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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Nietzsche et la vérité-femme

Détail de la Koré 679 dite Koré au péplos, musée de l'acropole d'Athènes, marbre, hauteur 1m20. Reproduite p. 244 de l'Art grec, Mazenod 1972.

Détail de la Koré 679 dite Koré au péplos, musée de l'acropole d'Athènes, marbre, hauteur 1m20. Reproduite p. 244 de l'Art grec, Mazenod 1972.

- L'essence et l'apparence.

 

   L'expression d'une "vérité supposée féminine" associe mystérieusement chez Nietzsche les apparences superficielles du monde à d'obscures profondeurs : "À supposer que la vérité soit une femme, n'aurait-on pas lieu de supposer que les philosophes, dans la mesure où ils ont été dogmatiques, n'ont rien compris aux femmes ?" [1] Cette hypothèse ironique n'est pas insensée puisqu'elle permet à la réflexion philosophique d'aborder le problème de la vérité hors de tout préjugé idéaliste, notamment parce que ce préjugé manque d’intégrité ou de loyauté en orientant la pensée vers un système dogmatique [2]qui croit pouvoir révéler toutes les relations possibles entre la Nature, la vie, la mort et leurs propriétés respectives. Or, pour Nietzsche, aucune vérité de la Nature ou de la vie n'est déjà donnée, établie, à découvrir ou à mettre au jour, à partir d'un acte simple du vouloir (il n'y en a pas), a fortiori la vérité biblique qui faisait de la femme "la seconde bévue de Dieu" puisque "dans son essence elle était serpent." [3] En fait, pour le philosophe dionysiaque, aucune réalité simple ne pourrait être rapportée à quelque instinct ou volonté du vrai : "Presque rien n'est plus inconcevable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes." [4] Une volonté du vrai ne serait d'ailleurs pas constitutive d'un sujet totalement libre et souverain, car c'est la Nature dans son ensemble qui veut en chacun de nous (homme ou femme), par chacun et à travers chacun. La question métaphysique suivante : "Qu'est-ce que la vérité ?" doit alors être remplacée par une recherche généalogique concernant le sens psychologique de la question : "Qu'est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? " [5] Mais cette question en suspens éclate aussitôt en de multiples sens empiriques dans le cadre de perspectives anthropomorphiques, car cet "en nous" est aussi complexe que chaque volonté, sachant que cette dernière peut affirmer et nier, se rétracter et se dépasser, chercher à dominer ou à se purifier. La valeur du vouloir étant ainsi contestée dans ses origines simples comme dans ses fins (il n'y en a pas pour Nietzsche), le concept même du vouloir n'a plus de sens déterminant dans son rapport à la vérité. Cinq concepts permettent pourtant d'interpréter l'expression métaphorique de Nietzsche selon laquelle la femme pourrait être un symbole de la vérité, cette dernière restant une apparence mystérieuse et éloignée de tout sentiment de véracité : la femme serait peut-être vaguement, comme la vie même dans ses manifestations ordinaires de procréation, complexe (inséparable de son double masculin), cruelle (par une innocente fusion de la spontanéité et de la fatalité), distante (jamais tout à fait saisie, présente comme une lointaine apparence rêvée), dissimulatrice (par intelligence ou par bêtise) et pudique (en partie voilée). Ces cinq concepts entrelacent en fait philosophiquement plusieurs perspectives dans une interprétation qui dépasse la psychologie et les sciences positives du visible : un amour mystérieux de la vérité (insaisissable puisque la vie et la mort sont entrelacées d'une manière conflictuelle et puisque la vérité de la Nature est inaccessible eu égard à sa réalité infinie), la valeur de la femme (comme possible vérité complexe de certains jeux de la vie avec la mort, entre le visible et l'invisible) et sans doute quelques vérités de cette possibilité (dans ses dissimulations, dans ses distances cruelles, dans ses exhibitions et dans ses retraits pudiques). Mais cet entrelacement est surtout l'œuvre d'un philosophe solitaire, Nietzsche, qui rêve autour d'images de la femme parce qu'il ne parvient pas à transfigurer son désir de la femme et de la vérité autrement qu'en transgressant les oppositions simplistes des métaphysiques dogmatiques :

 

"Des vérités que nul sourire

encore n'a dorées ;

d'âcres, de vertes, d'impatientes vérités

font siège autour de moi." [6]

 

Dans ces conditions, pourquoi l'amour de la vérité-femme, qui pourrait créer des relations intellectuelles et sensibles sans réduire pour autant les dimensions inconnaissables de la vie, ne parviendrait-il pas à atteindre ses fins ? Plusieurs réponses sont possibles. D'abord la vérité de la vie ne se réduit pas aux formes du féminin qui échappent à toute détermination essentielle tout en manifestant pourtant de remarquables métamorphoses et retraits de ses apparences. Ensuite l'instinct de vérité qui anime le philosophe ne parvient pas, sur ce sujet, à se réaliser dans et avec un indispensable "esprit de justice." [7] Car pour aimer justement le vrai il ne faudrait pas seulement s'interdire un amour idéalisé pour "ces charmants petits mammifères".[8] Il faudrait surtout trouver un rapport équitable avec eux et, ensuite, que la femme ne soit pas souvent injuste par nature ou fausse par artifice, y compris dans ses dévoilements. En tout cas, pour Nietzsche, une relation équitable avec quelques femmes singulières importe certes davantage que de basses ou idéales généralités forcément réductrices sur "la" femme, "car, pour l'eunuque une femme est pareille à l'autre, une femme n'est qu'une femme, la femme en soi, l'éternelle inaccessible."[9] Toutes les interprétations du philosophe renvoient alors à des épreuves concrètes qui contiennent de profondes douleurs et d'intenses joies… Pour cela, il ne recherche pas l'illusoire femme idéale (et platonicienne) qui rassemblerait, comme le faisait Raphaël, toutes les qualités féminines. Il s'oppose en effet à l'idée d'une "femme en soi" qui n'est en réalité, pour lui, que l'expression d'une haine instinctive de la femme manquée (stérile) à l'encontre de la femme accomplie (devenue mère) : "En se sublimant elles-mêmes en «femme en soi», «femme supérieure», «femme idéaliste», elles cherchent (les femmes manquées) à rabaisser la condition générale des femmes." [10] En tout cas, le philosophe n'oublie pas d'aimer la singularité des ravissantes apparences de "ces êtres paisibles et féeriques dont il envie la retraite et la félicité." [11]

 


[1]  Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, Préface.

[2]  Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, I, § 26, p.14.

[3]  Nietzsche, L'Antéchrist, § 48, p. 78.

[4]  Nietzsche, Le Livre du philosophe, p. 173.

[5]  Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, I. Des préjugés des philosophes.

[6]  Nietzsche, Poèmes, Sur l'eau - Gloire, p. 186.

[7]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 122.  

[8]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 361.

[9]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 115.  

[10]  Nietzsche, Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», § 5, p. 72.

[11]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 60.

 

 

 

Sainte Barbe, détail du tableau de Raphaël (Raffaello Sanzio) intitulé Die Sixtinische Madonna, 1512/1513. Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister (196 cm).  Le tableau a été reproduit dans The complete paintings of Raphael, Penguin classics of world art, 1966, plate LVI.

