Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
21 Août 2015
Dans le champ dispersé de la contemplation qui permet au regard d'errer d'une représentation à une autre, comment interpréter le tableau de Giorgione [1] intitulé La Tempête ? Ce qui apparaît d'abord, c'est la solitude et la présence mystérieuse, presque rêvée, des personnages. Concernant l'homme, s'agit-il d'un berger, de Giorgione lui-même, d'un gentilhomme vénitien, d'un soldat vêtu pour symboliser orgueilleusement le Mars de l'époque, ou d'un simple voyageur qui tient un bâton de pèlerin ? Aucune réponse précise n'est possible à ce sujet. Par ailleurs, la femme est-elle une gitane à demi nue, Io - fille du fleuve Inachos tenant dans ses bras Epaphos - la représentation de Vénus ou d'Ève qui allaite le jeune Caïn ? Le mystère demeure assurément immense.
Néanmoins, chaque personnage apparaît en fait dans un espace haptique - touché par l'œil – c'est-à-dire dans un espace où toutes les choses semblent sur le même plan. Que voyons-nous au gré de la dispersion de notre regard ? Pas vraiment une tempête, mais surtout un éclair, des arbres, un village hérissé de tours, une rivière qui serpente (apparaissant ici, disparaissant plus loin), des ruines, deux colonnes brisées, un serpent qui semble sortir de l'anfractuosité d'un rocher (ou bien y entrer), un homme qui tient un grand bâton ou une longue perche (ce parergon –cet accessoire- dont le sens symbolique est peut-être phallique) et une femme (légèrement dissimulée par un arbuste) qui allaite son bébé...
Dans cet ensemble qui paraît un peu chaotique, un sens métaphorique est cependant possible ; un sens seulement probable bien sûr. Ce tableau pourrait être une allégorie de la force vitale des désirs qui éclatent d'une manière imprévisible en un instant crucial, dans et par la foudre (symbole de Jupiter selon Galienne Francastel), en emportant les fantaisies de l'imagination de l'artiste qui isole (sans les séparer tout à fait) les deux rives d'un présent dominé par son propre éclair (éclat) : d'un côté du pont se trouvent les ruines du passé (vestiges de quelques monuments glorieux) puis le regard oblique de l'homme, tendu vers le hors-champ du tableau, vers l'à venir de ses désirs, et, de l'autre côté du pont, rayonne la présence d'une mère qui cache un peu sa nudité en nourrissant son bébé, tout en fixant ceux qui peuvent l'observer (tous les spectateurs présents et à venir) ; le symbole minuscule du serpent rampant paraissant plutôt d'un autre âge (biblique).
Quoi qu'il en soit, c'est dans La Tempête que triomphe le naturalisme du peintre ainsi présenté dans l'analyse anonyme suivante : "Avec La Tempête (dont l'authenticité est parfaitement prouvée), nous arrivons à l'œuvre majeure de Giorgione et à l'une des peintures les plus «énigmatiques» de tous les temps. Six ou sept interprétations, littéraires, religieuses ou allégoriques, ont été proposées. Plusieurs se sont écroulées depuis que la radioscopie a révélé que le soldat situé à gauche était issu d'un «repentir» de Giorgione, qui avait d'abord peint une jeune femme faisant pendant à celle de droite. Il n'en reste pas moins qu'étant l'ami des humanistes vénitiens de son époque, Giorgione a très bien pu jouer de plusieurs lectures savantes de son tableau, en le nourrissant notamment d'allusions mythologiques, empruntées à des ouvrages érudits. Mais le vrai sujet de La Tempête, c'est le paysage lui-même, vu par un homme de la Renaissance, peut-être influencé, au demeurant, par la philosophie «panthéiste» de la nature : un paysage «réel», amoureusement observé, mais interprété avec une certaine fantaisie et audacieusement synthétisé en une symphonie de verts, d'ocres jaunes et de blancs, qui «s'éteignent» soudain au contact des deux accidents colorés du soldat (rouge) et de la rivière (bleu verdâtre). C'est là que Giorgione révèle son génie propre, l'art de saisir un instant (ici, l'imminence de l'orage) et de lui prêter une valeur presque sacrée en le situant dans une ambiance aussi vaste que possible. Deux colonnes brisées, symbole du temps qui passe, sont là, tranquilles, au centre du tableau ; mais la jeune femme qui allaite son enfant et regarde le spectateur n'est pas moins paisible. L'orage, c'est aussi la promesse d'une végétation rajeunie après la grande chaleur. Le processus de création et de destruction de la Nature est accepté, magnifié avec sérénité..." [2]
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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