Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
15 Avril 2017
Pour Nietzsche, la question "Qu'est-ce que la vérité ?" doit être remplacée par le sens psychologique de cette question : "Qu'est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l'incertitude ? Voire l'ignorance ?" [1] En tout cas, pour le philosophe, la vérité est d'abord "une désignation des choses uniformément valable et obligatoire" [2] qui est donc toute relative, variable et conventionnelle. Ensuite, l'idée de la vérité est associée aux erreurs utiles qui permettent aux hommes de croire encore que le vrai est prouvé par sa valeur utile à la vie, y compris sous la forme d'images transfigurées : "Qu’est-ce donc que la vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires." [3] Au-delà, l'idée de la vérité est inséparable de la subjectivité qui l'exprime en assumant toutes les contradictions d'un monde mû par la Volonté de Puissance, c'est-à-dire par un effort indéfini vers le maximum de puissance jusqu'à en périr. Pour cela, Nietzsche refuse les certitudes des philosophies antérieures (idéalistes notamment), car ces dernières ont fait triompher la volonté du néant sur celle de la vie. En tout cas, il remplace l'hypothèse d'une lointaine vérité universelle par l'épreuve de la véracité qui est inhérente à de multiples instincts très singuliers de la pensée puisque chacun peut savoir s'il dit ou non sa vérité, ou plutôt saisir la vérité de ses divers instincts plus ou moins unifiés, hiérarchisés, intenses ou affaiblis, bien que toujours rattachés à la Volonté de puissance du monde qui les commande. Comment ?
En fait, le processus empirique de la connaissance transpose d'abord une excitation nerveuse en une image (voire en une métaphore), puis en un son, puis ce dernier en l'abstraction d'un mot, puis en un concept qui élargit ainsi (voire universalise abstraitement) la transposition. Mais il n'y a pas de synthèse cohérente possible entre une image et un concept, car il faut que la force d'une sensation imagée se transforme, s'atténue ou se renforce, pour que naisse une forme sonore qui deviendra un concept. Dès lors, pour Nietzsche, le concept dissimule toujours ses obscures profondeurs antérieures, et "nous ne possédons rien d’autre que des métaphores des choses (qui) ne correspondent absolument pas aux entités originelles." [4] Plus précisément, les concepts sont des représentations plutôt claires et distinctes des choses, des repères certes indispensables pour penser, mais qui agissent d'une manière très superficielle : "Notre œil nous retient aux formes." [5] Et ces représentations affaiblies ne dépassent pas la surface inerte de la conscience qui simplifie ainsi le réel, sans doute afin de l'utiliser plus aisément : "Toute forme appartient au sujet. C'est la saisie de la surface à travers le miroir. Nous devons abstraire toutes les qualités." [6]
Néanmoins, ces formes, même privées de forces vives, renvoient aussi à des images physiques et dynamiques de hauteur, de surface, de profondeur, de légèreté ou de lourdeur… Car elles restent un peu attachées aux images qui les ont précédées, aux choses qu'elles désignent et aux mots qui les expriment formellement en réduisant leur puissance sensible. [7] Dès lors, la mystérieuse adéquation d'un mot avec un concept et avec une chose, cette adéquation conforme à l'interprétation traditionnelle de la vérité, n'est pas pertinente[8] puisque des excitations précèdent les concepts et puisque les concepts restent liés à des images, à des constellations d'images qui ignorent les prolongements de la connaissance : "Cette pensée en images n'est pas a priori de nature strictement logique, mais toutefois plus ou moins logique. Le philosophe s'efforce alors de poser, à la place de la pensée en images, une pensée par concept." [9] En conséquence, à la pensée optimiste, mais formelle (donc abstraite) du logicien rationaliste qui oublie la profondeur dynamique du monde qui rend possibles toutes les interprétations en jugeant à partir de la seule conscience des expériences, Nietzsche fait surgir sa volonté de véracité (de dire vrai et juste) au cœur de l'expression pertinente de ce qu'il éprouve en tenant compte de la qualité de ses instincts. Il s'agit alors d'être juste comme l'est par exemple un accord en musique, sachant que seul l'instinct de vérité peut fonder des vertus : "Retrouver son instinct, et par là son honnêteté." [10]
Certes, le philosophe n'ignore pas qu'il y a des conflits multiples entre les instincts : par exemple, entre les instincts de domination et de conservation, ceux-ci étant déterminés par des sentiments différents, par des peurs, par la crainte d'une punition ou d'une souffrance… Mais, quoi qu'il en soit, chaque instinct ouvre toujours différemment sur des affects accompagnés par le sentiment singulier d'une véracité qui s'élargit en découvrant la valeur de la raison d'un corps, lequel est toujours déterminé par le monde de la Volonté de Puissance. Car la véracité (même précaire) du philosophe ne peut se fonder que sur une croyance sincère (du mot latin verax) en sa propre vérité singulière et pourtant mue par les chaos du monde. Dès lors, la véracité ne se prouve pas ; elle s'éprouve uniquement : "La vérité se prouve autrement que la véracité, et la seconde n'est absolument pas un argument en faveur de la première ! " [11]