Sainte Barbe, détail du tableau de Raphaël (Raffaello Sanzio) intitulé Die Sixtinische Madonna, 1512/1513. Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister (196 cm). Le tableau a été reproduit dans The complete paintings of Raphael, Penguin classics of world art, 1966, plate LVI.

   Nietzsche ne serait-il pas alors mû par quelque désir de possession ou de rejet lorsqu'il s'inspire de réalités singulières aussi différentes que celles de sa mère, de sa sœur, de Lou Salomé, de Cosima, ou de quelques filles du désert ? Et comment parler avec pertinence des femmes en sachant que ce projet méconnaît la nature limitée de toute pensée, notamment son incapacité à comprendre des réalités complexes et mystérieuses ? Le philosophe oscille d'abord pour cette raison entre quelques convictions concernant ce qu'il nomme sans doute ironiquement la femme "en soi" [1] (l'essence fatale d'une femme manquée) et ses changeantes opinions empiriques concernant les multiples apparences de quelques femmes singulières. Puis, c'est à partir de ces apparences qu'il veut non seulement exprimer ce qu'est la femme d'une manière synthétique, donc perspectiviste (en tant que possible vérité complexe, cruelle, distante, dissimulée et pudique), mais aussi apprendre à aimer, à l'aimer, en dépit de l'immense sottise qui consisterait à prétendre saisir leur vérité, voire une seule vérité : "Peut-être m’accordera-t-on déjà plus volontiers d’exprimer quelques vérités sur la "femme en soi" : étant admis que l’on sait d’emblée, désormais, que ce ne sont à coup sûr que – mes vérités." [2] L'essence inaccessible de la vérité-femme est en fait inséparable pour Nietzsche de l'amour rêvé d'une femme bien réelle. Mais de quelle femme précisément ? D'abord il y eut sans doute l'amour de sa mère, bien qu'il ait plus tard trouvé en elle la même bassesse des instincts que chez sa sœur [3] : "Tout homme porte en soi l’image de la femme qui lui vient de sa mère. C’est elle qui le détermine à respecter les femmes en général ou à les mépriser ou à ne sentir à leur égard qu’indifférence." [4] S'il était né orphelin de mère (comme M. Conche qui n'a connu sa mère qu'en photographie), Nietzsche n'aurait sans doute pas été autant marqué par cette influence. Ensuite, le philosophe solitaire a sans aucun doute fait de "mauvaises" rencontres : "Et ces femmes d'aujourd'hui - ne sont-elles pas elles aussi ignobles et populacières ? Dociles, jouisseuses, oublieuses, miséricordieuses - elles ne sont pas loin d'être des putains." [5] En tout cas l'amour rêvé ou non qu'il exprime pour d'autres femmes, y compris pour des prostituées, reste toujours complexe et bien vivant. Mais cet amour ne relèverait-il pas alors d'un désir de transposer, de transgresser, de s'approprier une fiction, et enfin de concrétiser un imaginaire, comme ce fut le cas dans de multiples sculptures de la Grèce antique ? La femme était alors comme une statue accomplie, un peu apollinienne, donc divinisée ; et elle incarnait bien "la forme réelle d'un rêve."[6] Néanmoins, pour Nietzsche, la femme, comme métaphore (ou non) d'un rêve de réalité, ne devrait jamais être considérée, ni objectivement, ni ironiquement, comme une proie à saisir au vol pour le plus grand plaisir de quelque chasseur qui aurait l'intention de jouer avec ses rêves de domination ou de prédation. [7] Si la femme doit être forcée par l'homme, notamment pour lui plaire, c'est en fait uniquement comme symbole de la vérité.

 

[1]  Nietzsche, Par delà bien et mal, § 231. 

[2]  Nietzsche, Par delà bien et mal, § 231. 

[3]  Nietzsche, Ecce homo, Pourquoi je suis si sage, § 3, p. 21. 

[4]  Nietzsche, Humain trop humain, II, chap. 7, § 380.

[5]  Nietzsche, Poèmes, Pour "Le plus hideux des hommes", p. 144.

[6]  Nietzsche, La vision dionysiaque du monde, Allia, 2010, p. 24.

[7]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 122.  

 

 

 

Détail d'un tableau de Jean-Léon Gérôme intitulé La Vérité sortant du puits, armée de son martinet, pour châtier l'humanité (1896).

Détail d'un tableau de Jean-Léon Gérôme intitulé La Vérité sortant du puits, armée de son martinet, pour châtier l'humanité (1896).

- Complexités.

 

 

   En désirant parler de la femme comme d'une possible métaphore de la vérité, Nietzsche se trouve en face d'une réalité complexe : une combinaison d'éléments différents où le féminin est inséparable du masculin. Certes, du point de vue de sa propre complexité, une femme ne l'est pas davantage qu'un homme, car l'une et l'autre possèdent leur part, certes différente, de féminin et de masculin, même si aucune théorie ne permet vraiment de clarifier cette distinction. Mais qu'en pense Nietzsche plus précisément ? Il interprète la complexité de la femme à partir de ses propres contradictions sans s'y laisser réduire. Car il sait qu'en écrivant sur la femme il devient en même temps la véritable mère de son discours, y compris lorsque ce dernier est vindicatif, agressif, voire cruel : " C'est en tant que je suis ma mère que je vis encore, et vieillis." [1] - "Vous qui créez, il y a en vous beaucoup d'impuretés. Car il a fallu que vous fussiez mères." [2] Dès lors, la vérité-femme qui est imaginée et rêvée par Nietzsche n'est peut-être que l'expression métaphorique d'une tension fondamentale, inscrite au cœur de chaque réalité humaine, qui toujours combine des aspects masculins et féminins ; la polarité des sexes engendrant une lointaine et mystérieuse vérité de la vie à partir de luttes constantes et de rares réconciliations. Par ailleurs, l'agressivité du philosophe à l'égard de certaines femmes lui permet de transfigurer ses propres déterminations psychologiques en de multiples sentiments que sa méthode perspectiviste pourra recenser. Dès lors l'éventuelle vérité-femme pourrait être rencontrée sous différents points de vue, plus ou moins cruels, généreux et méchants. Cependant, le tableau général que dessine Nietzsche à ce sujet englobe, en fait, des différences inconciliables : "Qui donc a entièrement compris à quel point l'homme et la femme sont étrangers l'un à l'autre ? " [3] Ce point de vue peut sembler très caricatural pour ceux qui, comme M. Conche, pensent que l'amour fait prévaloir des différences claires sur toute étrangeté : "L'amour n'a de sens que réciproque, mais réciprocité ne signifie pas égalité. Il s'agit d'une réciprocité dans la différence, comme l'homme est différent de la femme, le vieux du jeune, le maître de l'apprenti, etc."  [4] Mais le disciple de Dionysos se situe dans une autre visée, celle qui fait d'abord prévaloir les instincts avant de spiritualiser les sensations. Ensuite, la femme pourra lui apparaître en tant que mélodie, surface et intelligence, tandis que l'homme sera harmonie, profondeur et puissance sensible, chacun d'eux désirant posséder dans l'autre, grâce à l'autre, l'accroissement de ses propres qualités : "L'homme recherche l'homme idéal, la femme la femme idéale, qu'ainsi ils ne cherchent pas le complément mais l'achèvement de leurs propres avantages." [5] Plus précisément, l'homme serait apte à la guerre, la femme à engendrer ; [6] l'un prendrait, l'autre donnerait ; l'un voudrait vaincre la mort en s'en jouant,[7]l'autre vivre l'énigme de la grossesse ; l'un exprimerait un méchant mépris en voulant saisir, [8] l'autre vivrait par amour "un don total de corps et d'âme, sans restriction, sans nul égard pour quoi que ce soit." [9] Au reste, ce dévouement, qui rendrait certaines femmes dociles à contretemps,[10] les rapprocherait d'une vérité fatale et rêvée de la vie qui ne peut être réellement éprouvée qu'en étant mystérieusement aimée dans sa complexité superficielle et profonde, même si, par amour, pour l'amour, la femme doit parfois devenir mauvaise et agressive, s'afficher et reste pudique. En tout cas, pour Nietzsche, la femme à laquelle il pense et rêve sait enchevêtrer les niveaux, même injustement, et peut les hisser très haut : "La femme parfaite est un type plus élevé de l'humanité que l'homme parfait."[11]

