choses naturelles, est précisément ce qui suscite un amour créatif et imprévisible de toutes les différences, y compris les plus extrêmes, comme l'amour entre l'un et le multiple, l'identité et l'altérité, l'ancien et le nouveau, la présence et le manque, le temporel et l'intemporel…
L'amour des formes de l'art, certes préphilosophique, est précisément créatif lorsqu'il relie, de manières changeantes et différentes, tous ces écarts, toutes ces différences, en procurant chaque fois le plaisir désintéressé d'osciller entre deux mondes pourtant inséparables (visibles et invisibles). Et ces écarts permettent à chacun de privilégier l'un ou l'autre, soit en fonction d'un clair désir de vérité supérieur à toutes les illusions, soit en fonction d'un mentir-vrai (Aragon) qui aime ses feintes plus ou moins pathétiques, ses envoûtements et ses ambiguïtés, notamment lorsque le doux mensonge de la sonorité des mots, comme pour Nietzsche, altère la possibilité de conceptualiser sans empêcher d'aimer ce manque de sens : "Les sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel diaprés." [1] Dans ces conditions, les formes artistiques entrelacent leurs devenirs incertains en fonction de possibles accords rythmés entre les sons et les couleurs du monde : "Au bruit des sons, notre amour danse sur des arcs-en-ciel multicolores." [2] Ainsi les œuvres d'art donnent-elles soit à aimer la nature dans ses vérités à partir de ses créations de sens, soit à aimer l'absurde épreuve d'un lien avec l'impossible en fonction de maquillages, de vaines parures ou de quelques masques décoratifs.
Lorsque la simulation domine dans l'art, l'amour des formes énigmatiques et dérisoires ne concerne que des simulacres, des reflets lointains et affaiblis des êtres naturels, plus précisément des apparences artificielles qui semblent se jouer de leurs aspects dérisoires dans l'attente éventuelle d'un possible retour de leur valeur perdue. En effet, ce manque d'être n'est pas définitif, il crée ensuite un pont avec la plénitude d'être que la puissance de l'amour lui inspire nécessairement pour le rendre créatif. Car le devenir du jeu des formes, comme celui de l'imagination avec l'entendement chez Kant, comme celui de l'amour entre les êtres humains, s'accompagne d'un plaisir sans fin et désintéressé qui requiert, pour Jankélévitch, un équilibre entre les forces en présence : "Plus il y a d'être, moins il y a d'amour. Moins il y a d'être, plus il y a d'amour. L'un compense l'autre. (…) il s'agit de faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être et de volume ou à l'inverse, de doser le minimum d'être ou de mal nécessaire compatible avec le maximum d'amour." [3]
En revanche, lorsque l'amour des formes est remplacé par l'amour de sa propre créativité, quel que soit l'objet produit ou exhibé (un ready-made par exemple), cette sorte de révolte ne cherche pas à imiter un modèle naturel, [4] car elle refuse spontanément tous les modèles, y compris celui de la propre singularité d'un artiste. C'est la seule créativité, même dans ses provocations destructrices et dans ses bizarreries, qui est alors aimée dans sa toute-puissance débordante, et non les idoles que les historiens de l'art déposeront dans les Musées.
Par delà mensonges, simulacres ou révoltes, l'amour de l'art peut également créer, dans d'autres perspectives, un lien sensible et heureux avec la nature, sans pour autant chercher à l'imiter, car ladite nature s'exprime elle-même en créant indirectement dans des formes singulières, un jeu indéfini, donc sans fin, entre ce qui apparaît et ce qui se dérobe, tout en témoignant d'une union complexe entre des épreuves sensibles et intellectuelles dont chacun ignore les limites. Dans ces conditions, ce qui est perçu dans l'art est aussi imaginé, ce qui est imaginé est également perçu, ce qui est présent dans la mémoire s'efface un peu, et ce qui est effacé inspire encore. La nature donne ainsi à penser, à imaginer, à mémoriser et à sentir dans l'art d'une manière incontrôlée sa glorieuse réalité, entre superficialité et profondeur, loin de toute fausseté ou simulation mensongère, en nous permettant de sauter d'une forme sonore ou imagée à une autre sans trouver un possible achèvement dans ce devenir créatif, hormis dans le bref plaisir d'y participer à chaque instant.
En effet, cet amour des formes de l'art rapporte joyeusement son propre moi à un autre monde, loin de la banale répétition des faits ordinaires qui manquent de force. Car c'est bien la puissance des formes nouvelles qui est aimée dans l'art, notamment parce qu'elle relie les formes sensibles, dynamiques et complexes de la nature d'une manière singulière, ravissante ou émouvante, par exemple à la manière de Cézanne lorsqu'il touchait ainsi les profondeurs du monde : "Ma toile pèse, un poids alourdit mes pinceaux. Tout tombe. Tout retombe sous l'horizon. De mon cerveau sur ma toile, de ma toile vers la terre. Pesamment." [5] Les images, les sonorités et les mots de l'art font ainsi aimer le dépassement créatif où des êtres humains ajoutent des formes plus vivantes et plus expressives à celles du devenir variable et incertain de ce monde.
En tout cas, l'amour entrelace toutes les forces créatrices en les rendant plus intenses, condensées, unifiées et significatives (même d'une manière expressive et symbolique), par exemple en transfigurant l'inachevé et l'éphémère. Alors des apparences floues, suggestives, fuyantes, fugaces, indéterminées, insaisissables, vaporeuses ou brumeuses, comme dans un tableau de Turner, vibrent en suspens, entre proche et lointain. Ou bien l'amour créatif de la divine Nature rend possible, comme ce fut le cas pour Cézanne, d'unir les formes condensées des choses à leur fraîche évaporation, précisément "pour vivre d'une moitié humaine, moitié divine, la vie de l'art." [6] Dans ces conditions, une ultime réconciliation surgit, elle remplace alors l'amour de l'indéfini (d'une actualisation progressive des êtres) par l'amour de l'infini qui dépasse de toutes les mesures en nouant un dialogue secret entre toutes les choses qui semblent annoncer de nouveaux mondes, sans doute encore plus étranges et plus merveilleux…
[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le convalescent, 2.
[2] Nietzsche, Ibidem.
[3] Jankélévitch, Le Paradoxe de la morale, op.cit, p.150.
[4] Comme Diderot, par exemple, dans le Salon de 1765, Œuvres complètes, t.VI, p.16.
[5] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, Macula, Paris, 2011, p.194.
[6] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., p.188.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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