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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Prologue de l'esprit de simplicité

 

 

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Le livre peut être commandé à l'adresse suivante : Eris-Perrin, 7, rue de la Paix, 51310. Esternay.

 

 

Prologue

 

"L'esprit de simplicité est la marque du vrai philosophe." (Bergson. 1)

"La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, n'a pour elle-même aucun soin, - ne demande pas : Suis-je regardée ? " (Silesius . 2)

 

 

a) Le projet du simple.

 

 

   Lorsque l'homme s'ennuie à cause de la vaine répétition de ses comportements quotidiens, lorsque la preuve angois­sante de sa propre finitude mortelle s'impose beaucoup trop, il peut ce­pendant espérer ouvrir les portes de cette finitude sur l'infini, c'est-à-dire se mettre sur le seuil d'une impensable et im­prévisible réalité parfaite, ou bien avoir en un instant créatif un fulgurant contact avec cet infini. Pour cela, il peut, par exemple, devenir artiste, religieux ou philo­sophe, car ces trois attitudes, certes bien distinctes, lui permettent d'échap­per diffé­remment aux pesanteurs médiocres d'une existence qui lui semble tout d'abord privée de sens.

   Sans cet engagement, l'homme, cet être vivant capable de par­ler et de raisonner, s'enferme dans de terribles situations. Son existence, plutôt banale lorsqu'elle répète les mêmes comporte­ments, paraît certes d'abord complexe, désorien­tée, émiettée, car elle supporte les éléments hétérogènes ou ambivalents du fait de vivre dans un monde qui la dépasse et qui souvent la nie. Cependant, la conscience d'un homme, embarrassée par la com­plexité de son existence privée de sens, bute surtout sur la puissance terrifiante de la mort, puissance qui la détermi­ne à une inéluctable disparition, à une nécessaire dispersion de ses forces matérielles. Peut-elle nier l'absence de sens de cette funeste négation sans fuir toute réalité ? 

   Pour cela, ne se­rait-il pas souhaitable et possible de vivre en concentrant sa pensée sur des instants simples, brefs mais créatifs ? Il ne s'agirait pas de saisir le jour (carpe diem) mais d'être indifférent à toute intention d'appropriation et de domination sur le monde. Chaque instant serait vécu différemment, mais complètement en fonction de la situation, tout en éprouvant l'intemporelle et brève simplicité d'une présence qui accomplirait sa fin en même temps que son commence­ment. L'instant, cette étincelle, ce point focal, cette "merveille du présent" selon Levinas (3) , exprimerait une décision originelle qui ne voudrait rien d'autre que sa propre liberté de toujours commencer à agir positivement ; notamment, comme pour Rimbaud, parce que son fulgurant commencement se suffirait à lui-même en rassemblant tous les sens : "Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet." (4) Ce libre vouloir de commencer, saisi au vol, exprimerait un instant simple, non passif, non réactif et indivisible.

   Ensuite, l'épreuve brève et libre qui produirait cet acte simple rendrait possible, comme pour Aristote, une distinction entre ce qui qualifie et ce qui est qualifié : "L'Un et le simple ne sont d'ailleurs pas identiques : l'Un signifie une mesure de quelque chose, le simple signifie un certain état de la chose elle-même." (5) En fait, dans l'instant où l'homme éprouve une qualité simple, comme celle d'un acte créatif ou d'un don non intéressé, cet état n'a pas une durée suffisante pour être altéré par les aléas d'un jugement le concernant. Puis le bref moment conscient d'un acte simple succède à d'autres instants simples et univoques qui s'enchaî­nent pour composer la conscience floue d'une durée homogène. Mais le composé n'est pas le contradictoire du simple. Il en est plutôt, comme le pense Octave Hamelin, son corrélatif : "Le simple est seulement indifférent à la composi­tion…  Il ne détruit pas le composé et bien loin de là : il le domine." (6)

   Dans une autre perspective, certes inverse, conscient du devenir éphémère de son existence, l'homme est écartelé entre la passivité de diverses épreuves maté­rielles (parfois mesquines) et le projet de donner un sens simple et conceptua­lisé à sa propre existence. La complexité de son vécu altère alors les possibilités de son devenir créatif, c'est-à-dire simplement libre. Ne devrait-il pas alors vivre autrement et sortir d'un quotidien dominé par de mornes habitudes ? Ne pourrait-il pas vouloir donner un sens plus clair aux multiples péripéties de son existence ? L'alternative se résume ainsi : soit il se perd dans les plaisirs éphémères et imprévisibles d'une existence passive, cupide et non sou­cieuse de donner un sens éthique à sa vie, soit il veut attribuer une valeur à ses nouveaux instants, notamment en activant les schèmes de son imagination (ces monogrammes selon Kant - 7) pour clarifier sa propre complexité. Dans le second cas, il crée des actes simples, orientés, clairs et indécompo­sables qui ne cherchent pas à jouir d'eux-mêmes, mais qui composent, avec d'autres actes simples, un horizon plus libre. Certes, l'idée de ces actes simples est indéfinissable (8) puisque la multiplicité des termes nécessaires pour la concevoir la rendrait complexe.

