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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le langage du cinéma

Le langage du cinéma

 

- Le plan.

 

   Le plan est-il l'élément simple à partir duquel un film est organisé ? Sans doute pour des œuvres qui font fi de la singularité créatrice d'un auteur en attribuant au fait cinématographique une réalité indépendante qui implique d'aimer les clichés, c'est-à-dire les images bornées et figées des choses (en fonction d'aspects pratiques, coutumiers ou conservateurs). Comme l'écrit Deleuze, le cliché "cache l'image" (Cinéma 2, Minuit, 1983,  p. 33) ; il ne fonde donc aucune métaphore. Comme une carte postale figée par son évident manque de vitalité et d'originalité, il nie quelque chose dans l'image, notamment son destin de résister au vide (comme le fait l'imagination). Certes, ce n'est pas le cas dans les films de René Clair où les clichés sont inséparables de la vitalité des personnages qui se laissent emporter par des mouvements musicaux et par une inspiration surréaliste plutôt délirante.

 Mais cette transfiguration du banal est-elle encore possible dans un cinéma expérimental et sans auteur ? Assurément non. Du reste, ce n'est pas le cas lorsque la caméra-œil de Vertov transfigure, grâce au montage, la banalité des plans enregistrés. Le souffle de la Révolution multiplie alors les perspectives avant de les orienter et de leur donner un sens. Les plans sont des moyens, non des fins.

   Car un risque demeure, celui de conceptualiser les plans, c'est-à-dire de les réduire à une approche abstraite qui anéantirait toute devenir humain. C'est ainsi qu'un plan pourrait être absorbé par une illusoire unité formelle, même consistante, où sa conceptualisation ignorerait l'instant de sa disparition, alors que cette dernière permet de faire surgir de nouvelles forces créatrices. Certes, pour Deleuze, le plan (dans sa durée propre) ne demeure pas privé de spontanéité, mais il paraît indifférent à l'égard de son fatal anéantissement : "Le plan, c'est l'image-mouvement. En tant qu'il rapporte le mouvement à un tout qui change, c'est la coupe mobile d'une durée." (Cinéma 1 - L'image-mouvement -, Minuit, 1983, p.36) Ce point de vue impersonnel est-il vraiment souhaitable ? Une coupe de la durée n'ignore-t-elle pas la possibilité, très singulière, d'ouvrir les portes du devenir sur du vide, voire sur quelques ruptures imprévisibles ?

  Car une autre perspective est possible, celle où le cadrage, non distinct du mouvement d'une œuvre, réalise un accord, certes complexe, entre un destin (ou un mécanisme) et une liberté. Chaque plan, comme un trait dans une œuvre picturale, accomplit alors une action singulière qui précise ce qui est montré (en le cadrant provisoirement) tout en instaurant une union ambiguë entre ce qui est mobile (la durée de l'action dans le plan) et le rayonnement de ce plan isolé. L'intention de souligner un jeu, un écart, un vide (comme pour mouvoir une porte), permet également d'aérer les multiples éléments rassemblés. Enfin, les plans peuvent multiplier les perspectives d'un film sans être les coupes d'une durée préétablie. C'est d'ailleurs ce qui se produit lorsque le plan présente des images décentrées, en partie masquées, décadrées, reflétées par un ou plusieurs miroirs, déformées, voire superposées sur d'autres plans (dans Napoléon -1927- d'Abel Gance par exemple)… Du reste, un plan-séquence avec profondeur de champ empêche de découper l'espace-temps perçu. Par exemple, le même plan-séquence s'étire dans tout le film d'Hitchcock, intitulé La Corde (1948), en remplaçant la coupure brutale d'un montage des plans par les mouvements souples de la caméra.

 

-  Cadrages et décadrages.

 

   Il y a, en fait, une écriture spécifique au ci­néma parce que, en tant qu'art, il rend possible l'utilisa­tion d'une syntaxe propre, ni romanes­que ni théâtrale, qui fractionne à sa manière l'espace et le temps ou bien qui le densifie en fonction de l'importance qu'il donne à divers choix : celui du ca­drage (insert, gros plan, plan rap­proché, moyen, d'ensem­ble), celui de la profon­deur de champ ou non, celui de divers mouvements de la caméra (panoramiques, travellings), et celui de la du­rée propre d'un plan.

