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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Nietzsche et la véracité

 

   Ordinairement, le travail de la pensée commence par l'embarrassante recherche d'une méthode, par une technique de la création des solutions, par une heuristi­que (du grec heuriskein qui signifie trouver). Mais, pour Nietz­sche, il n'y a pas une seule méthode possible. Il n'y a pas un seul bon chemin à mettre au jour. Il n'y a que des voies multiples, plus ou moins fleuries ou dangereuses. Aucun prin­cipe ne saurait en effet prétendre étuyer (1) sa pensée qui, comme celle de Montai­gne, va à la rencontre de toujours nouvelles et imprévisibles réalités. Dès lors, ni la certitude d'une incertitude définitive, (2) ni l'incertitude d'une totale certitude ne sauraient satisfaire le philosophe. En effet, Nietzsche ne veut se laisser enfermer ni dans un doute constant, ni dans une errance vague qui se désa­vouerait sans cesse, (3) ni dans une logique du jugement qui se limiterait volontairement à n'interpréter que les seules expérien­ces humaines, notamment avec des concepts qui ne sont pour lui que des images usées, que des résidus de métaphores, voire des"dents de dragons". (4) Dès lors, les concepts, ces représentations plutôt claires et simples, ces repères importants pour penser, se rassemblent chez Nietzsche dans une constellation qui s'ouvre indéfiniment sur des images physiques désignant une hauteur, une surface, une profondeur, une légèreté, une lourdeur… Car, précisément, un concept reste à la fois attaché à l'image qui l'a précédé, avec la chose qu'il pense et avec le mot qui l'exprime : ce dernier ayant la fonction complexe de désigner une image pour créer un sens formel qui anéantit la réalité sensible. (5) Cette mystérieuse équation entre un mot, un concept et une chose, n'est en définitive plus conforme à l'interprétation traditionnelle de la logique (6) si les intuitions précèdent les concepts et si les concepts restent dominés par l'instinct de vérité qui interprète les images, qui crée le passage intuitif et inconscient d'une image à une autre, puis des excitations et des motifs qui ignorent les concepts et les raisonnements impersonnels : "Les raisonnements inconscients provoquent ma réflexion : ce sera probablement ce passage d'image à image ; la dernière image atteinte opère alors comme excitation et motif. La pensée inconsciente doit s'accomplir sans concepts : donc par des intuitions.(…) Cette pensée en images n'est pas a priori de nature strictement logique, mais toutefois plus ou moins logique. Le philosophe s'efforce alors de poser, à la place de la pensée en images, une pensée par concept." (7) Dès lors, à la pensée optimiste mais formelle (donc abstraite) du logicien rationaliste qui oublie les images, Nietzsche ajoute une autre logique, celle qui tient compte des instincts (être juste, être vrai), des affects et des images. Pour cela, d'une manière symbolique, il a comparé le concept à un "os octogonal comme un dé" (8) capable de former, associé à d'autres, un édifice qui a "la ri­gide régularité d'un co­lumbarium romain." (9) Certes, le philosophe ironise, car il se moque de la vigoureuse rigueur des concepts empiriques qui ne lui permettent pas d'échapper aux amères couleurs de l’incertitude, c'est-à-dire à la froideur ascétique du scepticisme. Il manque en effet à cette froideur un enracinement dans le sensible, et il lui manque surtout un amour du sensible, une confiance dans le sensible ; tout simplement parce que le scepticisme ne croit qu'en des raisonnements logiques : "Il ne croit pas à la foi et détruit de ce fait tout ce qui est béni par la foi. Mais même le scepticisme contient en soi une foi : la foi en la logique." (10) En revanche, à partir de l'hypothèse d'un entrelacement du sensible et de l'abstrait, une limitation des prétentions de la raison permet de chercher à interpréter les mystères du sensible. Il s'agira alors pour Nietzsche de sauvegarder la valeur de la raison tout en lui découvrant des limites sensibles, et d'accéder au sensible en mettant au jour l'évidence d'une cohérence. Mais comment cette évidence, cette possible véracité (même précaire), cette croyance sincère (du mot latin verax) en la vérité serait-elle possible ? Sans doute à partir des critères singuliers du philosophe, mais pas seulement. Car  la bonne foi de celui qui prétend dire la vérité est soumise à l'intention de ne pas tromper et de ne pas se tromper. Mais comment prouver vraiment sa sincérité ? En réalité, la véracité ne serait-elle pas très souvent trompeuse, mensongère, illusoire, comme l'affirme Nietzsche lorsqu'il y voit la trace d'une mauvaise conscience religieuse (par exemple le fruit morbide d'un péché originel) ? Car, en se retournant contre elle-même, en s'intériorisant, en rationalisant avec rigueur ses états, la conscience n'a jamais totalement réussi à purifier les instincts des hommes. En tout cas, lorsqu'elle s'appuie sur l'expérience qui lui montre des limites, (11) la véracité, même fragile, permet de nier les convictions idéalistes, toutes ces croyances péremptoires et dominatrices, notamment théologiques et religieuses qui poussent le philosophe à écrire : "Je ne crois plus en rien – telle est la juste manière de penser d'un homme créateur." (12)  C'est pour cela que le philosophe aime uniquement les vérités terrestres, toutes proches et bien mûries au soleil, en se situant à la fois en deçà et au-delà du scepticisme, loin des idées pures de l'Un et du Tout qui ne devraient être vécues selon lui que d'une manière sensible. La véracité ne concerne donc que les réalités qui appa­raissent sous des formes imagées ou dans des fictions capables d'unifier un peu les forces chaotiques du réel, no­tamment celles des instincts : 