   Quoi qu'il en soit, chaque singularité peut se vouloir responsable de ses actes et viser l'idée du simple qui exprimera au mieux son ardente volonté d'être simple. Cependant, ce projet n'est pas aisé à réaliser car le rapport entre le simple et le complexe n'apparaît pas clairement à partir du pli inhérent à la seule conscience. Il n'apparaît qu'à partir d'un acte libre qui ignore tout d'abord le sens de sa simplicité. Comme l'écrivait Pascal, le sens du fondamental fait défaut à l'homme : "Nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles ou corporelles." (9) Faut-il alors aller du complexe vers le simple (vers un schème par exemple) ou bien créer un chemin inverse ?  

   Dans le premier cas, les plis de la cons­cience de soi renforcent la complexité de la singularité humaine eu égard au rapport de sa nature sensible avec sa nature intellectuelle. Et ces deux réalités étant bien sûr insépa­rables, rien ne saurait empêcher une complexe, instable et variable domina­tion de l'une sur l'autre. Du reste, le pli créé par la conscience de soi n'étant pas toujours maîtrisable, ni totalement lucide, il est impossible de comprendre, sans effectuer une intense catharsis de son propre imaginaire, comment une pensée humaine pourrait dépasser ses primes incohérences. Dans le second cas que je préconise le plus souvent dans cette recherche (10) , je veux faire prévaloir un simple acte créatif comme fondement de toute valeur et vérité, et non la complexité de l'imaginaire et des conflits matériels. 

   Par ailleurs, dans son existence ordinaire, l'homme se contente difficilement de ce qui, indéfiniment, lui advient objectivement. Et il ne se satisfait pas des provisoires et incomplètes formula­tions scientifiques qui ignorent autant les vibra­tions de la chair périssable d'une singularité que le rayonnement créatif de la pensée de chacun. Au mieux, lorsqu'un nouveau jour prolonge le précédent en le pé­trifiant, il se satisfait d'une banale cohérence sensible et intellec­tuelle qui le met lâchement à l'abri dans des enracinements confortables, dans des habitudes fami­lières très communes, dans des rites sociaux, ou dans la passive consommation de nouveaux objets. La servitude d'une existence, bornée par l'extrême simplicité des besoins vitaux et par les plaisirs du moment, indéfiniment répétée sous diffé­rentes formes banales ou utilitaires, ne saurait pourtant suffire pour fonder la valeur humaine d'une existence authentique.

   Néanmoins, lorsque cette ser­vitude n'est plus supportable, chacun peut à tout moment refuser cette situation paresseuse et cruellement fatale. Et la finitude d'une existence dominée par des instincts ou rivée au néant du nombre (capitaliser) peut aussi s'ouvrir sur ce qui la nie ou bien sur ce qui la neutralise. Dans ce cas, inspiré par l'intuition selon laquelle une pensée simple est un acte possible et souhaitable qui peut précéder toute complexité, chacun ne devrait-il pas vouloir s'orienter en fonction d'un fondement clair et librement voulu, celui de la simplicité qui deviendrait la prime qualité de toute intelligibilité ? Sans doute, et chaque rapport aux autres et au monde se réaliserait alors plus facilement. Puis chacun pourrait rayonner dans la joie ful­gurante d'un acte libre qui nierait la finitude empirique et complexe qui empêche chacun de devenir un sujet raisonnable, précisé­ment raisonnable lorsqu'il reconnaît son ipséité à partir de la constellation des multiples possibilités et virtualités de sa propre réalité singulière, et lorsqu'il cherche à vivre simplement en fonction de valeurs éthiques.

   Dans cette perspective humaniste visant le simple, chacun n'existe plus seulement pour communi­quer banalement ou pour exprimer des sentiments ordinaires, il ne se perd plus indéfiniment dans des savoirs scientifiques impersonnels, dans des certitudes dog­matiques, dans des créations artistiques absurdes, ou dans des fascinations religieuses. Il vise ce que Gandhi nommait sa "simplicité volontaire" ; car cette simplicité per­met de vivre d'une manière raisonnable en se situant sur le pli non-violent du fini avec l'infini, sur le pli (et non dans une confuse synthèse) où chacun peut vraiment commencer à créer, peut vraiment commencer à être libre, voire commencer à être vertueux en donnant un sens positif à la brièveté de son existence...

