Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
8 Décembre 2014
10. Épilogue
"Qu'est-ce qu'un livre qui ne sait même pas nous emporter au delà de tous les livres ?" Nietzsche [1]
L'amour humanise ou divinise. Peut-on choisir ? Nietzsche, poussé par une mystérieuse fatalité, a aimé les dieux grecs de l'antiquité. Ainsi sa philosophie s'est-elle déployée en de multiples perspectives, y compris extrêmes, orientées, concentrées et renforcées par un amour incandescent et clair qui embrassait religieusement le don de la totalité du réel ! Dans cet esprit, la Nature pouvait être aimée dans son innocente puissance infinie, la vie être désirée en dépit des pires cruautés qui taraudent ses formes terrestres, et l'intense mélodie de son écriture s'étirer amoureusement au bord des abîmes les plus tragiques. En tout cas, lorsque l'amour est créatif, il se divinise en surmontant ou en transfigurant les haines qui l'ont parasité ; car il est le fruit de divers instincts entrelacés, même opposés, qui sont dominés, simplifiés, clarifiés, purifiés et spiritualisés par l'action d'un vouloir capable de se sacrifier avec joie pour devenir éternel. En attendant, dans quelque verte prairie des jeunes filles dansent joyeusement, sans doute en ignorant toute morale. Ni bien, ni mal ; le cercle éternel du soleil accomplit sa volonté autour d'elles en restant silencieux. Comment y participer ? En étant amoraliste peut-être, car il faut bien échapper à la duperie des paroles usées des morales établies. Pour cela, dans son projet plutôt religieux que moral, Nietzsche s'est éloigné des pratiques du bouddhisme et du christianisme, notamment, qui avaient infligé aux hommes un point de vue ascétique opposé aux désirs de surabondance propres à l'amour, en se complaisant à entretenir les instincts de faiblesse. [2] En fait, comme l'écrit P. Granarolo, Nietzsche s'inspire peut-être de Feuerbach pour inverser la relation : "Dieu ne s'incarne pas, c'est l'homme qui est divin. " [3] En tout cas, le philosophe polythéiste n'aime pas le christianisme du crucifié, bien qu'il reconnaisse que l'Église est "une plus noble institution que l'État". [4] Du reste, pour Nietzsche, cette Église a aussi su faire prévaloir une "force d'amour prodigieuse" sur tous les savoirs et faire surgir le "miraculeux rayon de soleil de Jésus-Christ".[5] L'agressivité du philosophe à l'encontre des religions établies est donc toute relative, voire modérée : "Si je combats le christianisme c'est que j'en ai le droit parce qu'il ne m'a jamais causé de désagréments ni de gêne : les chrétiens les plus sérieux m'ont toujours voulu du bien. Et moi même, ennemi décidé de leur doctrine, je suis bien éloigné pourtant d'en vouloir aux particuliers d'une fatalité que leur imposent des siècles." [6]
En réalité, les croyances religieuses que le philosophe fustige sont uniquement celles qui reposent sur des préjugés ancestraux : "Bien et mal sont les préjugés de Dieu" disait le serpent[7] ; et, (hélas !) ces préjugés ont été présentés comme des vérités. De plus, le péché, ce sentiment hébraïque, cette invention du Peuple élu, ou bien cette cause des souffrances selon les chrétiens, [8] a corrompu l'amour en lui ôtant sa force inconditionnelle : "Un Dieu qui aime les hommes, à la condition qu'ils croient en lui ! Qui lance des regards terribles, des menaces contre qui ne croit pas à cet amour ! (…) «Si je t'aime, est-ce que cela te regarde ?» Voilà une parole qui suffit à critiquer tout le christianisme." [9] Peut-être ! En tout cas, le refus du philosophe à l'égard des morales établies, l'a sans doute conduit, si l'on reprend les concepts de M. Conche, à un immoralisme supra-moral (par excès), [10] et non infra-moral par défaut. Car Nietzsche avait l'espoir de créer une autre morale,[11] une plus haute espérance qui pourrait dépasser toutes les conceptions antérieures sans les détruire : "Pour celui qui est au-delà de la morale, la morale est un minimum allant de soi." [12] Dans cet esprit, il faudra faire ce qui a déjà été bien fait par les hommes nouveaux. Nietzsche rejoint ainsi les loyaux physiciens qui, ayant le souci de bien faire, [13] ont su se donner leurs propres lois.