 

 

- Innocentes cruautés.

 

 

   En réalité, l'amour du vrai requiert pour Nietzsche un attachement constant aux entrelacements complexes, proches et parfois violents, des forces du réel, à la fois masculines et féminines. Il en est de même pour l'amour de la vie et de la femme qui ne conduit pas le philosophe vers quelques passives ou mièvres rêveries. Il pense d'ailleurs qu'il est "peut-être le premier psychologue de l'Éternel Féminin." [12] Pour cela, n'estimant dans la vie que ses possibles grandeurs, il trouve beaucoup de noblesse dans toute femme qui sait s'accomplir et s'épanouir, même si c'est avec une grande cruauté envers l'autre lorsque son amour vise "superstitieusement l'impossible." [13] Car la femme rêvée par Nietzsche ne connaît pas de bornes à son désir de transfigurer ses propres souffrances en une joyeuse, innocente et cruelle affirmation de ses forces vitales, notamment dans son désir naturel de procréation. En cela elle est bien au cœur de ce qui constituerait une possible vérité partielle et métaphorique de la cruauté de la vie : "L'amour et la cruauté ne sont pas des contraires, on les trouve toujours côte à côte dans les natures les plus solides et les meilleurs." [14] Par ailleurs, certaines femmes sont suffisamment épanouies et intéressées pour être, dans la vengeance comme dans l'amour, plus barbares,[15] plus haineuses, plus malignes, plus intelligentes et plus méchantes que les hommes : "La femme parfaitement femme déchire toujours ce qu'elle aime... Je connais bien ces aimables Furies... Quels dangereux et rampants et infernaux petits rapaces ! Et si agréables, en même temps !... Une petite femme à la poursuite de sa vengeance bousculerait le destin lui-même !" Ainsi, dans l'éternelle guerre entre les sexes,[16] les femmes tiendraient-elles toujours le premier rang ! En conséquence, voulant faire le plus de mal possible, elles deviendraient forcément "extralucides en matière de souffrance."  [17] Elles sont d'ailleurs aidées dans leur passion par un "esprit aiguisé comme un poignard." [18]

 


[1]  Nietzsche, Ecce homo, Pourquoi je suis si sage, § 1. 

[2]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. IV, 12. De l'homme supérieur.

[3]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «Des trois maux», 2, p. 218.

[4]  Conche (Marcel), Analyse de l'amour et autres sujets, PUF, 1997, p. 5.

[5]  Nietzsche, Humain, trop humain, § 411.

[6]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «De l'esprit de lourdeur». § 23.

[7]  Nietzsche, Ibidem, «Des femmes, vieilles et jeunes», p. 80.

[8]  Nietzsche, Humain, trop humain, § 384.

[9]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 363.

[10]  Nietzsche, Par delà Bien et mal, § 261.

[11]  Nietzsche, Humain, trop humain, § 377.    

[12]  Nietzsche, Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», § 5.

[13]  Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 269.

[14]  Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 423, p. 327.

[15]  Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 139.

[16]  Nietzsche, Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», § 5, p. 71.

[17]  Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 269, p. 225.

[18]  Nietzsche, Humain, top humain § 414.

Détail d'un tableau de Cranach l'Ancien intitulé Lucrèce (1533).

Détail d'un tableau de Cranach l'Ancien intitulé Lucrèce (1533).

- Distances.

 

Dans le devenir complexe des forces ascendantes et déclinantes de la vie, dans sa lutte contre la mort, avec amour et cruauté, la femme est-elle l'un des symboles possibles de "la" vérité de cette réalité très complexe ? En fait cela est impossible, car aucune expression symbolique ne saurait rassembler en elle tous les niveaux du réel. Chaque métaphore condense globalement des images, mais c'est en supprimant des nuances et des perspectives. De plus, en tant que symbole lointain et probable de la vérité, la femme échappe à toutes les métaphores définitives ; elle en rend possible à chaque instant une nouvelle. Comme le précise Nietzsche, elle possède  en effet "le sens de la distance, du rang, des degrés, des hiérarchies…" [1] Et c'est le propre du devenir cruel de la vie que d'échapper à toutes les interprétations simplifiées et définitives. Car toujours subsiste une part d'inconnaissable et d'ombre. Le contact avec certaines vérités n'est d'ailleurs que très bref, instantané : "Il y a au moins certaines vérités si particulièrement farouches et chatouilleuses qu'on ne peut les prendre que par surprise ; c'est à surprendre ou laisser…" [2]

 


[1]  Nietzsche, Ecce Homo, Le cas Wagner, § 4.

[2]  Nietzsche, Le Gai Savoir, § 381.