   Dans ce projet, chacun peut se libérer en ayant un contact intellectuel avec la faculté universelle de la Raison, car cette faculté d'abstraction confère à chaque homme qui la vise la même dignité. Ensuite, puisque ce contact ne dure pas, chacun peut rapporter les idées formelles de la raison à un horizon sensible, c'est-à-dire à un lieu où l'ardeur de la volonté et la lumière du raisonnable rendent ces idées concrètement applicables : la capacité infinie de la Raison inspire par exemple une simple liberté ici et maintenant, le vouloir de chaque singularité étant li­mité par son propre pouvoir. Ou bien un obscur amour de la Nature se transforme en vouloir éthique de sa préservation. Pour cela, chacun abandonne toute idolâtrie en fuyant la fascina­tion qui sature la vision, puisqu'elle rend interminable, donc non créatif, le rapport du visible avec l'invisible. Mais il importe aussi de se tourner vers les hommes qui attendent de volontaires actions responsables, modérées, généreuses et justes…

   En tout cas, l'intuition de l'infini est présente dans l'expression du simple, notamment dans l'acte de donner à l'autre sans retour, notamment aux plus démunis. Car toute intention ou mouvement vers la pureté, comme dans un don non intéressé ou dans un accueil chaleureux, inspire les éthiques les plus exigeantes, même si ces dernières n'atteignent jamais l'infinité inacces­sible du Bien, comme le précise la mystique juive : "Toutes les lumières émanent de l'Infini (En Soph) ; mais aucune n'est assez écla­tante pour nous conduire à ce qu'est l'Infini." (11)

   Certes, ces actions morales ne sont pas aisées à réaliser, no­tamment parce que chacun tient souvent à ses plus confortables et ras­surantes habitudes : être demain ce qu'il a été hier sans se re­mettre en ques­tion. Pourtant, à tout moment, chaque singularité peut créer sa propre voie, sa propre clarté et sa propre incandescente profon­deur volon­taire, en décidant de don­ner un sens singulier (donc incomparable) et une ardente orientation à sa vie par la philosophie, par l'art ou par la religion ; à chacun sa voie…

 

 

b) De simples points de vue distincts.

 

 

   Dans ces différentes perspectives, non unifiables, la décision d'être libre risque certes d'être parfois violente. Et elle le sera chaque fois que sa cause se trouvera dans un égocentrique désir arbitraire, souverain et refermé sur quelques phantasmes. Car un désir solitaire ignore les contraintes du réel ; il vit son propre saisissement en oubliant autrui. Et il ne cherche pas à s'insérer dans le champ relatif, ouvert et concret, où des actes imprévisibles sont pourtant possibles pour soi-même et  pour les autres. Dans cet esprit, Levinas précisait : "Est violente toute action où l'on agit comme si on était seul à agir : comme si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action." (12) Néanmoins, une décision peut aisément devenir altruiste lorsqu'elle exprime, dans sa propre tension intime, les mots raisonnables qui visent des valeurs univer­selles, donc morales. La décision d'agir simplement sans nuire à autrui permet, par exemple, de se convertir au Bien ; et cette chaleureuse volonté éthique se crée une optique. Cette conver­sion réalise en effet des valeurs qui dépassent le pli de la conscience de soi en découvrant autrui.

   Par ailleurs et plus généralement, les forces infinies (inépuisables) de la Totalité du réel n'inspireraient-elles pas différemment les recherches scientifiques, la piété des reli­gieux et la libre création des artistes ou des philosophes ? Il y aurait alors plusieurs voies possibles à suivre ou à créer, des voies bien distinctes qui auraient des points de contact. Au mieux, les concepts dialogueraient avec des valeurs, avec des métaphores, avec des mythes ou avec des croyances… Dans ce cas, la philosophie ne se nourrirait pas seulement d'elle-même. Incapable de saisir la Vérité du Tout du réel, elle se contenterait de quelques vérités simples, un peu compréhen­sibles par tous les hommes.

   Alors que le religieux donne surtout à croire et à aimer, alors que l'artiste pense concrètement et donne à penser ce qu'il ne cherche d'ailleurs pas toujours à penser, le philosophe dépasserait ce qu'il a déjà simplement et librement jugé pour que d'autres participent à ses interroga­tions, puis approfondissent ou refusent ses propositions. Car le philosophe ne rumine pas seulement ses propres pensées, il les donne aussi à juger dans d'autres perspectives que les siennes. Il dépasse ainsi les exigences pragmatiques de l'esprit scientifique qui, comme l'a précisé Bergson, ne connaît que des réalités déterminées ou nécessaires : "Plus la science s'enfonce dans les profondeurs de la vie, plus la connaissance qu'elle nous fournit devient symbolique, relative aux contingences de l'action." (13) Ou bien le savant se laisse plutôt enfermer dans des savoirs décisifs qui, selon Nietzsche, ne font que tout et trop simplifier : "Nous simplifions les phénomènes réels et extrêmement complexes qui composent la pensée (….) C'est le chef-d'œuvre de falsification qui permet ce qu'on appelle la connaissance ou l'expérience."(14)  En revanche, le philosophe peut aussi et surtout viser le simple parce que cet état, sans être connais­sable, serait pour lui suffisamment pensable, et parce que l'esprit de simplicité lui permettrait d'approcher, d'une manière à la fois intellectuelle et sensible, au plus près des primes forces vitales de la Nature.