   Le gros plan, par exemple, vi­suel ou vocal (comme un bruit ou un cri) intériorise un drame et renforce les émotions à par­tir d'une appa­rence isolée, fraction­née, à la fois proche et brute. Il permet de juxtaposer dans le même instant un objet et un visage, à l'inverse du montage qui les juxtaposerait dans la durée.

   Par ailleurs, le cadrage clôt mystérieusement une image-son lorsque cette dernière rassemble les décors, les déplacements des personnages et les objets dans le même plan. Mais, préparée avant le tournage, cette clôture, comme chez Antonioni, peut ouvrir sur un espace vide, désertique. Ou bien, à l'opposé comme chez Welles, le cadrage révèle une ferme volonté de saturer l'image. Il enferme ! En tout cas, chaque cadrage crée, comme dans l'art pictu­ral, un espace plastique avec des hauteurs, des largeurs, des profondeurs, des contrastes de couleurs ou de lu­mières, des symétries, des horizontales, des verticales, des diagonales et des contre-diagonales… Et l'angle du cadrage peut intervenir pour faire prévaloir un sol qui écrase (plongée) ou un ciel qui libère (contre-plongée), voire d'écrasants plafonds en contre-plongée (Welles).

   Il y a décadrage, enfin, lorsque les visages ou les objets sont coupés par le bord de l'écran. Cette abstraction produit un double effet : centripète (d'intériorisation contrainte sur une partie de l'image) et centrifuge (d'ouverture sur un autre cadrage, ou bien sur l'infini qui est hors champ).

 

- Les mouvements.

 

 

   Chaque film est animé par de multiples mouve­ments ; son écriture pouvant s'inté­rioriser ou bien raconter simplement une histoire, avec plus ou moins de lyrisme, de tragique, de comique ou de romanesque.

   Mais c'est d'abord dans chaque plan cinématographi­que que surgissent en même temps les mouvements multiples qui rapportent un plan à d'autres (par un montage narratif ou parallèle) ou à des mouvements internes au plan lui-même : avec des lignes ascen­dantes ou non, avec des mouvements intenses de lumières et d'ombres, peut-être en clairs-obscurs, voire en figeant l'action à l'intérieur de l'image (par le temps mort d'un long silence blanc ou d'une image noire), mais aussi avec des mouvements de la caméra (panoramiques, travellings).

   Le devenir de ces mouvements multiples, souvent entrelacés et parfois insaisissables, n'apparaît certes jamais en tant que tel, comme le ferait le mouvement d'un pur devenir dans un monde sans vide.  Car, le cinéma ne peut pas être défini comme l'art du mouvement, c'est-à-dire de l'imperceptible ;  ce que seule une âme capable de se saisir elle-même comme acte pur pourrait éprouver. En fait, les mouvements qui animent un écran rassemblent confusément de multiples devenirs : d'abord ceux, hésitants, de la création de l'œuvre, ensuite ceux des quelques pensées qui s'y rapportent, et enfin ceux qui apparaissent à l'intérieur des formes, notamment dans des relations dynamiques entre le visuel et l'auditif, voire avec le silence.

   Chaque film possède ainsi ses propres rythmes grâce au montage ou au découpage en déterminant la durée de chaque plan. Ce rythme obéit au tempo du style de l'auteur : lent, il peut angoisser (Ku­brick) ou bien sacraliser (Dreyer) ; rapide, il peut vi­vifier ou bien alié­ner, énerver… L'image et le son peuvent, du reste, ne pas coïncider et avoir des rythmes non syn­chrones. Mais, pour que la cohérence d'une œuvre (et de son auteur) puisse être don­née librement à penser, l'écriture du film ne doit faire prévaloir ni de trop violentes émotions, ni la fasci­nation de l'aura ou de la photo­génie de ses acteurs. Pour cela, comme le revendi­quait Jean Epstein avant 1936, il vau­drait mieux faire "des films où il se passe non rien, mais pas grand-chose." (Cité par Marcel L'Herbier dans Intelligence du cinématographe, Corréa) Anto­nioni s'en souvien­dra, notamment dans L'Av­ven­tura (1960).

