Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Décembre 2016
Détail d'un tableau de Jean-Léon Gérôme intitulé Réception du Grand Condé à Versailles (Musée d'Orsay).
Lorsqu'une émotion est à son comble, comme celle de la peur d'un gouffre, elle doit être dominée. Mais, sachant que peu d'hommes en sont capables, faut-il, comme l'a fait Nietzsche, fustiger les faibles, c'est-à-dire les hommes qui, comme dans la dialectique du maître et de l'esclave chez Hegel, ont préféré, afin d'être protégés, subir la domination des forts, des meilleurs, des aristocrates, plutôt que d'affronter le gouffre de la mort ? En tout cas, ce rapport au gouffre peut inspirer d'autres sentiments que celui de la peur, et notamment un sentiment altier que Nietzsche a nommé le pathos ou la passion (Leidenschaft) de la distance. [1]
Plus précisément, ce pathos de la distance (ou des distances) effectue un renforcement des passions sur deux tableaux certes entrelacés : social et individuel. Sur le plan social, le sentiment passionné des distances est l'œuvre d'une aristocratique caste agressive qui a hiérarchisé les hommes et les classes sociales afin de les tenir à distance. Sur le plan individuel, le pathos de la distance est "une aspiration (Verlangen) à un incessant accroissement de distance au sein de l’âme elle-même". [2] En fait, et cela semble positif, cet étirement de l'âme peut élever l'homme hors de sa réelle nature, brutale et barbare, y compris dans la volonté (Wille) d’être lui-même et de se distinguer à partir de ses propres tensions intimes.[3] Lorsque ce n'est pas le cas, le pathos des distances ravivera-t-il la force oubliée des esclaves, des hommes dits inférieurs, ou bien fera-t-il surgir un pathos réactif et fort banal, comme celui de la haine ? En tout cas, rien ne saurait atténuer l'émotion produite par les violentes dominations hiérarchisées de la caste dominante ! Faire souffrir à distance ceux qui sont soumis par la force, dans la distance d'une mystérieuse et arbitraire hiérarchie, ne rend certainement pas ces perverses dominations plus supportables.
De plus, à l'opposé de tout envol possible de la pensée libre vers l'infinité qui peut la hisser au-dessus d'elle-même en exprimant son dépassement sans trop de pathos, notamment lorsqu'elle survole les mots et les choses sans chercher à se les approprier, il ne s'agit en fait pour la caste aristocratique, qui fait prévaloir l'artifice et la force des signes arbitraires de son pouvoir, que de "laisser d'en haut tomber son regard sur des sujets et des instruments." [4]Ainsi ce pathos de la distance impose-t-il, loin de tout souci humanitaire, le "sens supra-moral"[5] d'une élévation et d'un dépassement de l'homme qui ne manque pas de courage et de force physique, mais qui est encore bien loin de rendre possible un amour généreux et surhumain pour tout ce qui est différent ou semblable, par-delà toutes les distances au demeurant aussi instables et fragiles que des traces de pas sur du sable !
C'est ainsi que Nietzsche effleure les distances entre les forces et les faiblesses sans en dénouer la complexité. Sa pensée refuse pourtant le pathos d'une parole qui surplomberait les gouffres par de brillantes métaphores en cherchant à persuader par une actio in distans, par un effet à distance (eine Wirkung in die Ferne). Cependant, lorsqu'il s'agit de dominer ses propres instincts, une hiérarchie s'impose en lui, notamment entre ses multiples pouvoirs : "Une hiérarchie des capacités ; une distance ; l'art de séparer sans brouiller, de ne rien embrouiller, de ne rien «concilier» ; une multiplicité prodigieuse qui soit pourtant le contraire du chaos..." [6] Cependant, le pathos de la distance ainsi promu pourrait être complété par le renforcement d'autres possibilités, notamment par celles de la vie, de l'interprétation, de l'esthétique ou de la vérité… Mais ce pathos pourrait également être dépassé par l'expression paradoxale d'une authentique relation avec la puissance infinie de la Nature dont la volonté s'affirme éternellement sans être pour autant comprise par l'homme : "On n'a pas le droit de demander : qui donc est-ce qui interprète ? C'est l'interprétation elle-même, en tant que forme de la volonté de puissance, qui existe (non comme un «être», mais comme un processus, un devenir) en tant qu'affect (als ein Affekt)." [7]
Quoi qu'il en soit, le pathos de la vie, de l'affect, des instincts ou des pulsions ne saurait être dit clairement. Il ne peut être qu'éprouvé au cœur de la cruelle tragédie de la situation éphémère et confuse des êtres vivants. Pour cela, lorsqu'une existence humaine approche du gouffre obscur de la mort, c'est-à-dire de sa propre nuit, dans des souffrances et dans des peurs impossibles à nommer et à penser puisqu'elles fusionnent avec lui, le pathos de la vie sera peut-être sans aucune autre issue que celle de se transfigurer en vie libre de l'esprit !
[1] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles : le "pathos des distances" serait "le propre de toutes les époques fortes." Trad. Henri Albert, Paris, Médiations Denoël Gonthier,1973, Flâneries inactuelles, § 37.
[2] Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal - 1886 - trad. G. Bianquis, Paris, idées nrf, Gallimard, 1951, § 257.
[3] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Flaneries inactuelles, op.cit, § 37.
[4] Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal - op.cit., § 257.
[5] Ibidem.
[6] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9, p. 56.
[7] Nietzsche, La Volonté de puissance, t.1, Œuvre posthume, trad. G. Bianquis. Paris, NRF, Gallimard, 1942, p.100.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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