   Invisible et inconnaissable, le simple inspire d'ailleurs également le style du poète, il éclaire les intuitions du religieux, et il libère l'esprit du savant. Pourquoi ? Sans doute parce que le mouvement qui traduit une claire intention vers le simple ou une simplicité de l'inten­tion, rend vraiment créateur. Le simple serait en effet, avant l'appari­tion des structures sen­sibles, périssables et confuses de la Nature naturée, une cause intime de régulation ou de catharsis. Et, selon ma propre hypothèse métaphysique, cette cause précéderait toutes les réalités empiriques, notamment en se manifestant comme un acte pur et innocent. Univoque, indivisible et intemporel, le simple fonderait alors toutes les autres qualités. Immuable dans sa pureté, il ne serait pourtant pas absolu, puisqu'il n'est jamais séparé des choses complexes sur lesquelles il agit.

   En conséquence, l'ardente volonté de s'interroger sur le simple s'effectue indépendamment de la connaissance du simple. La métaphysique reste au bord de l'inconnais­sable. Et philo­sopher permet de savoir que, pour une chose ou pour une idée, paraître simple dépend d'abord et surtout de l'acte de la pensée qui constitue cet état simple ; ce qui nécessite un esprit de simplicité totalement étranger à la méthode épistémologique de Descartes dans le Discours de la méthode (deuxième partie). Car cette méthode suppose une connaissance préalable des objets simples, ce qui n'est en réalité possible que dans le monde rationnel et abstrait d'une physique mathématisée qui invente pour cela une peu probable, voire une invraisemblable hiérarchie entre les objets simples, composés et complexes.

   Or le simple est l'état provisoire d'une chose ou d'une pensée, et non un fait prétendu objectif qui ne serait d'ailleurs pas simple dans sa relation avec d'autres faits. Car un fait ne paraît simple, comme celui où le soleil resplendit dans un ciel pur à midi et en été, que parce qu'il a été isolé et constitué comme fait objectif et important, tout en ignorant sa réelle complexité. Et ce fait ne paraît plus du tout simple lorsque je découvre, après observation et réflexion, que son il y a, que sa présence banale, instaure un rapport complexe avec une réserve limitée d'énergie et avec ce qui lui sera retiré (selon la loi de l'entropie). La pensée d'un philosophe devrait donc plutôt aller de l'intuition d'un état simple qu'elle a elle-même constitué distinctement (non durablement et d'abord sans grande clarté) vers l'interprétation uniquement probable de réalités complexes, voire compli­quées…

   Dès lors, comment faut-il interpréter un état simple ? En l'absence d'un concept clair et définitif du simple, de multiples intuitions du simple pourraient être envisagées. Ensuite, une méthode perspecti­viste devrait permettre, à chaque instant, de faire varier les points de vue ;  d'abord à partir de la Nature qui crée des formes, puis en fonction de sa propre singularité, et enfin, d'une singularité à une autre, selon quelques repères simples, notamment éthiques. Et cette méthode perspecti­viste ne serait ni celle de Leibniz, ni celle de Nietzsche. Pourquoi ?

   D'abord, le perspectivisme rationaliste, idéaliste et systéma­tique de Leibniz (15) instaure une douteuse hiérarchie entre des réalités originellement et définitivement simples qui échappent à toute expérience sensible. Ce perspecti­visme abstrait requiert des vues simplifiées de l'esprit, d'un esprit qui croit voir le Tout dans chaque microcosme, en quelque sorte en se mettant à la place de Dieu. Cette simplification fonde sans doute l'éclectisme du philosophe qui fait prévaloir des valeurs supérieures, des concepts hiérarchisés et préétablis, ignorant la qualité globalement spécifique et incomparable de chaque créateur : "J'approuve la plus grande partie de ce que je lis. Sachant de combien de côtés les choses peuvent être prises, je trouve toujours quelque circonstance qui excuse ou défend mon auteur." (16) Mais, dans cet univers hiérarchisé, fixe et complet, pourquoi des pensées vraies ne seraient-elles pas possibles sans un guide supérieur ? Pourquoi le monde minéral posséderait-il moins de réalité que le monde végétal, animal ou humain ? Ces différents mondes (ou genres) du réel ne sont-ils pas tous aussi aboutis en eux-mêmes, du reste complémentaires et incompa­rables ?

   En tout cas, cette question est pertinente s'il est avéré que la connaissance de la Totalité du réel est impossible. Aussi il serait sans doute préférable d'opter pour un perspectivisme plus respectueux de la valeur de chaque créature. C'est du reste ce que fait par exemple le penseur mystique Angelus Silesius lorsqu'il examine, sans aucune hiérarchie, la capacité, pour la perfection divine, de rassembler et d'unifier toutes les choses. Le point de vue de Dieu est alors l'envers complémentaire de celui de l'homme. Chaque partie est parfaite en son genre et a sa propre perspective sur la perfection : "En Dieu tout est Dieu : un simple ver de terre n'est pas moins en Dieu que mille Dieux." (17)  Cette perspective, sans doute un peu naïve et difficile à prouver, ne manque pas de simplicité puisqu'elle accorde à chaque chose la même hauteur et la même profondeur : "Homme, rien n'est imparfait : le caillou est égal au rubis, la grenouille même aussi belle que l'ange séraphin." 