 

" Je ne veux pas voir sur mes montagnes,
de brutales et impatientes vérités.
Que la vérité s'approche de moi aujourd'hui
dorée par le sourire,
adoucie par le soleil, brunie par l'amour, -
je ne veux cueillir de l'arbre qu'une vérité
mûre."  (13)

Une oeuvre sur papier d' Elise Perrin-Destraz

Une oeuvre sur papier d' Elise Perrin-Destraz

En conséquence, le passage des images aux mots, puis aux concepts, n'instaure pour Nietzsche aucune conviction définitive. Il préfère en effet une parole discontinue qui épouse des hasards, des rires et des jeux. Mais surtout son instinct de justice lui inspire une grande vertu, la seule vertu  (14) qu'il se reconnaît afin de créer, d'éclairer et de guider son destin de philosophe : la probité intellectuelle (15) ; même si la franchise de cette honorable bienveillance ne vise qu'un équilibre des égoïsmes, c'est-à-dire "la reconnaissance réciproque de ne pas se porter tort. Donc procède de la prudence." (16) Mais c'est précisément cette probité qui pourra orienter l'instinct de vérité vers une nécessaire véracité dans l'interprétation des images, des mots et des concepts. Dès lors, le sensible ne se séparant jamais des structures qui le présentent, le philosophe pourra constamment désigner des "erreurs irréfutables" (17) et proposer des affirmations hypothétiques ou dubitatives.

___________________________________________________

 

1. Montaigne, Essais, II, Villey, PUF, Quad­rige, III, 8.

2. Pline l'Ancien,  Hist. Nat., II, 5, 25.

3. Montaigne, Essais, II, op.cit., XVII, 414, et II, XII, 320.   

4. Nietzsche, Seconde considération intempestive, Trad. Henri Albert, GF-Flammarion, 1988, n°483. 1874, p. 173.  

5. Nietzsche,  Le  Gai savoir, § 58.

6. Nietzsche , Le Livre du philosophe, §152.

7. Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 116.

8. Nietzsche , Le Livre du philosophe, op. cit, p.181

9. Nietzsche, Le Livre du philosophe, III, op.cit., p. 185.

10. Nietzsche, Le Livre du philosophe, p. 207.

11. Nietzsche, Le Gai savoir,  § 51.

12. Nietzsche, L'Antéchrist, VIII.

13. Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, De la pauvreté du plus riche. Traduit de l'allemand par Henri Albert, traduction révisée par Jean Lacoste, éd. Bouquins, Robert Laffont, Œuvres **, Paris, 1993.

14. Nietzsche : "On n'a jamais qu'une seule vertu - ou aucune."-Par-delà le bien et le mal, § 227.

15. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 22.

16. Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 69.

17.   Nietzsche, Le Gai Savoir, § 265.

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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