[14] Chaque action morale, toujours incomparable, [15] élève alors l'homme vers son humanité, et cette élévation ne pourrait-elle pas être le fondement non dogmatique d'une égalité de droit entre tous les hommes ? Divinisé ou non, l'homme doit dans tous les cas être moralement digne de lui-même, donc rester humain : "- Je nie la moralité comme je nie l'alchimie : c'est-à-dire que je nie ses postulats mais non qu'il y ait eu des alchimistes qui croyaient à ces postulats et agissaient en fonction d'eux. - Je nie également l'immoralité : non le fait que d'innombrables hommes se sentent immoraux, mais celui qu'il existe en vérité une raison de se sentir tel. Je ne nie pas, cela va de soi, - dès lors que je ne suis pas insensé - qu'il faille éviter et combattre de nombreuses actions dites immorales ; ni qu'il faille accomplir et encourager de nombreuses actions dites morales, - mais je pense qu'il faut faire l'un et l'autre pour d'autres raisons que jusqu'à présent. Nous devons changer notre façon de juger, - afin de parvenir finalement, et peut-être très tard, à mieux encore : changer notre façon de sentir." [16] Pour cela, la philosophie de Nietzsche est véritablement centrée et éclairée par l'amour, par un amour inconditionnel qui spiritualise les sensations et qui sensibilise à une autre morale possible, même si cet amour fait aussi prévaloir sa dimension religieuse sur toutes les morales, comme dans la Grèce antique. Amoraliste ou immoraliste, il l'a sans doute été dans son rapport aux faiblesses ou aux erreurs du passé, mais il a ensuite eu la ferme volonté de se tourner vers l'avenir en rendant possible une morale digne de l'homme, surhumaine donc, sans autre juge que la Nature, comme chez Spinoza. Car Nietzsche a reproché à l'amour chrétien d'oublier ou de dénigrer la valeur naturelle des corps et de leur sexualité : "Je combats sous le nom de vice tout ce qui va contre la nature, tout «idéalisme » dirai-je pour les amateurs de grands mots. Ce principe (du code moral contre le vice) s'énonce ainsi : «Prêcher la chasteté est une incitation publique à violer les lois de la nature. Mépriser la vie sexuelle, la souiller par l'idée d'impureté, est un crime contre la vie même, - c'est, le vrai péché contre l'esprit saint de la Vie.»" [17] La nouvelle "morale" de Nietzsche peut être alors à la fois singulière, complexe et éclairée par le divin. Singulière, elle répond à une exigence constante de sincérité personnelle à l'égard de toute vérité possible. Complexe, elle permet, chaque fois que cela est possible, d'apprécier un mal qui peut faire du bien, notamment lorsqu'un homme parvient à se dépasser, à devenir plus fort, plus complet, vraiment humain, voire surhumain : "Car le mal est la meilleure force de l'homme (…) Le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien du Surhomme."[18] Éclairée par le divin qui se trouve potentiellement en chaque homme, son exigence principale requiert enfin un art de naturaliser la morale : "Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon au delà du bien et du mal, sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but." [19] L'innocence du devenir de la Nature impose ainsi à chacun une dure et impitoyable fatalité qui lui permet tout de même de dominer ses instincts, de les coordonner et de les clarifier, à partir d'une très forte volonté. Pour cela, cette dernière doit parfois ruser et aimer les masques qui la mettent pudiquement à l'abri en dissimulant son agressivité : "La pudeur est inventive." [20] Et, derrière les multiples masques de Zarathoustra ou de Dionysos, tout en se disant impie, incrédule et immoraliste, Nietzsche peut alors refuser les valeurs qui sont dites supérieures (transcendantes) au monde réel [21] : "Quand aurons-nous complètement «dédivinisé» la nature ? Quand nous sera-t-il enfin permis de commencer à nous rendre naturels, à nous «naturiser», nous hommes, avec la pure nature, la nature retrouvée, la nature délivrée ? " [22] En attendant, ces valeurs naturalistes requièrent une seule humaine vertu dominante, celle de la probité intellectuelle, c'est-à-dire la franchise, la sincérité. Car cette vertu éclaire et guide constamment le destin du philosophe de la transvaluation des valeurs. Puis, dépourvue de toute béatitude (par manque de croyance en elle-même[23]), cette vertu indépendante échappera aux mensonges inhérents aux convictions : "En nous cette vertu, la seule qui nous soit restée." [24] Dans un monde changeant qui nécessite de toujours nouvelles évaluations,[25] cette vertu est en effet stable et unique : "On n'a jamais qu'une seule vertu - ou aucune." [26] Ainsi plane-t-elle au-dessus des variations de la morale traditionnelle [27] en remplaçant le dogme abstrait de l'égalité entre les hommes [28] par l'affirmation de la valeur incomparable de chaque humaine singularité authentique qui s'est donné ses propres lois, y compris dans l'amour de soi, voire dans l'amour