   Les mouvements d'un film sont du reste souvent dépendants à la fois de l'intériorité des personnages et de la volonté du cinéaste. Lorsque ce n'est pas le cas, parce que l'auteur préconise un regard objectif, le mouvement peut être figé. C'est ainsi que Godard semble paradoxalement fixer dans ses images l'impossibilité d'une réelle présence des apparences. Tout est donné en bloc, en vrac, mais non fusionné, car ces apparences ne s'accrochent pas à l'instant clair d'une présence qui distinguerait brièvement l'avant et l'après, des souvenirs et des projets, avant de bifurquer vers d'autres devenirs, comme c'est le cas dans Paris qui dort (1923) : "Dès son premier film, René Clair avait impressionné Vertov en dégageant de tels intervalles comme des points où le mouvement s'arrête, recommence, s'inverse, accélère ou ralentit : une sorte de différentielle du mouvement." (Deleuze, Cinéma 1 - L'image-mouvement- , op.cit., p. 65)

 

 

 

- Le hors champ et la voix off.

 

 

   Le rapport au vide, à l'intérieur d'un film, peut être libérateur, aussi bien pour un auteur que pour les spectateurs. Mais une autre ouverture importante est également possible en créant un rapport au dehors des apparences visibles (le hors champ) ou une intervention du dehors (la voix off). Plus précisément, le hors champ est à la fois présent durant le tournage (par le cadrage) et dans la salle obscure qui ne supprime pas son dehors initial... Par ailleurs, le hors champ (de l'absence, de l'infini ou de l'avenir des apparences) est inséparable de celui qui anime l'inspiration d'un auteur, c'est-à-dire son propre impensé qui agit sur ce qu'il va décider de montrer ou non. Le hors champ peut d'ailleurs être le vide (neutre) à partir duquel un auteur se déterminera librement. Ce vide précède alors tous ses choix en créant au mieux l'Ouvert de son film.

   Le hors champ  crée également une disjonction asymétrique entre le cinéaste (qui donne à voir et à entendre) et le spectateur comme récepteur passif et pourtant capable de penser, d'interpréter, d'aimer, de fuir... En tout cas, c'est à partir de ces divers rapports au hors champ, plutôt neutres dans un documentaire, ou sources de la transposition des apparences dans une création singulière, que se constituent les choix les plus importants : ce qui devra rester invisible (par exemple lorsque l'écran deviendra complètement noir ou blanc), ce qui résultera d'un faux raccord (une ouverture sur l'imprévisible), et ce qui restera non révélé.

   Cependant, le hors champ crée aussi un effet d'éloignement à l'égard des images qui sont ordinairement perçues. Car il rend subjectif tout constat objectif (l'espace observé n'est pas plus saisissable que celui d'un rêve). Ou bien, comme Antonioni, le hors champ paraît communiquer avec des espaces vides. C'est le cas dans L'Éclipse, et chez Godard dans Le Mépris. Par ailleurs, lorsqu'il exprime des fantasmes, le hors champ semble agir pour réduire l'espace perçu à des lignes, et les surfaces à des formes abstraites, comme chez Robbe-Grillet. (Pour un nouveau roman, Minuit, p.66)

   D'un point de vue global, le langage cinématographique associe l'œil et l'oreille de la caméra sans parvenir à créer un art total. Car des tensions et des ruptures subsistent dans tout enregistrement objectif. L'espace in est en effet nié par l'espace off, la voix in par la voix off. En conséquence, lorsqu'il veut tirer pro­fit de son incapacité à réaliser un art total ou objectif, le cinéaste peut, à des fins expressives, accentuer cet échec et rendre non synchrones le son et l'image d'une séquence. Ou bien une musi­que, un silence, des paroles ou des bruits, peuvent précéder une séquence, voire se prolonger dans une autre séquence. L'effet est alors fortement créatif : "Robert Bresson a souvent insisté sur cette op­position : l'image montre et, ce faisant, coupe en général la suggestion ; le son, lui, est infiniment plus apte à suggérer." (Claude Ollier, Art et science : De la créativité, 10/18 n° 697, 1972,  p. 138)

 

 

- Les variations du montage.