   À l'opposé, inspiré par une démarche subjective plutôt irrationnelle, le perspecti­visme de Nietzsche rumine les épreuves chaotiques et hiérarchisées de la Nature. Il multiplie les points de vue complexes sur les apparences en refusant de chercher une essence simple et conceptualisée qui serait commune à toutes ces apparences. Leur essence aurait pu être, comme c'est le cas dans l'interprétation de Pyrrhon par Marcel Conche (18) , de disparaître totale­ment, donc de signifier le Néant. Mais Nietzsche préfère épouser la violence des forces vitales qui rassemblent d'une manière aléatoire des réalités contradic­toires. Le philosophe aime en effet la complexité du  et…et qui peut certes fusionner dans une métaphore : "Un aigle planait dans les airs en larges cercles, et un serpent était suspendu à lui, non pareil à une proie, mais comme un ami : car il se tenait enroulé autour de son cou." (19) 

   La Nature est en effet pour Nietzsche, à la fois une et multiple, c'est-à-dire une impensable nécessité chaotique dominée symboliquement par le conflit de Dionysos avec Apollon. Cette fatale rohe Natur (nature sauvage), sans but, et sublime (erhaben), est ouverte sur une pluralité d'interpréta­tions qui devraient tenir compte du plus grand nombre des points de vue : "Plus nous avons d'yeux, d'yeux différents pour cette chose, et plus sera complète notre notion de cette chose, notre objectivité." La réalité complexe, ainsi fragmentée, exprime les forces incontrô­lables et aveugles de la volonté de puissance de la Nature. Et ses forces chaotiques inspirent au philosophe de perpétuels renverse­ments et substitutions entre des perspec­tives ascendantes et déclinantes, dominantes ou dominées ; ce qui le conduit à multiplier les centres de convergence ! Pourquoi en rester à ces tensions ? Peut-être parce que l'éclatement des perspec­tives aide le philosophe à supprimer les fantasmes de l’unité et de la finalité qui nourrissent toute métaphysique idéaliste. Cet éclatement éloigne ainsi l'homme des ombres de Dieu qui inspirent de respecter le Tout au lieu de lui permettre de l’émietter pour en faire une expérience plus personnelle.

   Cependant, pour Nietzsche, le violent sacrifice de certains aspects du réel est également salutaire, même si chaque fusion explosive requiert l’abandon de la volonté personnelle du créateur qui devient alors une sorte de médium des forces chaotiques de la Nature. Ainsi le philosophe se sacrifie-t-il pour son œuvre, pour Ariane, pour Zarathoustra, au nom de Dionysos ! Puis, en se délectant des miettes du réel, ce perspectivisme se perd dans d'illusoires et magnifiques images symboliques où la conscience accepte de s'anéantir, notamment parce que la perception éclatée de l'espace du monde perçu est dominée par les délires de l'imagination.

   Certes, la prolifération des symboles nourrit aussi chez Nietzsche de pertinentes métaphores, mais ces figures dynamiques et condensées ne font que traduire, d'une manière originale, soit des points de vue seulement subjectifs, soit des valeurs naturalistes qui impliquent de confuses discrimina­tions et de suspectes hiérarchisa­tions entre les forces. En même temps, la pensée s'émiette de toutes parts et le même coucher du soleil pourrait indifférem­ment symboliser un cliché, évoquer des lointains exotiques, un déclin romantique, une image universelle de la beauté, un équilibre réalisé entre le jour et la nuit…

   Dans le projet d'un perspectivisme différent, c'est-à-dire qui se veut ardent et raisonnable, tout en se fondant sur de simples intuitions, tout en visant le simple, la pensée s'ouvre sur trois sources, celle de la Nature, celle de sa propre singularité et celle des autres. L'esprit de simplicité intervient alors directe­ment pour conceptualiser ses primes intuitions, pour apprécier ses éclairs instantanés qui surgissent de manière imprévisible et avec des intensités diverses, comme chez Dante :

 

"Il me sembla entendre un murmure de rivière

Descendant claire de pierre en pierre

En montrant la fertilité de sa source." (20)

 

   Certes, il y a un risque, celui d'aller trop loin dans l'abstrac­tion et de trop simplifier, voire d'être simpliste. Pour l'éviter, il faut peut-être chercher à comprendre comment les effets sensibles de la Nature s'entrelacent partout sans faire paraître leurs liens, lorsque le vent, les couleurs de l'eau et les reflets de la terre semblent rassemblés par les vibrations d'une lumière dominante. Ou bien il faudrait peut-être trouver l'unité chorale de l'Esprit qui traverse mystérieuse­ment les choses sans les hiérarchiser.

 

 

c) Les intuitions et les concepts multiples du simple.

