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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Les Grandes Baigneuses de Paul Cézanne

Les Grandes Baigneuses de Paul Cézanne

 

   La qualité d'une œuvre d'art ne dépend pas seulement de son originalité ; elle doit aussi concerner les épreuves communes à tous les hommes. En se peignant, Montaigne voulait peindre l'humanité entière… Dans ces conditions, la peinture de Paul Cézanne est remarquable : elle rapporte avec vigueur et rigueur, les sensations de l'artiste, présentes et anciennes, conscientes ou non, entre fictions et réalités, aux couleurs d'un monde ouvert à la fois sur les profondeurs et sur les hauteurs de la divine Nature.

   Concernant la figuration de l'homme dans son rapport à la réalité la plus large possible, c'est-à-dire avec l'infinité de la Nature, un tableau de Cézanne intitulé les Grandes Baigneuses (1900-06) a réussi à déjouer la surface plane du tableau afin d'intégrer l'apparence probablement sphé­rique de la Nature, en tout cas afin de donner du relief aux appa­rences d'un monde où se dé­ploient des corps "inondés par un air doré." [1]

   De plus, la structure conique mise en place dans les Grandes Baigneuses fait penser à une vaste voûte gothique qui guiderait un désir as­censionnel vers le bleu du ciel. Cézanne fit ainsi entrer les corps parfois raidis de ses bai­gneuses dans une construction triangulaire de l'es­pace peint qui parut mystique à Kandinsky. Cependant, l'azur reste ici en partie dissimulé par les formes phalliques des arbres qui sem­blent monter vers un point sus­ceptible de procurer sens et valeur aux corps de ces baigneuses aux "fesses rebondies", comme l'a évoqué Cézanne dans un poème. [2]

   Dès lors, pour dire la vérité de son désir de rapporter la finitude de l'homme à l'infinité de la Nature, Cézanne n'a pas seule­ment peint des corps dénudés (afin qu'ils soient plus naturels), mais sur­tout la diversité formelle du monde terrestre dans son ensemble, cette diversité consti­tuant, d'un point de vue matériel, une réalité flasque, molle ou durcie, en tout cas changeante, vieil­lissante et mortelle. Le corps vivant du monde rassemble alors la fibre des éléments naturels (l'eau, l'air, les nuages, les arbres, la terre…) ainsi que les corps de quelques baigneuses, voire celui d'un baigneur dont la main apaisée paraît donner la mesure spirituelle et esthétique du tableau.  Est-ce alors pour refuser de possibles péchés ou pour exprimer d'autres désirs, ceux d'un midi éternel qui entraînerait chacun de bas en haut, de la faiblesse vers la force ? Comment savoir ? En tout cas, il ne s'agit pas, comme chez Francis Bacon, de peindre un bloc de chair et de nerf déformé, fracturé, contracté, étiré ou dilaté…

 

   Au-delà des leurres de la nudité qui ne font que masquer de piètres fantasmes ou les charger du poids de quelques péchés,[3] tous ces corps rassemblés par Cézanne forment le corps dé­nudé, malléable et souple des êtres humains qui tendent vers un possible accord harmo­nieux avec la Nature, notamment en plon­geant dans l'eau qui, comme l'affirmera Bachelard, purifie tous les désirs en les précédant : "Quelle est donc la fonction sexuelle de la rivière ? C'est d'évoquer la nudité féminine. Voici une eau bien claire, dit le promeneur. Avec quelle fidélité elle re­fléterait la plus belle des images ! Par conséquent, la femme qui s'y baignerait sera blanche et jeune ; par conséquent elle sera nue. L'eau évoque d'ailleurs la nudité naturelle, la nudité qui peut garder une innocence. Dans le règne de l'imagination, les êtres vrai­ment nus, aux lignes sans toison, sortent toujours d'un océan. L'être qui sort de l'eau est un reflet qui peu à peu se matérialise : il est une image avant d'être un être, il est un désir avant d'être une image." [4]

   Cette harmonie requiert assurément d'aller au-delà des frustra­tions érotiques et au-delà des désirs lubriques qui cherche­raient à posséder charnellement un corps afin de satisfaire les appétits effré­nés et immodé­rés du coït. Ce qui implique alors de refuser toutes les parures (bijoux, bracelets ou rubans) ainsi que tout ce qui pour­rait détourner les corps, aux formes souples et ins­tables, de leurs raisons lumi­neuses d'exister pudiquement dans la vérité de la Nature, y compris lorsque le soleil "darde complai­samment quelques rayons dorés sur cette belle viande." [5]

   Dans ces conditions où le singulier ouvre sur l'universel, le superfi­ciel sur le profond, le rêve sur un peu de lucidité, le désir char­nel a trouvé, dans la peinture de Cézanne, les conditions d'une remar­quable élévation spirituelle qui semble d'ailleurs attendue, sur l'autre berge, par deux personnages peu distincts. Et, comme dans Les Ménines de Velázquez, ces deux figures regardent dans la di­rection du spectateur. Deux profondeurs alors se rencontrent et dialoguent au cœur de cette partie de la Nature qu'exprime le tableau de Cézanne. Les sensations visuelles y révèlent, en des modulations colorées, très légères et harmonieuses, les sensations épanouies des corps humains qui, à la manière de Cour­bet, sem­blent "dorés comme une moisson".[6]

 

 

[1] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., 2011, p.227.

[2] Cézanne, Correspondance, op.cit., p.377.

[3] Cézanne, selon Émile Bernard, Conversations avec Cézanne, op.cit., 2011, p.111. : "Il me répondit qu'à son âge on avait le devoir de s'abstenir de dénuder une femme pour la peindre (…) Je devinai qu'il était esclave d'une extrême convenance et que cet esclavage avait deux raisons, l'une qu'il se méfiait de lui-même vis-à-vis des femmes ; l'autre, qu'il avait des scrupules religieux et un vrai sentiment que ces choses ne peuvent se faire, dans une petite ville de province, sans scandaliser."

[4] Bachelard, L'Eau et les rêves, Corti, 1942-1971, pp.49 et 52.

[5] Paul Cézanne, Correspondance, op.cit., p.377.

[6] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., 2011, p.241.

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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