 

 

   Un film d'auteur constitue le plus souvent sa propre durée grâce au montage qui a pu faire penser à des "ciseaux poétiques". (Claude Ollier, Art et science : De la créativité, 10/18 n° 697, 1972,  p. 138) En tout cas, le montage est l'axiome majeur de l'art des devenirs (aux mouvements multiples et hétérogènes) qu'accomplit le cinématographe. Com­ment ? En fait, il est ordinairement effectué à par­tir d'un rap­port fractionné entre des plans, soit d'une ma­nière ex­terne (a posteriori, c'est-à-dire en juxtaposant des plans hétérogènes comme chez Koule­chov et Poudovkine), soit d'une ma­nière interne (au tournage en instaurant la continuité d'un plan-séquence). Plus précisément, le montage exprime aussi les mouvements de la pensée du cinéaste. Ces derniers sont soit métaphoriques, soit métony­mi­ques, soit simplement narratifs. Dans le premier cas, le montage condense des frag­ments, dans le deuxième il les dé­place, dans le troisième il les rassemble selon une intention des­criptive.  

   En tout cas, le montage permet de multiples actions créatrices. Il peut, par exemple, être contrasté en rassemblant des plans bruts qui se contaminent entre eux. Ou bien, musical, lyrique, voire épi­que, il articule des rythmes multiples (mélodiques, fébriles, ralentis). Ou bien, seu­lement narratif, soit il suit une ligne continue, soit il ef­fectue des retours en arrière, soit il crée des relations pa­rallèles par succes­sion de simultanéi­tés, comme dans l'expérience de Koulechov qui rapportait trois gros plans identiques de l'acteur Mosjoukine à divers objets : "Un homme souriant qui regarde une assiette de potage est un glouton ; s'il regarde avec le même sourire, une femme morte, c'est un cynique." (Michelangelo Antonioni , Cinema Nuovo  n° 167, 1964) La juxtaposition de deux plans accentue en effet le devenir complexe de la réalité cinématographique en lui apportant de nouvelles tensions, unifications, totalisations, distances… Et elle produit chaque fois des effets métaphoriques ou métonymiques qui intensifient les sens au lieu de les addi­tionner.

   Par ailleurs, ces effets peuvent avoir trois causes différentes : une volonté de raccord, une intention de coupure, ou bien une recherche de faux raccord. La première cause rejoint d'ailleurs la deuxième, car il n'y a raccord qu'à partir d'une coupure, mais toute coupure requiert soit un raccord, soit un faux raccord.  Ce dernier est un rapport déconnecté entre des plans qui produit une dissonance, donc un effet de surprise dû au surgissement d'une imprévisible et étrange relation nouvelle. En tout cas, pour Eisenstein, le raccord est le principe du montage puisqu'il accomplit seul l'idée générale du mouvement d'un film. Et cette idée s'oppose à toute volonté de rendre compte de l'intégrité du réel. Le montage crée en effet des intervalles arrêtés et des écarts vides qui ne recouvrent pas toutes les extensions imprévisibles du réel.

   Concernant le rôle du montage, Deleuze souligne l'importance de quatre styles collectifs dans  l'histoire du cinéma : "La tendance organique de l'école américaine, la dialectique de l'école soviétique, la quantitative de l'école française d'avant-guerre, l'intensive de l'école expressionniste allemande." (Cinéma 1 - L'image-mouvement -, op.cit., p. 47) Plus précisément pour lui, la tendance organique de l'école américaine serait empiriquement (et pragmatiquement) dualiste, binaire. Elle préconiserait donc le montage parallèle entre des plans alternés, différenciés et convergents. En revanche, l'école soviétique préconiserait un montage d'opposition et d'attraction (fondé sur des intervalles, des coupures). Ce montage serait dialectiquement déterminé par des relations vitales (voire humaines) intrinsèquement dynamiques, consciemment pathétiques par compression et par explosion, et surtout différentielles dans leurs sauts qualitatifs (par exemple lorsqu'il y a insertion d'un intervalle instantané, d'un instant bondissant, voire une attraction ou une association entre divers gros plans). Ensuite, l'école française d'avant-guerre serait constituée par son réalisme poétique souvent associé à une stylisation grise qui hésiterait entre des mouvements relatifs (interrompus) et  absolus (simultanés), hétérogènes (en surimpression ou en polyvision chez Abel Gance dans Napoléon - 1925-26) ou homogènes (mécaniques chez René Clair dans Un Chapeau de paille d'Italie -1927). Enfin, l'école expressionniste allemande concentrerait violemment tous les modes d'expression de la dislocation en intensifiant les extravagances des contrastes. Les ombres, les clairs-obscurs, les lumières et les mouvements puissants, voire extensifs, de l'instinct vital des hommes, détruiraient tout. Ne subsisterait qu'une totalité non organique, qu'un monde-chaos en constant mouvement, sombre et lumineux, ainsi que des pensées impersonnelles qui ne réconcilieraient pas l'Esprit avec la Nature, comme ce serait le cas dans un projet romantique.