Nietzsche et la vérité-femme

Ainsi, comme la vérité de certaines manifestations de la vie, la femme reste-t-elle à distance (y compris de l'homme pour lui plaire), ainsi garde-t-elle merveilleusement ses distances ! Et en cela, quoi que Nietzsche puisse dire sur leur docilité ou sur leur volonté de dominer, certaines femmes possèdent un goût ferme et fier de la distance qui les rend autant capables d'amitié que les hommes : "Es-tu un esclave ? Tu ne peux donc pas être un ami. Es-tu un tyran ? Tu ne peux donc pas avoir d'amis. Pendant trop longtemps un esclave et un tyran ont été cachés dans la femme. C'est pourquoi la femme n'est pas encore capable d'amitié : elle ne connaît que l'amour. Dans l'amour de la femme, il y a de l'injustice et de l'aveuglement à l'égard de tout ce qu'elle n'aime pas. Et même dans l'amour conscient de la femme, il y a toujours, à côté de la lumière, la surprise, l'éclair et la nuit. La femme n'est pas encore capable d'amitié. Des chattes, voilà ce que restent les femmes, des chattes et des oiseaux. Ou, en mettant les choses au mieux, des vaches. La femme n'est pas encore capable d'amitié. Mais, dites-moi, vous hommes, qui d'entre vous est donc capable d'amitié ? "[1] Au-delà de ces métaphores animalières, plus ironiques que fondées, le philosophe ne parvient surtout qu'à rire de sa propre solitude. En tout cas, lorsqu'une femme s'abandonne dans l'amour, en un rapport conflictuel ou non, elle ne se donne jamais complètement, car elle désire, pense Nietzsche, laisser son charme agir à distance : "L’enchantement et l’effet le plus puissant des femmes, c’est, pour parler le langage des philosophes, une «actio in distans» : mais pour cela il faut tout d’abord et avant tout – de la distance !" [2] Et ce n'est pas le fouet conseillé par la petite vieille pour faire obéir les femmes qui changera leur nature ; elles ne seront jamais prises, comprises, totalement soumises, puisqu'elles n'aiment que dans la distance où leurs qualités supérieures pourront être distinguées, appréciées, hiérarchisées, vraiment reconnues. Ce désir d'être aimé les détourne-t-il alors de la philosophie ? À ce sujet, M. Conche s'interroge : "Pourquoi la femme n'est-elle pas philosophe (sauf Chaïma)? Pourquoi la femme ne s'intéresse-t-elle pas à la vérité ? Et même : pourquoi la femme hait-t-elle la vérité ?" [3] Qu'en penser le plus simplement possible ? Sachant que chacun peut se déterminer à être philosophe en le décidant, donc par un acte volontaire personnel où il s'impose de rechercher la vérité, les femmes ont sans doute préféré la vie et toutes ses illusions, certes d'une manière très générale et comme la plupart des hommes, plutôt que d'affronter par la pensée les plus tragiques contradictions en fonction d'une constante exigence de vérité. Néanmoins, les femmes sont tout à fait capables de philosopher, elles en ont bien sûr l'intelligence comme les hommes, mais chacune fait peut-être prévaloir, avant toute décision d'être libre, celle d'être responsable, notamment dans sa propre chair, du destin de la vie terrestre des humains. Le désir d'être libre serait donc secondaire pour la femme. Il pourrait ensuite inspirer, différemment pour chacune, non une haine, un non-amour ou une indifférence à l'égard de la vérité, mais un attachement plus sceptique que celui des hommes ; ce que Nietzsche affirme d'ailleurs.[4]

 

 

- Dissimulations partielles.

 

 

   L'entrelacement des réalités changeantes de chaque existence s'effectue à la fois en surface, en hauteur et en profondeur. La vérité d'un ensemble requiert donc de tenir compte de toutes ces perspectives. Est-ce possible à partir d'une idée sensible et imagée de la femme ? Pas vraiment pour plusieurs raisons. D'abord, parce que la profondeur d'une femme est un mystère qui échappe à toute compréhension, même si un rêve de femme coïncide parfois avec le mystère des profondeurs de la vie en lui faisant pressentir intelligemment "qu'au fond de nous-mêmes nous possédons une vie véritable." [5] En effet cette brève coïncidence s'effectue lorsqu'elle agit, [6] lorsqu'elle procrée, ou bien lorsque des souffrances la contraignent à se replier sur elle-même. [7]

 


[1]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'ami, pp. 70-71.

[2]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 60.

[3]  Conche (Marcel), lettre du 30 juin 2014.

[4]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 64.

[5] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 173.  

[6] Nietzsche, Le Gai savoir,  Prologue, § 55.  

[7] Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos de la deuxième édition, III, p. 12.

Sculpture anonyme

Sculpture anonyme

Ensuite, face à ce mystère de la femme, Nietzsche ne peut que souligner l'éloignement de son objet puisqu'il sait bien que toute réalité finie possède un fond, c'est-à-dire une profondeur en deçà de sa platitude. Pourtant le philosophe écrit ironiquement : "On n'arrive jamais à en atteindre le fond, parce qu'il n'y en a pas, voilà tout." [1] Plus sérieusement, la raison du mystère de la femme réside peut-être dans les distances différentes que chacune peut fièrement instaurer entre la complexité de son esprit et la platitude de ses apparences diverses et changeantes. D'un côté, comme pour toute profondeur vraiment pensée, elle "s'efforce d'être claire", [2] de l'autre elle se disperse, se dissimule (par exemple dans ses bavardages) : "Tout esprit profond a besoin d’un masque : bien plus, un masque pousse continuellement autour de tout esprit profond, grâce à l’interprétation constamment fausse, à savoir plate donnée à toute parole, à toutes ses démarches, à toutes les manifestations de sa vie." [3] Il est donc pertinent de penser que la profondeur féminine, eu égard à la qualité de son esprit, n'est pas complètement inaccessible. Car la femme est capable de se sacrifier pour l'amour d'un homme, c'est-à-dire de le rejoindre dans une passion partagée. Néanmoins pour Nietzsche, "l'âme" de la femme, moins profonde que celle de l'homme du point de vue de la force physique et psychique, peut transparaître clairement dans diverses métaphores : "L'âme de la femme est surface, une couche d'eau mobile et orageuse sur un bas-fond." [4] Certes, cela n'est pas toujours ainsi. Car le psychologue de l'éternel féminin voit bien des différences entre les femmes : certaines dissimulent leurs profondeurs intellectuelles, d'autres ne semblent pas en avoir ; ces dernières se donnent alors des masques séduisants afin de devenir plus désirables. Mais, lorsqu'elle n'est pas vraiment recherchée, la beauté physique des femmes s'offre tout de même derrière un voile afin de stimuler de doux rêves de beauté :

 

"Le plus beau corps - un voile seulement,

Où pudiquement se voile - quelque chose de plus beau." [5]

 

Dans ces conditions, les femmes rusées ou seulement belles pourront paraître "quasi fantomatiques,"[6] soit afin de spiritualiser leur relation amoureuse, soit pour se rendre plus mensongèrement soumises [7] en exagérant leurs propres faiblesses. [8] Et, de cette manière, ces femmes désirables, coquettes, "comédiennes"[9], chercheront à feindre, à se masquer et à associer "le génie de la parure à l'instinct du second rôle." [10] En tout cas, lorsqu'une femme rusée se détourne de ses profondeurs (inconnues), notamment pour mettre en évidence ses surfaces, cette dissimulation est un aveu qui ne dit rien sur ce que pourrait être sa vérité : cette femme dissimule en partie, non pas parce que toute vérité doit rester dissimulée (ce serait oublier de possibles sincérités et le développement de l'esprit d'autres femmes), mais parce que ce masque ne cache pas son corps. Il incarne plutôt ce qu'elle ignore elle-même, notamment l'avenir de ses métamorphoses et surtout ses possibles enfantements. Car, comme Nietzsche le souligne, le mot de l'énigme de la vie concernant la femme renvoie précisément à celui de «grossesse».[11]

 

 


[1] Nietzsche, Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», § 3.

[2] Nietzsche, Le Gai Savoir, § 173.

[3] Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 40.

[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «Des femmes, vieilles et jeunes», p. 79.

[5] Nietzsche, Poèmes, L'offrande du miel, p. 98.

[6] Nietzsche, Humain, top humain § 405.

[7] Nietzsche, Le Gai Savoir, § 68 et 363.

[8] Nietzsche, Humain, top humain § 66.

[9] Nietzsche, Le Gai Savoir, § 361.

[10] Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 145.

[11] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «Des femmes, vieilles et jeunes», p. 79.

L'Aphrodite de Menophantos. Statue en marbre de Menophantos (sculpteur grec du 1er siècle avant notre ère).