 

 

   D'une manière générale, les concepts sont des évidences intimes, synthétiques, directes et immédiates, rationnelles ou non, qui ont diverses propriétés : soit formelles et simples (le principe de non-contradiction ou une pure identité), soit externes et complexes (sensibles), soit internes et compli­quées (comme la sympathie, comme le sentiment d'exister). Dans tous les cas, l'analyse d'un concept simple (donc indivisible) lui retire sa prime simplicité. Plus précisément, lorsqu'un homme s'interroge sur sa propre manière de penser, il découvre que son rapport au simple est fondé soit sur des concepts a priori (comme l'unité, l'universel), soit sur des concepts empiriques (le fini, le déterminé), soit sur des intuitions pures (comme un don désintéressé, un acte libre), soit sur des intuitions sensibles (j'existe).

   Concernant l'intuition, elle se présente au mieux comme une vision claire et distincte qui a la pureté d'un concept a priori lorsqu'elle est une représentation intellectuelle, abstraite et générale, qui contient précisément une réalité simple, distincte, sensible ou formelle. Le critère du simple est alors universel car il ne serait pas possible d'estimer son propre jugement s'il échappait aux critères simples (et logiques) des principes d'identité et de non-contradiction. De plus, une réalité composée d'éléments simples, qui ne se contredisent pas mais qui se complètent en ayant la même finalité, peut être aussi l'objet d'une intuition empirique simple comme l'étendue d'un désert ou un azur sans nuages….

   Cependant, différemment, dans un projet rationaliste et métaphysique, l'intuition pure de l'indivisible est aussi un concept pur. Cela signifie soit qu'une réalité homogène contient de multiples unités simples (comme un nombre) soit que, comme le pensait abstraitement Leibniz dans une perspective mathématisée, la réalité est saisie à partir d'une intuition essentielle, celle d'une monade, cette réalité simple "qui entre dans les composés" (21) et qui est constitutive de l'univers. À l'intérieur de ce monde totalisé, la matière est en revanche indéfiniment divisible mais, douée de résistance, elle possède deux forces complémentaires, l'une passive (la matière première) et l'autre active qui met en rapport chaque substance simple et complète, chaque monade, avec l'ensemble des autres monades, afin de former la totalité de l'univers, certes sans autre principe que la transcendance de Dieu.

   En tout cas, la monade rend possible le meilleur des mondes puisqu'elle est une substance simple, solitaire, pure, idéale, non altérée, toujours sujet. Sa réalité infinie (parfaite), donc sans bornes, signifie qu'elle est complètement achevée, unifiée, et qu'on ne pourra rien lui ajouter ni lui retrancher. Cette interpréta­tion de Leibniz impose en fait la simplicité de la transcen­dance divine en niant la complexité de la Nature ; ce que les historiens des sciences, notamment H. Poincaré, contesteront en faisant alterner le simple et le complexe "sans que nous puissions prévoir quel sera le dernier terme."(22)  Car le rapport entre le simple et le complexe est constant. Il  est sans doute dû au fait que chaque homme est inséparable des autres êtres vivants (minéraux, végétaux et animaux). Et nul ne connaît les éléments simples qui constituent ces rapports.

   En réalité, plus précisément, lorsqu'une intuition du simple est pure (non composée), elle ne paraît complète qu'à partir d'un bref point de contact de la pensée avec une perfection qui procure à son auteur un sentiment de plénitude ou de béatitude. Chacun a ainsi, parfois, dans la fulgurance d'un instant, une intuition abstraite (donc illusoire) de l'éternité, la brève intuition d'un moment complète­ment présent, en attente de rien, sans aucun projet. Ce moment est en fait simplement intemporel, mais il crée pourtant un bref contact avec l'éternité.

   Dans ce cas, la réalité n'est pas conceptuali­sable, mais elle peut inspirer l'intuition vague, fondamentale et simple de l'infini. Néanmoins, alors qu'une réalité finie peut paraître d'abord simple (bien qu'elle soit ensuite divisible), une réalité infinie demeure simple puisque, même si elle est composée d'éléments distincts, elle paraît aussi indivisible pour l'esprit que la présence éternelle de la Nature. Certes, dans ce cas, l'infini est présent grâce à la qualité universelle de la raison qui le pense ; car, comme l'écrivait Spinoza : "Il est de la nature de la Raison de considérer les choses… comme nécessaires…, de percevoir les choses sous une certaine espèce d'éternité (Sub quadam aeternitatis specie)." (23) Cette espèce d'éternité n'est pas l'éternité elle-même mais la pensée de l'éternel, voire une sensation intellectuelle de l'intemporel.

   L'universalité de cette épreuve rationnelle de l'éternel (parallèlement sensible pour Spinoza) est en fait a priori, fondée en Dieu, c'est-à-dire en la Nature, par l'ouvert de la raison sur la Totalité éternelle du réel, car seule la raison, par nature réversible, peut rapporter logiquement (sous son espèce) une idée à une réalité, et réciproquement. La raison pose ainsi l'Universel (l'éternité de la Nature) à partir d'une épreuve temporelle. Et, du point de vue du temps, l'infini est l'éternité qui n'en finit jamais d'être présente et de s'affirmer dans la du­rée de sa pré­sence (Bergson), ou bien l'infini se manifeste dans le retour éter­nel de ce qui a pourtant disparu, comme l'affirme Nietzsche : "L'infinité est le fait initial originel (...) Dans le temps in­fini et dans l'espace infini il n'y a pas de fins : ce qui est là est là éternelle­ment, sous quelque forme que ce soit." (24) Qu'en penser ?