de la grande raison qui éclaire son propre corps ! En conséquence, l'unique vertu humaine de la probité permet à Nietzsche de chercher à se diviniser en fondant, en quelque sorte, des mœurs puissantes et des "âmes fortes"[29] : "Si l'on pouvait créer les mœurs, des mœurs puissantes ! Avec elles on aurait aussi la moralité." [30] Dans ces conditions, la transmutation (ou l'inversion) générale des valeurs négatives prépare bien à l'amour. Mais il s'agit d'aimer autrement, hors de toute morale imposée, en rapportant en même temps chaque sentiment à des réalités proches (à un corps) et à des réalités lointaines et divines (à la Nature). Cela signifie que, lorsqu'il est créateur, l'acte d'aimer rejoint véritablement toute la complexité du réel et tous les entrelacements qui la constituent. Dans ce cas il devient divin, religieux en quelque sorte : "Ce qui est fait par amour, n'est pas moral, mais est religieux." [31] Cet amour qui peut diviniser rassemble tout en effet, il relie des choses différentes, sans en rester à la morale qui guide ou éclaire. C'est dans ce sens étymologique du mot latin religare (relier) et non dans celui de relegere (relire avec soin un texte sacré par exemple) qu'il faut interpréter les propos de Nietzsche qui s'écarte des textes sacrés pour entendre la musicale puissance innocente et aimante de la Nature. Cependant, au-delà de ses étonnantes figures symboliques de la religion grecque (comme celle du divin Dionysos) les propos du philosophe sur son époque sont parfois délirants. [32] Et, même si cette folie est le complément naturel de toute tension vers la sagesse, il est alors impossible d'accompagner Nietzsche dans ses extravagances qui, du reste, l'éloignent du cœur de sa philosophie. Cependant, les pensées les plus profondes du disciple de Dionysos, du reste ami d'Apollon, s'inspirent souvent de la sagesse populaire de ces quelques Grecs qui avaient su unir religieusement l’image de leur propre existence, y compris celle des hommes du peuple,[33] aux comportements extravagants de leurs divinités : "Ici, (chez les Olympiens) rien ne rappelle l’ascétisme, l’immatérialité ou le devoir : c’est une vie exubérante, triomphante, dans laquelle tout, le bien comme le mal, est également divinisé. Et devant ce fantastique débordement de vitalité, l’observateur demeure interdit et se demande à quel philtre enchanté ces hommes follement joyeux ont pu puiser cette vivifiante ivresse..." [34]
[1] Nietzsche, Le Gai savoir, § 248.
[2] Nietzsche, Ibidem, § 347, p. 295.
[3] Granarolo (Philippe), Nietzsche, l'enfant, le retour, Revue de l'Enseignement philosophique de mars-mai 2014, p. 33.
[4] Nietzsche, Le Gai savoir, § 358.
[5] Nietzsche, Ibidem, § 137 et Le Livre du philosophe, § 39.
[6] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 7, p. 30.
[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 259.
[8] Nietzsche, Le Gai savoir, § 135, 136, 138.
[9] Nietzsche, Ibidem, § 141.
[10] Conche (Marcel), Orientation philosophique, essai de déconstruction, encre marine, 2011, p. 51.
[11] Conche (Marcel), Ibidem, p. 126.
[12] Conche (Marcel), Ibidem, p. 52.
[13] Nietzsche, Le Gai savoir, § 304.
[14] Nietzsche, Ibidem, § 335, p. 274.
[15] Nietzsche, Ibidem, § 335, p. 273, et § 354.
[16] Nietzsche, Aurore, § 103, p. 107.
[17] Nietzsche, Le Gai savoir, § 140 et Ecce Homo, 5, Pourquoi j'écris de si bons livres, p. 71.
[18] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, 5. De l'homme supérieur.
[19] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t. I, liv. II, § 51.
[20] Nietzsche, Ibidem.
[21] Nietzsche, Le Gai savoir, § 346.
[22] Nietzsche, Le Gai savoir, § 109.
[23] Nietzsche, Ibidem, § 214.
[24] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 10/18, 1951, § 227.
[25] Nietzsche, Le Gai savoir, § 301.
[26] Nietzsche, La Volonté de puissance, tome II, § 414 et 381, pp. 330 et 323.
[27] Nietzsche, Le Gai savoir, § 107.
[28] Nietzsche, Ibidem, § 120.
[29] Nietzsche, Ibidem, § 302.
[30] Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 45.
[31] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Notes et aphorismes, n°67, p. 398.
[32] Notamment dans ses opinions, sans doute provocatrices et ironiques, sur l’eugénisme et sur des races décadentes ou non…
[33] Comme l'était un conducteur de char. Voir la sculpture ci-dessus.
[34] Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op.cit., p. 27.
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Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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