L'Aphrodite de Menophantos. Statue en marbre de Menophantos (sculpteur grec du 1er siècle avant notre ère).

 

- Pudeur dans l'impudeur

 

  Le mot "pudique" vient du mot latin "pudendus" qui désigne à la fois la passivité d'un corps, sa vulnérabilité, et la honte de ses organes génitaux (voire de ses seins). La statue qui représente L’Aphrodite de Menophantos en est une belle illustration. Elle montre la duplicité fondamentale de l'amour pour Nietzsche, d'un amour divin et humain, céleste et charnel, qui refuse de séparer la pudeur corporelle (qui ne valorise que certaines données brutes d'un corps) et la pudeur spirituelle (qui constitue une approche retenue, discrète, voire délicate de l'image globale d'une singularité). D'un point de vue général, la pudeur est certes fondée sur le refus de séparer l'intellect et le sensible. Car ce qui est caché (voilé) dans une attitude pudique, plus que naturellement dissimulé comme cela pourrait l'être par des poils, est plus symbolique qu'objectif : "Le petit nombre affirme même que la déesse Vérité, qu'ils ont vue, était nue - et peut-être qu'aux yeux de ceux qui ne l'ont pas vue, mais qui ont foi en ce petit nombre, la nudité ou le vêtement léger est déjà une preuve, pour le moins un indice de la Vérité." [1] Dans cet esprit, en rapportant la pudeur des femmes au problème de la vérité et des symboles possibles à partir d'elles, Nietzsche interroge le statut des divinités grecques qui ignoraient toute pudeur. Elles étaient neutres en quelque sorte, comme le sont les organes sexuels d'un point de vue objectif, froidement anatomique. Et si les divinités interdisaient aux mortels de voir des déesses dénudées, c'était sans doute parce que le regard des mortels était selon elles corrompu. Pour cette raison, sans doute, Actéon et Tirésias seront punis d'avoir vu Artémis et Athéna nues dans leur bain. L'impudeur ne serait-elle pas alors une attitude indispensable pour accéder à quelque vérité humaine ? Peut-être, mais cette impudeur ne concernerait pas l'ivresse dionysiaque qui, chez Nietzsche, engloutit le singulier dans un divin accomplissement des forces vitales ? Dès lors, le philosophe, en vivant dans un monde culturel nourri par d'antiques divinités grecques, ne voudrait-il pas instaurer une hiérarchie entre la non-pudeur des dieux, l'impudeur des hommes en général (au regard louche), et la pudeur des femmes (voilées), sans pour autant voir ici ou là quelque innocence ou culpabilité ? En fait, l'énigme que pose Nietzsche n'est pas simple ; elle noue en effet plusieurs perspectives avant de les hiérarchiser. D'abord elle souligne l'indécence de la vérité dogmatique qui fustige l'impudeur au nom d'un idéal de pureté (biblique par exemple) ; ensuite elle affirme la pudeur possible de la vie dans ses multiples retraits, effacements, retenues ; et enfin elle rapproche le dévoilement neutre des dieux de celui des femmes qui, même lorsqu'elles ont des gestes impudiques, ne sauraient faire disparaître leur pudeur naturelle : elles dévoilent des surfaces en maintenant pudiquement cachée l'énigme de leur réalité capable, notamment par l'enfantement, de transfigurer toutes les nudités. En fait, plus précisément, l'énigme est ainsi énoncée : "« Est-ce vrai que le Bon Dieu est partout ? demandait une fillette à sa mère. Je trouve cela bien indécent…» Indication pour les philosophes ! On devrait honorer davantage la pudeur (die Scham) que la nature met à se cacher derrière des énigmes et de multiples incertitudes. Peut-être la vérité (Wahrheit) est-elle une femme (ein Weib) qui a ses raisons pour ne pas laisser voir ses raisons ? Peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubô !… " [2] Interprétons ! D'abord l'indécence de la vérité est envisagée dans une perspective idéaliste ou théologique que Nietzsche trouve mensongère (qu'elle soit biblique ou dogmatique). Ensuite, la nature féminine (et non la Nature infinie, donc inconnaissable) contesterait cette perspective mensongère dans et par ses devenirs imprévisibles et mystérieux. Car si la Nature aime à se cacher (Héraclite), si elle a ses pudeurs comme une femme, seule cette dernière (qui n'exprime pas toute la Nature) pourrait, d'une manière partielle, avoir véritablement des raisons de ne pas vouloir montrer ses raisons : "Non, ce mauvais goût, ce besoin de vérité, de la vérité à tout prix, cette folie de jeune homme nous dégoûte : nous avons bien trop d'expérience, de sérieux, de gaieté, de brûlures, de profondeur… Nous ne croyons plus que la vérité reste vérité sans ses voiles ; nous avons trop vécu pour cela. Nous faisons maintenant une question de décence de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas assister à tout, de ne pas chercher à tout comprendre et tout savoir."[3] En fait, dans une dernière perspective, le dévoilement impudique de Baubô [4]nous place au cœur de l'énigme. Car Nietzsche trouve dans cette figure de la mythologie grecque un exemple qui peut devenir symbolique. La métaphore de Baubô condense en effet l'impudeur d'un geste (humain, dérisoire, comique) et le rêve d'une femme divine qui pourrait transfigurer toute impudeur. Comment ? Baubô exhibe bestialement son sexe (certes dépourvu de la force du sexe masculin), mais c'est pour faire rire Déméter, déesse de la fécondité. Elle prouve ainsi par son attitude obscène que le mystère de la vie peut être préservé. Elle s'ouvre avec impudeur sur une énigme d'un ordre bien supérieur, sans doute par delà rires et pleurs. D'où la question centrale qui relie les dieux aux hommes en soulignant les différences : leur vérité serait-elle la même que la nôtre ? Ou bien, pour le dire autrement : "La vérité n'est-elle pas un attentat contre notre pudeur ?" [5] Mais comment pourrions-nous prévoir cet attentat ? Comme cela nous est impossible, il reste à supposer que Baubô serait précisément la vérité de la femme qui veut se transfigurer en déesse (en neutralisant son impudeur) et qui doit pour cela faire rire, se moquer d'elle-même. Elle est d'abord une femme, certes, puisqu'elle montre son ventre, sa vulve, mais elle peut aussi devenir dionysiaque et agir comme une déesse qui rit d'elle-même et qui fait rire. Elle est donc une métaphore de la femme qui exprime la vérité d'une possible transfiguration symbolique de sa réalité, de ses profondeurs les plus mystérieuses vers sa plus haute et sa plus vaste réalité. Baubô est en effet capable d'associer le retrait pudique de sa sexualité féminine, notamment vaginale (il n'y a rien à voir) à la vulgaire obscénité d'un geste (en montrant son ventre dans les moindres détails). Mais Baubô à la fois montre ce qui devrait être caché (pour attiser ou non le désir des hommes) et ce qui doit être exhibé pour faire rire les dieux, pour se moquer de sa propre ignorance concernant le mystère de la vie. Elle fait ainsi illusoirement monter à la surface les profondeurs cachées de la réalité, et elle dissimule la vérité de son action féminine : l'énigme de sa sexualité, voire de la grossesse. Elle est donc, comme les Grecs que Nietzsche cite en exemples, superficielle par profondeur, pudique dans sa vérité naturelle et impudique dans son geste : « Tout ce qui est profond aime à se masquer ; les choses les plus profondes ont même la haine de l'image et du symbole. La contradiction seule ne serait-elle pas le véritable déguisement sous lequel s’avancerait la pudeur d’un dieu ? Question problématique… »[6] Certes, le problème paraît insoluble. À quoi bon faire parler les dieux, à quoi bon supposer leur haine des images, et rire pourtant de tout attentat contre nos pudeurs ? Dans une certaine mesure il vaudrait mieux ignorer nos raisons de vivre, notamment pour transfigurer nos tragédies, afin de réconcilier nos profondeurs avec nos surfaces, voire avec nos hauteurs, sans supprimer les unes et les autres !  Pour cela, il ne faudrait pas désirer tout voir et tout savoir en oubliant ainsi les détails, les choses proches, comme le font les philosophes dogmatiques. Du reste, le scepticisme féminin agit pour Nietzsche dans ce sens d'un lien vigoureux entre vérité et pudeur : " Je crains que les femmes devenues vieilles (altgewordene Frauen) ne soient plus sceptiques dans le repli le plus secret de leur cœur que tous les hommes : elles croient à la superficialité de l’existence comme à son essence, et toute vertu, toute profondeur, ne sont pour elles que voilement (Verhüllung) de cette « vérité », la dissimulation fort désirable d’un pudendum, – donc une affaire de convenance et de pudeur, rien de plus ! " [7] En tout cas, l'image de la femme, et surtout celle de Baubô, est un symbole complexe, mais sans doute pertinent, du mystère de la vie : "Mais peut-être est-ce là le plus grand charme de la vie ; elle porte sur soi, brodé d'or, un voile prometteur, défensif, pudique, moqueur, compatissant, et tentateur, de belles possibilités. Eh oui, la vie, la vie est femme!" [8] Le voile de la métaphore serait ainsi la manifestation de quelques vérités éphémères. Lesquelles ? D'abord celle d'une vérité de la métaphore elle-même : elle reste toujours voilée. Ensuite celle de l'apparence des choses qui voile en dévoilant, et inversement, en atteignant chaque fois très brièvement sa propre perfection. Car, comme la belle apparence d'une femme, chaque réalité n'est donnée qu'une seule fois. [9] Ensuite, grâce au voile de la métaphore, chaque vérité se présente comme une expression qui ne doit pas (et qui du reste ne pourrait pas) être possédée. Le voile de la métaphore est en effet semblable au voile de la pudeur, car aucune vérité ne peut révéler toutes ses profondeurs (sans doute trop malheureuses, noires et tragiques). L'une des vérités possibles du voile de la métaphore réside ainsi, pour Nietzsche, dans sa dynamique complexité : elle est brutale, bruyante, mais aussi distante et silencieuse. Dans son affirmation pudique, elle voile ses profondeurs en demeurant superficielle, c'est-à-dire en restant convenable dans sa retenue, à la surface des apparences ; et en même temps elle domine la honte, le ravissement bestial et l'aveuglement passionnel. En tout cas, l'une des vérités positives du voile de la métaphore est de préférer le passage d'une clarté vers une autre, plutôt que l'abîme violent des profondeurs : "Trouver de la profondeur à tout, voilà une qualité gênante : elle fait qu'on applique ses yeux incessamment et qu'à la fin on trouve toujours plus qu'on ne souhaitait." [10] Dès lors, le voile de la pudeur ne supprime ni les profondeurs ni le jeu tragique et héroïque entre les erreurs, les illusions et les vérités. Il les exprime certes d'une manière plate pour un entendement humain qui demeure forcément "superficiel" puisqu'il est "une force de surface, superficielle."[11] Mais pourquoi Nietzsche désire-t-il ensuite user de la force pour faire surgir quelque vérité cachée dans les pudeurs féminines ? Le philosophe semble oublier que la dureté masculine ne conduit qu'à la moitié de la vérité :