   Le mot infini vient du latin infinitus et si­gnifie d'abord sans limites. Ce sens suffit pour traduire une intuition d'im­men­sité sensible ou bien une idée vague de la perfection, comme celle de Dieu en tant qu'essence totale du réel ou bien en tant que manière d'être d'un Acte pur, absolu... Concernant l'espace, Pascal évoque pourtant deux manifestations possibles et ef­frayantes de l'infini, soit vers le grand soit vers le petit. Mais il s'agit plutôt de l'indéfini que de l'infini, car l'infiniment grand dépasse un prime horizon, comme un surplus qui repousse les limites spatio-temporelles. C'est d'ailleurs dans le sens de l'infiniment petit que, pour Nietzsche, "la moindre parcelle du monde est une chose infinie ! " (25) Et Marcel Conche le rejoint lorsqu'il écrit : "Dans l'infini de petitesse se trouve la clef du mystère de la créativité de la Nature et de l'essor de la vie." (26) Cependant, nul ne pouvant prouver la vérité de cette clef, il est indispen­sable d'ajouter que cet infini de petitesse est une source sans grandeur, du reste semblable à la Nature omni-englobante qui, pour M. Conche, "est plutôt elle-même au-delà de la grandeur."

   Dans tous les cas, une pensée de la transcendance reste fascinée soit par l'obscurité d'une parfaite extériorité, soit par un Dehors complète­ment vide (nihiliste) qui renvoie à un état permanent de la mort. Or, il est également possible de ne pas ignorer l'infini de la présence éternelle de l'Esprit créatif et sensible de la Nature naturante. Dans ce cas, l'infini est visé en chaque instant créatif qui cherche à se réaliser dans toutes ses potentialités… Ensuite, l'idée de l'infini peut nourrir deux interprétations opposées du réel : soit en étant indéfiniment divisé et prolongé (donc indéfini), soit en étant une idée de l'éternité, de la présence éternelle de la Nature naturante ! Il suffit alors de penser l'infini comme un cercle qui relie son commen­cement à sa propre fin, comme dans le bref instant d'un acte créatif.  

   Ou bien, l'homme accomplit des actes en tirant de lui-même ce qui lui permet de se réaliser complètement dans une œuvre, dans son œuvre. Pour Aristote, cette entéléchie (en grec entelecheia) est l'accomplisse­ment parfait d'une réalité à partir d'une action interne ; cette perfection paraît aussi simpleque dans l'instant où une rose, totalement éclose, semble chanter la gloire de la Nature naturante.

   Cependant, sans doute à cause d'une contradiction entre son éphémère finitude corporelle et son bref contact intellectuel avec l'éternité, la singularité incomparable de chaque homme (eu égard à sa liberté) reste imparfaite, complexe, voire compli­quée. L'entéléchie ne dure pas plus longtemps qu'un éclair dans un ciel d'orage. Elle interrompt la durée, paraît sans fin et sans commencement, mais cette épreuve intemporelle n'est pas vraiment l'éternité ; même si elle le fait croire ou espérer…

   En fait, la réalité que l'homme perçoit chaque jour est clouée sur un horizon (en grec horizein si­gnifie borner) qui le limite également en lui rappelant que son existence vieillissante est nécessairement, voire fatalement, mortelle. Et, lorsqu'il peut et veut être libre, cet Ouvert d'un acte créatif sur l'infini (άπείρον) ne dure qu'un bref instant. Il doit alors inlassa­blement et indéfiniment créer un autre acte, commencer un nouvel Ouvert. Et chaque fois la perfection, la qualité infinie de cet acte, se perd indéfini­ment dans le quantita­tif, aussi divisible que la matière.

   Ainsi l'homme reste-t-il soit dans un infime et bref contact avec la perfection d'un acte achevé (créateur, naturel ou vertueux), soit sur le seuil de l'infini de la Nature qu'il imagine à partir de sa capacité d'être simple (raisonnable) mais aussi à partir de sa réalité composée (sensible et intellectuelle) ! Puis, lorsque la simplicité d'un contact est vécue sur le seuil qui ouvre sur l'inconnu, la distance entre l'avant et l'après est impossible à distinguer. Il n'y a plus d'avant, pas encore d'après, mais seulement un bref présent… pour rien parfois. Pourtant ce seuil est une sorte d'espace neutre qui permet le passage de l'imperceptible au perceptible (ou inverse­ment). Mais il est pourtant impossible de distinguer clairement les apparences finies du seuil, l'instant actuel, et ce qui n'est pas saisissable : l'infini.