   À l'opposé de ces divers styles collectifs plutôt indifférents aux auteurs, donc d'une manière singulière, le montage permet parfois de caractériser le style d'une œuvre. Chez Antonioni, dans la dernière séquence de L'Éclipse (1962), le montage propose par exemple une constellation de plans autonomes qui, en tant que fragments juxtaposés, pourront être librement interprétés (donc sans imposer une thèse préalable). Le sens, impliqué et non appliqué, sera créé par le spectateur. Il dépendra du rapport subjectif et parfois imprévisible entre les plans et non de quelque lecture objective ou de quelque volonté de convaincre.

 

 

-   Le montage et ses significations abstraites selon Eisenstein.

 

 

   Dans la perspective très singulière du cinéma d'auteur, chaque film accomplit l'art des mouvements multiples et hétérogènes que le cinéaste a déterminé, soit à l'intérieur des images (par des déplacements de la caméra, des personnages ou du décor), soit à l'extérieur des images par le montage entre les plans. Dans le second cas, la signification esthétique du montage n'est jamais objective. Elle varie d'ailleurs selon les cinéastes. Néanmoins, dans leur manifeste (Za­javka) de 1928, Alexandrov, Eisenstein et Poudovkine avaient attribué au montage un rôle fondamental plutôt objectif. Il devait à leurs yeux imposer impérialement et efficacement aux spectateurs des processus psychologiques attractifs et didactiques, afin de transmettre des sens préétablis, notamment révolutionnaires. Et ces processus devaient s'effectuer à partir d'une très vive concentration dramatique. Car il s'agissait d'abord pour ces cinéastes de participer activement à la révolution soviétique avant de créer des films artistiques. Mais si l'on admet qu'une dimension irrationnelle appartient à tout devenir sonore et imagé, comment cette communication didactique (même si elle se veut également lyrique ou épique) pourrait-elle dépasser le stade des affects et s'élever vers une prise de conscience (y compris politique) ?

   Pour Eisenstein la juxtaposition de deux plans (chacun étant considéré comme une cellule dynamique et autonome) nécessitait de créer une combinaison métaphorique qui devait être plutôt construite par opposition (par choc entre deux cellules indépendantes) que par condensation ou déplacement. En tout cas, Eisenstein savait bien ce qu'il voulait faire lorsque la juxtaposition de deux plans-cellules cherchait à souligner un conflit, même si le heurt et la discontinuité entre deux images ne créent ordinairement rien d'autre qu'un oxymore, comme celui d'une obscure clarté ; ces images contradictoires rendant toute conceptualisation impossible. L'oxymore bloque en effet la pensée. Il fascine, car, face à un clair-obscur nul ne saura jamais s'il y a plus ou moins de clarté ou d'obscurité. Pour parvenir à conceptualiser, il faudrait en effet pouvoir prendre quelques distances à l'égard des conflits. Il faudrait pouvoir distinguer précisément un écart précis entre les contradictions, et non les faire éclater en les fusionnant et en espérant qu'une thèse en résultera.

   Cependant, le génie de S.M. Eisenstein (son inventivité) transparaît au delà de ces difficultés, notamment grâce à la densité complexe et humaine de ses films, dans sa transformation du lyrisme social en un hymne révolutionnaire (qui sait d'ailleurs limiter son pathos), et non dans sa volonté de promouvoir une thèse, comme il le prétendait dans sa conférence (donnée à la Sorbonne en 1930) en préconisant un mystérieux processus qui irait "de l'image au sentiment, et du sentiment à la thèse." En réalité, ce processus ne serait possible que si une œuvre d'art pouvait vraiment créer des concepts. Or la nature ambiguë et éphémère de toute image mentale ou filmée l'empêche d'atteindre la cime ou la profondeur universelle d'un concept philosophique. L'image se retire, se dissimule en se donnant, en se livrant. Ses traces dérisoires ne renvoient qu'à des intuitions possibles et à des affects; et non à des concepts ou à une thèse.

