Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
16 Novembre 2016
Jeanne Duval par Baudelaire. Ce dessin à la plume (daté du 27 février 1865 par Poulet-Malassis) est reproduit page 48 du Baudelaire par lui-même présenté par Pascal Pia. Seuil 1952.
Le rapport de Baudelaire aux apparences est complexe, car s'il ne refuse pas un nécessaire accord sensuel avec les êtres vivants (notamment avec les femmes), il cherche surtout à transfigurer les relations sensibles qu'il éprouve dans une constante tension entre jouissance et tristesse, perception et rêverie.
Le rapport que Baudelaire instaure avec les apparences n'est donc pas, comme l'a affirmé Sartre, "truqué"[1] à force d'être inspecté par une conscience attentive, il est véritablement vécu à partir des lignes et des couleurs d'un monde poétiquement rêvé dans des accords qui embellissent les objets ; par exemple un visage de femme devient pour lui "l'objet le plus intéressant dans la société." [2] Pourquoi ? Sans doute parce que Baudelaire transforme la mystérieuse jouissance d'une perception en une mystérieuse rêverie qui souffre pourtant de sa propre complexité : "Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c'est une tête qui fait rêver à la fois, - mais d'une manière confuse, - de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, - soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance." [3]
Le poète découvre ainsi une amère harmonie avec des apparences qui n'idéalisent pas le naturel pour plusieurs raisons : d'abord parce que "l'idéal absolu est une bêtise", ensuite parce que "la nature ne donne rien d'absolu", [4] et enfin parce que la nature est le mal, sans doute à cause de la corruption du péché originel. Dans ce contexte, la femme représente un rapport confus entre la chair et de l'idéal, et cela est vrai aussi bien en ce qui concerne Jeanne Duval (la vénus noire), Marie Daubrun qui l'a quitté pour Banville, Sarah-la-louchette, nommée "l'affreuse Juive" et Madame Sabatier, la blonde madone :
"Quand la nature, grande en ses desseins cachés,
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
- De toi, vil animal, - pour pétrir un génie ? " [5]
L'idéal féminin est ainsi réduit à des images qui s'élèvent au-dessus du naturel, précisément lorsque par la magie d'un fantasme ou d'une image refoulée (comme chez Freud), l'amour n'est plus qu'une tension constante entre une chute dans le gouffre obscur des sensations et une ascension vers le clair azur de l'idéal, notamment par l'adulation d'une image idéalisée et rêvée de la femme qui se fige peu à peu dans une forme reposante, fascinante, c'est-à-dire idolâtrée : "La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu'elle étonne, qu'elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée."[6]
Dans ces conditions, Baudelaire n'exprime pas son amour pour une femme singulière, mais le seul plaisir de conquérir charnellement son propre rêve ; ce qui le conduit vers une cruauté perverse, féroce [7] et cynique pour sa victime. Et le poète considère cette relation comme une prostitution eu égard au goût de l'appropriation qui l'accompagne : "Goût invincible de la prostitution dans le cœur de l'homme, d'où naît son horreur de la solitude. - Il veut être deux. (…) C'est cette horreur de la solitude, le besoin d'oublier son moi dans la chair extérieure, que l'homme appelle noblement besoin d'aimer." [8]
De plus, aduler une image rêvée de la femme, c'est faire intervenir la violence avilissante d'une torture [9] dans et par la destruction de sa propre réalité : "Qu'est-ce que l'amour ? Le besoin de sortir de soi. L'homme est un animal adorateur. Adorer, c'est se sacrifier et se prostituer. Aussi tout amour est-il prostitution." [10]
Par ailleurs, le plaisir, par deux amants, est toujours, pour Baudelaire, non seulement asymétrique, séparé par un gouffre infranchissable, [11] mais aussi l'expression d'un malentendu qui lui inspire la plus cruelle ironie littéraire : " Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l’autre. Celui-là, ou celle-là, c’est l’opérateur, ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l’action d’une pile galvanique, l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d’aussi affreux, d’aussi curieux exemples."[12]
Cette incommunicabilité entre les amants est du reste aggravée par la beauté et par le charme de la "nature" féminine : "De l’air dans la femme. Les airs charmants et qui font la beauté sont : L’air blasé, l’air ennuyé l’air évaporé, l’air impudent, l’air de regarder en dedans, l’air de domination, l’air de volonté, l’air méchant, l’air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés." [13] En fait, c'est le naturel féminin, immédiat, séduisant, capricieux, dépravé, sot, diabolique, bestial, hystérique et animal, [14] que le poète fustige. Il veut en effet des distances entre le corps et l'âme, de l'étrangeté, [15] de l'artifice, de la complexité et du dandysme : "La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim et elle veut manger. Soif, et elle veut boire. Elle est en rut et elle veut être foutue. Le beau mérite ! La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le contraire du Dandy." [16]
En revanche, le consentement de la femme au maquillage rend possibles les plus belles sublimations puisque l'idéal visé par Baudelaire n'est qu'un complément esthétique, non académique, donc la transfiguration des réalités naturelles, brutes, informes, en un style singulier, notamment par l'apport expressif de couleurs symboliques, de lignes harmonieuses ou aussi expressives qu'un regard obscur :
"Par tes grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,
ô démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme…" [17]
[1] Sartre (Jean-Paul), Baudelaire, Idées-nrf n°3, 1963, p.27.
[2] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Extraits des journaux intimes (Esthétique et Beaux-arts), op. cit., p. 530.
[3] Baudelaire, Curiosités esthétiques, op. cit., p. 530.
[4] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, op. cit., pp.147 et 148.
[5] Baudelaire, Les Fleurs du mal, XXV, Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle.
[6] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Le peintre de la vie moderne, p.492.
[7] Baudelaire, Fusées, I.
[8] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXVI.
[9] Baudelaire, Fusées, XI.
[10] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXIV.
[11] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXX.
[12] Baudelaire, Fusées, III.
[13] Baudelaire, Fusées, XI.
[14] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXVII.
[15] Baudelaire, Fusées, V.
[16] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, III.
[17] Baudelaire (Charles), Les Fleurs du mal, XXVI, Sed non satiata.
Dessin de Baudelaire dédié à Asselineau et reproduit page 37 du Baudelaire par lui-même, Seuil, 1952, présenté par Pascal Pia, ainsi que dans Charles Baudelaire, Seghers n° 31, 1963, par Luc Decaunes, page 111 ; et dessin de Baudelaire à l'encre de Chine et rehaussé de vermillon. Ce dessin, dédié à Paul Chenavard a été reproduit page 34 du Baudelaire par lui-même, Seuil 1952, présenté par Pascal Pia.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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