"La vérité

elle est femme, rien de mieux,

rusée dans sa pudeur :

ce qu'elle aimerait le mieux,

elle ne veut pas le savoir,

elle le cache de ses doigts…

À quoi cède-t-elle ? À la force seulement !

User de force, soyez durs, vous, les plus sages !

Il vous faut la contraindre,

la pudibonde vérité !...

Pour son propre bonheur,

la contrainte est de rigueur

- elle est femme, rien de mieux…"[12]

 

En tout cas, la pensée de Nietzsche, en clair-obscur et au ton juste, a besoin de la simplicité d'une surface lumineuse et d'une profondeur voilée pour affirmer la nouvelle aurore d'un esprit libre qui chante et pense après la mort de Dieu, au delà du dieu biblique qui a été dépouillé de sa plausibilité par le refus de tous les sacrifices obscènes : "Voilà qu'enfin, même s'il n'est pas clair, l'horizon, de nouveau, semble libre, voilà qu'enfin nos vaisseaux peuvent repartir, et voguer au-devant de tout péril ; toute tentative est de nouveau permise au pionnier de la connaissance, la mer, notre mer, de nouveau, nous ouvre toutes ses étendues…" [13]

 

 

 

Motif central du triptyque Ludovisi.

Motif central du triptyque Ludovisi.

 

- Le sentiment de la distance et l'amour de la vérité.

 

 