   En tout cas, concernant les films d'Eisenstein, comme dans le théâtre de Brecht, le logos demeure inséparable du pathos, sachant que ce dernier est inhérent à toute vie et à toute œuvre d'art. Il y a certes une distinction intellectuelle possible entre les deux, mais nul ne pourrait séparer l'épreuve sensible d'un spectacle et les idées de son auteur. D'ailleurs, Eisenstein était plus rigoureux lorsqu'il évoquait plus précisément "un mouvement affectif" qui pourrait éveiller "une série d'idées". Le conditionnel rend ainsi le mot thèse abusif. Dès lors, la dynamique d'un film donne concrètement à penser, et elle pourrait "déclencher les opérations de la pensée". Il faut, pour cela, que cette dynamique accomplisse des excitations intellectuelles suffisamment intenses pour permettre une formulation cohérente. Une œuvre engagée dans l'action politique, comme celle d'Eisenstein, est donc plutôt le fruit du projet complexe, toujours indéfiniment reformulé, de réaliser une synthèse de la pensée et des sentiments, même si ce projet touche aussi, et surtout, les profondeurs de la vie et de l'inconscience des hommes sans parvenir à les mettre tout à fait au jour. En tout cas, au mieux, ce projet "rend à l'élément intellectuel ses sources vitales, concrètes et émotionnelles". Comment savoir ?

   Dans cette dernière hypothèse, Eisenstein est plutôt un artiste qu'un idéologue ou un révolutionnaire. Du reste, connaissant ses limites, le cinéaste pensait que les images permettent de produire de mystérieuses totalisations symboliques, mais jamais l'unification de toutes les parties d'un ensemble. Par exemple, dans Le Cuirassé Potemkine (1925), il est certes pos­sible d'admettre, comme l'a écrit Béla Balazs, que "visages et roues combattent en commun", (Theory of the film, Londres, 1952, p. 63, et Der Geist des Films, Berlin, 1931), mais cette belle métaphore ne suffit pas pour constituer la thèse de ce chef-d'œuvre. De plus, le processus de l'interprétation s'effectue à partir d'un montage particulier, nommé attractif, qui fait très rarement converger l'attention du spectateur sur des significations claires. Par exemple, lorsque le gros plan d'une vermine précède la chute d'un officier, le procédé attractif n'unifie pas la situation, il la dissèque plutôt. Pour constituer une thèse, il faudrait pouvoir construire un pont pertinent entre le concret et l'abstrait, ce qu'a d'ailleurs vainement cherché à faire le peintre Malevitch dans son Carré blanc sur fond blanc (1914).

   En fait,  les concepts inhérents à une image, ou aux rapports attractifs entre des images, restent inséparables de la dimension sensible, émotionnelle et singulière (donc irrationnelle) de ces images. Béla Balazs le résumait clairement : "Eisenstein n'a pas porté le rationnel dans l'émotif, mais l'émotif dans le rationnel (…) L'unité de la pensée spéculative et du sentiment inconscient est impossible." Dans une œuvre d'art, les concepts empiriques ne sont, en effet, ni contrôlables ni manipulables dans la durée. Ils ne sont présents qu'à partir d'un bref moment, au montage qui est alors dit réflexe par Eisenstein. Ensuite, les concepts possibles sont vite absorbés par les mouvements incompréhensibles et imprévisibles de son écriture filmique, ainsi que par les reliefs imprévisibles de son inventivité … En tout cas, dans Le Cuirassé Potemkine, le processus dialectique inhérent à la narration ne parvient pas à unifier les émotions des spectateurs, ni à passer du quantitatif au qualitatif. Jamais cet hymne révolutionnaire, certes humainement pathétique, ne dépasse dialectiquement et définitivement les contradictions initiales (calme et violence, répression et libération). Car jamais une partie ne pourra tenir lieu du tout, et une multitude de marins révoltés qui ont libéré un cuirassé n'incarneront jamais toute la Révolution, même si chaque spectateur peut espérer être enfin sur le seuil du grand jour d'un triomphe définitif de la Justice.

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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