Cependant, la véracité peut aussi être trompeuse, mensongère ou illusoire, notamment lorsqu'elle est le fruit d'une conscience religieuse coupable, c'est-à-dire lorsqu'elle est le fruit morbide de quelque péché originel. Dans ce cas, en se retournant contre elle-même, en se détachant des forces vitales, en rationalisant abstraitement ses états, la conscience ne saurait purifier les instincts qui la dirigent fatalement. En revanche, lorsqu'elle s'appuie sur des expériences vécues intensément et qui lui montrent pourtant les limites du réel,[12] la véracité, même fragile, permet de nier les convictions idéalistes, toutes les croyances péremptoires et vénératrices, notamment théologiques ou dogmatiques, et de douter de cette illusoire véracité divine qui ne peut que sombrer dans le nihilisme. En tout cas, les idées pures de Dieu, de l'Un et du Tout ne pouvant être vécues d'une manière sensible, la véracité ne concerne donc que le sentiment de chacun à l'égard des réalités vécues qui apparaissent sous des formes imagées ou dans des fictions capables d'unifier les forces chaotiques du monde avec celles des instincts individuels :
" Je ne veux pas voir sur mes montagnes,
de brutales et impatientes vérités.
Que la vérité s'approche de moi aujourd'hui
dorée par le sourire,
adoucie par le soleil, brunie par l'amour, -
je ne veux cueillir de l'arbre qu'une vérité mûre." [13]
En conséquence, le passage des excitations instinctives aux images, aux mots, puis aux concepts, n'instaure pour Nietzsche aucune rupture entre eux et aucune conviction particulière à leur sujet. Il préfère en rester à la véracité de ses paroles discontinues et imprévisibles qui veulent épouser "les coups de dé de l'avenir et du hasard" [14] en aimant les rires, les chants, les danses et les jeux. Mais surtout, son instinct de justice (et de justesse) lui inspire sa plus grande vertu, la seule vertu[15] qu'il se reconnaisse afin de créer, afin d'éclairer et de guider son destin de philosophe : la probité intellectuelle[16] ; même si la franchise de cette honorable bienveillance à son égard ne réalise parfois qu'un équilibre entre des égoïsmes, c'est-à-dire "la reconnaissance réciproque de ne pas se porter tort. Donc procède de la prudence." [17] Cependant, la vertu dominante que Nietzsche revendique, la probité intellectuelle, s'éprouve personnellement sans pouvoir être possédée violemment, comme c'est le cas dans toute possession. [18] Et cette vertu reconnaît qu'elle est "trop haute pour la familiarité des dénominations", mais qu'elle peut être louée sans honte en étant simplement balbutiée. [19] En tout cas, c'est précisément cette probité qui pourra orienter l'instinct de vérité vers une indispensable véracité dans l'interprétation des images, des mots et des concepts. Ensuite, le sensible n'étant jamais séparé des structures qui le présentent, le philosophe pourra constamment souligner ses "erreurs irréfutables" [20] et proposer ses affirmations véraces, même lorsqu'elles sont hypothétiques ou dubitatives, dès lors qu'elles expriment sa plus authentique et tragique créativité :
"Tu parlais, incapable d'humaine tromperie,
Véridique, mais l'air sévère et redoutable." [21]
[1] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, Des préjugés des philosophes,
[2] Nietzsche, Le Livre du philosophe, Aubier, p.175.
[3] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., p. 181.
[4] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., p. 179.
[5] Nietzsche, Ibidem, § 51.
[6] Nietzsche, Ibidem, § 121.
[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 58.
[8] Nietzsche, Le Livre du philosophe, §152.
[9] Nietzsche, Ibidem, § 116.
[10] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 107.
[11] Nietzsche, Aurore, § 73.
[12] Nietzsche, Le Gai savoir, § 51.
[13] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, 1888, De la pauvreté du plus riche. Traduit de l'allemand par Henri Albert, traduction révisée par Jean Lacoste, éd. Bouquins, Robert Laffont, Œuvres **, Paris, 1993.
[14] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 91.
[15] Nietzsche : "On n'a jamais qu'une seule vertu - ou aucune."- Par delà le bien et le mal, § 227.
[16] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 22.
[17] Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 69.
[18] Nietzsche, Le Gai savoir, § 21.
[19] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des joies et des passions, pp. 46-47.
[20] Nietzsche, Le Gai Savoir, § 265.
[21] Nietzsche, Poèmes (1858-1888), À la mélancolie, op.cit., p. 74.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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