   L'épreuve de la distance est fondamentale pour penser le rapport à la vérité. Or cette épreuve apparaît dans le charme puissant des femmes (der Zauber und die mächtigste Wirkung der Frauen). Plus précisément le charme de quelques femmes paisibles et féeriques [14] permet à Nietzsche de transformer sa vie en rêve et de se transporter au-dessus de son existence, donc au-delà de toute fascination. Car ce qui pourrait fasciner le philosophe risquerait de lui imposer l'abîme d'une différence absolue et idéaliste qu'il récuse bien sûr en promouvant le pathos,[15] le sentiment mystérieux de la distance, une actio in distans, un effet à distance (eine Wirkung in die Ferne) : "Une hiérarchie des capacités ; une distance ; l'art de séparer sans brouiller, de ne rien embrouiller, de ne rien «concilier » ; une multiplicité prodigieuse qui soit pourtant le contraire du chaos..." [16] Le projet du philosophe établit ainsi la fierté de toute supériorité, l'amour de toute supériorité, même avec froideur ou cruauté, afin de transfigurer toutes les différences, fascinantes ou non. Car il refuse de s'attarder sur les nuances, sur la diversité des qualités et des défauts qui rendent, hors de leur vertu propre, chaque singularité incomparable. On peut le regretter, car s'il y a, évidemment, des inégalités de fait entre chaque singularité, pourquoi ne pas vouloir instaurer une égalité de droit entre tous les hommes (y compris les femmes) ? Faut-il simplement attendre le jour où chacun aura librement décidé de promouvoir une justice équitable qui reconnaîtra la valeur incomparable de chacun ? Mais, en l'absence de cette Morale à venir dans les actes, Nietzsche creuse les distances et préserve ainsi la grandeur de sa propre solitude qui tient les autres froidement à distance : "La première question que je me pose, quand je veux « sonder les reins » d'un homme, est pour savoir s'il a le sentiment de la distance, s'il aperçoit partout le rang, les degrés, la hiérarchie dans les rapports d'homme à homme, bref s'il établit des distinctions : c'est ce qui fait le gentilhomme ; et le reste appartient inexorablement à la catégorie généreuse et accueillante de la canaille." [17] Dans ces conditions le philosophe peut aisément valoriser la lointaine apparence de ses rêves concernant les femmes qui savent comme lui accentuer ou conserver les distances dans leur vie quotidienne, notamment par leur grand sens des responsabilités. La femme remplace ainsi l'abîme des différences (entre toutes les singularités) par l'abîme de la distance entre homme et homme, et entre homme et femme, notamment en se tenant à distance par la pudeur, la réserve, le respect, le tact… et en instaurant également distinctions, degrés, rangs, niveaux, hiérarchies, surfaces et profondeurs… Ces distances créent-elles alors les conditions qui rendent impossible la découverte de l'essence de la femme ? En fait, s'il n'y a pas de vérité première de la femme, paradoxalement, Derrida affirme que "cette non-vérité (serait) la vérité".[18] Qu'en penser ? Cela signifie que pour lui le propre de la femme serait de ne pas avoir de propre (d'essence) non parce que ce propre n'existe pas (comment une femme générique et abstraite le saurait-elle ?), mais parce qu'elle n'y croirait pas, peut-être à cause de la dispersion de ses limites singulières dans le devenir de la vie. Il est difficile d'adhérer à ce jugement qui prive les femmes (en général) de l'exigence philosophique de rechercher la vérité. Du reste, dans les rapports de soumission ou de domination le voile de la pudeur peut être aussi bien féminin que masculin. Et ce voile crée une distance provisoire à l'égard soit de la possibilité, soit de l'impossibilité de la vérité. Quelque chose demeure certes caché ; il faudrait savoir de quoi il s'agit. En réalité Nietzsche est bien loin des jugements de Derrida qui ont certes la vertu de creuser les différences, de se jouer des différences, même si, hélas ! celles-ci ne sont développées que dans un jeu entre des métaphores qui renvoient successivement à un stylet, un poignard, un élytre, un paratonnerre, un éperon hermaphrodite, un parapluie, un pénis, un phallus et un clitoris… En tout cas, pour Nietzsche, la femme ne crée ni une distance claire à l'égard de son propre, ni une abstraction phénoménologique qui, par son indécision, "suspendrait le rapport à la castration"[19] comme le dit Derrida qui ajoute que la vérité serait "l'affaire de l'homme", surtout parce que seul l'homme croirait à la vérité de la femme, à la femme-vérité. En réalité les jugements de Derrida errent au cœur d'un perspectivisme peu nietzschéen qui est orienté par un point de vue sceptique, "déconstructeur" et nihiliste, et qui reproche d'abord à Nietzsche de "n'y voir pas très clair ni d'un seul clin d'œil", puis qui affirme : "Il était, il redoutait telle femme châtrée. Il était, il redoutait telle femme castratrice. Il était, il aimait telle femme affirmatrice. Tout cela à la fois, simultanément ou successivement…" [20] C'est beaucoup dire pour de simples marges, et sans preuve ! En tout cas, ces discriminations et ces oppositions métaphysiques entre le masculin et le féminin, sans doute inspirées par le christianisme (comme castratisme[21]), ne sont pas pertinentes pour Nietzsche qui ne rapporte jamais le voile de la vérité à quelque simulacre ou à un possible jeu de la castration. Il affirme plutôt la spiritualisation de la sensibilité, de la passion (Vergeistigung der Passion), d'audacieuses transgressions, voire une inimitié aimante, ou bien l'entrelacement du masculin et du féminin, sans faire définitivement prévaloir l'un ou l'autre, en tout cas sans les séparer. En effet, pour "le penseur de la grossesse",[22] le scepticisme des femmes devenues vieilles (altgewordene Frauen) n'est pas total puisqu'elles savent se maintenir à la surface pudique, convenable, distante et même cruelle des choses.[23] En définitive, pour Nietzsche, le propre n'est inhérent ni à une castration, ni à une anti-castration, ni à une intention mensongère ou séductrice. Le propre reste innocemment voilé comme la femme l'est elle-même par la distance de sa propre pudeur qui est peut-être une lointaine et mystérieuse expression de la pudeur de la vérité, cette dernière étant sans doute mêlée à des mensonges et à des illusions, mais demeurée dans les profondeurs d'un puits où nul ne saurait l'atteindre (pas plus la femme que l'homme d'ailleurs), et même si la vérité n'est pas toujours un attentat contre les pudeurs féminines.

 


[1] Nietzsche, Première considération inactuelle, Allia, p. 105.

[2] Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos, 4, p. 15 : « Vielleicht ist die Wahrheit ein Weib, das Gründe hat, ihre Gründe nicht sehn zu lassen? Vielleicht ist ihr Name, griechisch zu reden, Baubô ?... »

[3] Nietzsche , Le Gai savoir, Prologue IV, p. 15.

[4] Baubô est l’un des multiples noms en grec pour désigner le sexe féminin.

[5] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, § 16.

[6] Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 40.

[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 64.

[8] Nietzsche, Le Gai savoir, § 339.

[9] Nietzsche, Ibidem.

[10] Nietzsche, Le Gai savoir, §158.

[11] Nietzsche, Le Livre du philosophe, p. 185 et §54.

[12] Nietzsche, Poèmes, La sorcière, p. 182.

[13] Nietzsche , Le Gai savoir, § 343.

[14] Nietzsche, Le Gai savoir, § 60.

[15] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 37, Sommes-nous devenus plus moraux ? Ce "pathos de la distance" serait "le propre de toutes les époques fortes." p. 107.

[16] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9, p. 56.

[17] Nietzsche, Ecce Homo, Le cas Wagner, 4, p. 139.

[18] Derrida (Jacques), Éperons - les styles de Nietzsche, Champs Flammarion, 1978, p. 39.

[19] Derrida (Jacques), Éperons - les styles de Nietzsche, pp. 47 et 50.

[20] Derrida (Jacques), Ibidem p. 82.

[21] Derrida (Jacques), Ibidem p. 73.

[22] Derrida (Jacques), Ibidem p. 51.

[23] Nietzsche, Le Gai savoir, § 64. 

- Le sentiment de la distance et l'amour de la vérité.

 

 

   L'épreuve de la distance est fondamentale pour penser le rapport à la vérité. Or cette épreuve apparaît dans le charme puissant des femmes (der Zauber und die mächtigste Wirkung der Frauen). Plus précisément le charme de quelques femmes paisibles et féeriques [14] permet à Nietzsche de transformer sa vie en rêve et de se transporter au-dessus de son existence, donc au-delà de toute fascination. Car ce qui pourrait fasciner le philosophe risquerait de lui imposer l'abîme d'une différence absolue et idéaliste qu'il récuse bien sûr en promouvant le pathos,[15] le sentiment mystérieux de la distance, une actio in distans, un effet à distance (eine Wirkung in die Ferne) : "Une hiérarchie des capacités ; une distance ; l'art de séparer sans brouiller, de ne rien embrouiller, de ne rien «concilier » ; une multiplicité prodigieuse qui soit pourtant le contraire du chaos..." [16] Le projet du philosophe établit ainsi la fierté de toute supériorité, l'amour de toute supériorité, même avec froideur ou cruauté, afin de transfigurer toutes les différences, fascinantes ou non. Car il refuse de s'attarder sur les nuances, sur la diversité des qualités et des défauts qui rendent, hors de leur vertu propre, chaque singularité incomparable. On peut le regretter, car s'il y a, évidemment, des inégalités de fait entre chaque singularité, pourquoi ne pas vouloir instaurer une égalité de droit entre tous les hommes (y compris les femmes) ? Faut-il simplement attendre le jour où chacun aura librement décidé de promouvoir une justice équitable qui reconnaîtra la valeur incomparable de chacun ? Mais, en l'absence de cette Morale à venir dans les actes, Nietzsche creuse les distances et préserve ainsi la grandeur de sa propre solitude qui tient les autres froidement à distance : "La première question que je me pose, quand je veux « sonder les reins » d'un homme, est pour savoir s'il a le sentiment de la distance, s'il aperçoit partout le rang, les degrés, la hiérarchie dans les rapports d'homme à homme, bref s'il établit des distinctions : c'est ce qui fait le gentilhomme ; et le reste appartient inexorablement à la catégorie généreuse et accueillante de la canaille." [17] Dans ces conditions le philosophe peut aisément valoriser la lointaine apparence de ses rêves concernant les femmes qui savent comme lui accentuer ou conserver les distances dans leur vie quotidienne, notamment par leur grand sens des responsabilités. La femme remplace ainsi l'abîme des différences (entre toutes les singularités) par l'abîme de la distance entre homme et homme, et entre homme et femme, notamment en se tenant à distance par la pudeur, la réserve, le respect, le tact… et en instaurant également distinctions, degrés, rangs, niveaux, hiérarchies, surfaces et profondeurs… Ces distances créent-elles alors les conditions qui rendent impossible la découverte de l'essence de la femme ? En fait, s'il n'y a pas de vérité première de la femme, paradoxalement, Derrida affirme que "cette non-vérité (serait) la vérité".[18] Qu'en penser ? Cela signifie que pour lui le propre de la femme serait de ne pas avoir de propre (d'essence) non parce que ce propre n'existe pas (comment une femme générique et abstraite le saurait-elle ?), mais parce qu'elle n'y croirait pas, peut-être à cause de la dispersion de ses limites singulières dans le devenir de la vie. Il est difficile d'adhérer à ce jugement qui prive les femmes (en général) de l'exigence philosophique de rechercher la vérité. Du reste, dans les rapports de soumission ou de domination le voile de la pudeur peut être aussi bien féminin que masculin. Et ce voile crée une distance provisoire à l'égard soit de la possibilité, soit de l'impossibilité de la vérité. Quelque chose demeure certes caché ; il faudrait savoir de quoi il s'agit. En réalité Nietzsche est bien loin des jugements de Derrida qui ont certes la vertu de creuser les différences, de se jouer des différences, même si, hélas ! celles-ci ne sont développées que dans un jeu entre des métaphores qui renvoient successivement à un stylet, un poignard, un élytre, un paratonnerre, un éperon hermaphrodite, un parapluie, un pénis, un phallus et un clitoris… En tout cas, pour Nietzsche, la femme ne crée ni une distance claire à l'égard de son propre, ni une abstraction phénoménologique qui, par son indécision, "suspendrait le rapport à la castration"[19] comme le dit Derrida qui ajoute que la vérité serait "l'affaire de l'homme", surtout parce que seul l'homme croirait à la vérité de la femme, à la femme-vérité. En réalité les jugements de Derrida errent au cœur d'un perspectivisme peu nietzschéen qui est orienté par un point de vue sceptique, "déconstructeur" et nihiliste, et qui reproche d'abord à Nietzsche de "n'y voir pas très clair ni d'un seul clin d'œil", puis qui affirme : "Il était, il redoutait telle femme châtrée. Il était, il redoutait telle femme castratrice. Il était, il aimait telle femme affirmatrice. Tout cela à la fois, simultanément ou successivement…" [20] C'est beaucoup dire pour de simples marges, et sans preuve ! En tout cas, ces discriminations et ces oppositions métaphysiques entre le masculin et le féminin, sans doute inspirées par le christianisme (comme castratisme[21]), ne sont pas pertinentes pour Nietzsche qui ne rapporte jamais le voile de la vérité à quelque simulacre ou à un possible jeu de la castration. Il affirme plutôt la spiritualisation de la sensibilité, de la passion (Vergeistigung der Passion), d'audacieuses transgressions, voire une inimitié aimante, ou bien l'entrelacement du masculin et du féminin, sans faire définitivement prévaloir l'un ou l'autre, en tout cas sans les séparer. En effet, pour "le penseur de la grossesse",[22] le scepticisme des femmes devenues vieilles (altgewordene Frauen) n'est pas total puisqu'elles savent se maintenir à la surface pudique, convenable, distante et même cruelle des choses.[23] En définitive, pour Nietzsche, le propre n'est inhérent ni à une castration, ni à une anti-castration, ni à une intention mensongère ou séductrice. Le propre reste innocemment voilé comme la femme l'est elle-même par la distance de sa propre pudeur qui est peut-être une lointaine et mystérieuse expression de la pudeur de la vérité, cette dernière étant sans doute mêlée à des mensonges et à des illusions, mais demeurée dans les profondeurs d'un puits où nul ne saurait l'atteindre (pas plus la femme que l'homme d'ailleurs), et même si la vérité n'est pas toujours un attentat contre les pudeurs féminines.

 


[1] Nietzsche, Première considération inactuelle, Allia, p. 105.

[2] Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos, 4, p. 15 : « Vielleicht ist die Wahrheit ein Weib, das Gründe hat, ihre Gründe nicht sehn zu lassen? Vielleicht ist ihr Name, griechisch zu reden, Baubô ?... »

[3] Nietzsche , Le Gai savoir, Prologue IV, p. 15.

[4] Baubô est l’un des multiples noms en grec pour désigner le sexe féminin.

[5] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, § 16.

[6] Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 40.

[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 64.

[8] Nietzsche, Le Gai savoir, § 339.

[9] Nietzsche, Ibidem.

[10] Nietzsche, Le Gai savoir, §158.

[11] Nietzsche, Le Livre du philosophe, p. 185 et §54.

[12] Nietzsche, Poèmes, La sorcière, p. 182.

[13] Nietzsche , Le Gai savoir, § 343.

[14] Nietzsche, Le Gai savoir, § 60.

[15] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 37, Sommes-nous devenus plus moraux ? Ce "pathos de la distance" serait "le propre de toutes les époques fortes." p. 107.

[16] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9, p. 56.

[17] Nietzsche, Ecce Homo, Le cas Wagner, 4, p. 139.

[18] Derrida (Jacques), Éperons - les styles de Nietzsche, Champs Flammarion, 1978, p. 39.

[19] Derrida (Jacques), Éperons - les styles de Nietzsche, pp. 47 et 50.

[20] Derrida (Jacques), Ibidem p. 82.

[21] Derrida (Jacques), Ibidem p. 73.

[22] Derrida (Jacques), Ibidem p. 51.

[23] Nietzsche, Le Gai savoir, § 64. 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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