   De plus, si la clarté d'une idée est parfois étrangère à la distinction des éléments qui la composent (comme dans un acte libre), une idée distincte peut aussi paraître confuse (comme un bruit ou un sentiment). Cela signifie d'abord que les éléments simples qui composent un acte libre n'apparais­sent pas explicitement, distincte­ment, même si cette liberté n'est pas confondue avec une autre. Cela signifie ensuite qu'une confuse sensation peut être distincte, comme celle d'une couleur pure (ou composée) et renvoyer différemment soit à la simplicité de la lumière, soit à la composition de l'arc-en-ciel.

   En tout cas, le nombre d'éléments simples qui composent une réalité dite simple devrait être limité (en extension) afin que chacun puisse immédiate­ment et aisément comprendre l'ensemble. L'exemple de l'identité de la lumière et des couleurs simples qui apparaissent dans un arc-en-ciel est en effet pertinent lorsqu'il permet à chaque couleur d'être comprise, c'est-à-dire conceptuali­sée en fonction de son degré objectif d'absorption par la matière : le rouge rapproche et le bleu éloigne les distances.

   En conséquence, afin d'échapper à une errance indéfinie de la pensée, un critère a été mis au jour par quelques philosophes, celui de commencer toute recherche à partir d'hypothèses simples et limitées en nombre. Empédocle a été le premier selon Aristote (27) à le faire, puis, au XIVe siècle, le philosophe Guillaume d'Ockham s'est servi de la métaphore d'un rasoir pour souligner sa décision tranchante d'appliquer le principe d'économie à toute complexité, y compris à celle de sa propre singularité. Pour cela, le philosophe a appréhendé la complémentarité et la complexité concrètes de ses intuitions internes et externes, en refusant les dualités abstraites, et notamment celle qui oppose l'essence et l'existence. Inscrits dans des hypothèses et des réalités sensibles limitées, les termes de ses propos (les sens des mots utilisés) renvoyaient volontairement à des données singulières et concrètes. Ce qui me semble pertinent…

 

 

d) Les trois perspectives de la problématique.

 

 

     La problématique du simple est, pour moi, très précisément fondée par trois intuitions du simple qui peuvent dialoguer avec des réalités différentes plus ou moins composées, voire chaotiques : l'infini créateur de la Nature naturante, l'épreuve intempo­relle d'une liberté, et le rayonnement d'un acte moral, vertueux. Dans ce prolongement, en cherchant à s'écarter de toute forme d'exaltation ou d'extravagance, le projet de philosopher simplement devrait s'ouvrir sur trois perspectives.

   Il s'agira d'abord de penser le devenir du réel dans une perspective métaphysique qui rapportera l'intuition de la réalité infiniment créatrice de la Nature (dite naturante) aux volontés libres des hommes qui devraient probablement s'en inspirer.

   Ensuite, il faudra sortir du chaos de ses propres sentiments, notamment à partir d'un retrait provisoire dans l'espace vide (neutre) qui précède la complexité de chaque singularité, afin de chercher à créer librement ou afin d'entrevoir une idée du simple. Dans cette perspective intime, intériorisée, ardente, mais loin de tout sentiment pathétique (mystique ou sublime), chacun ne pourrait-il pas créer la mesure simple de sa propre perspective existentielle, c'est-à-dire la forme subjective qui envelopperait sa propre objectivité ? Pour cela, il faudrait ouvrir sa pensée sensible sur ce qui la rendra cohérente et pertinente, notamment à partir d'actes qui feront surgir librement de nouvelles manières simples de vivre spirituellement, c'est-à-dire dans une perspective qui associe l'ardeur de la volonté à la lumière du raisonnable.

   Enfin, au-delà des différents seuils intellectuels ou sen­sibles que rencontre l'intuition du simple, une ouverture éthique devrait être possible, notamment dans la création singulière d'un généreux et clair rapport aux autres. Pour cela,  les concepts du don et de l'accueil n'inspireraient-ils pas l'esprit de simplicité qui se trouve au cœur de tout acte libre qui veut rendre possible une existence humaine vraiment digne et responsable ? En tout cas, même sans définition conceptualisée, l'esprit de simplicité devrait rayonner à la fois comme un soleil, comme un acte libre ou comme une vertu, en donnant de l'intensité à la pensée et en allégeant le corps.

 

 

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1.   Bergson (Henri), Correspondance, 2002, p.1649.

2.  Silesius (Angelus), Le voyageur chérubinique, Payot & Rivages poche, 2004, I. 289.

3.  Levinas (Emmanuel), Humanisme de l'autre homme, LDP n° 4058, 2012, p. 79.   

4.  Rimbaud (Arthur), Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Poésies complètes,  LDP-Gallimard, pp. 219-220.

5.  Aristote, La Métaphysique, Livre Λ , 7, 1072 a, 30-35.

6. Selon Hamelin. Cité dans Le Vocabulaire technique et critique de la philoso­phie par André Lalande, PUF,1968, p.993.

7.  Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger, Traduction par Philonenko, Vrin, Paris,1968, p.153.

8.  Comme le précise Leibniz dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain, III, 4, § 4, Garnier Flammarion n°92, p.254.

9.    Pascal (Blaise), Pensées, Brunschvicg, § 172, Hachette, p. 356.

10.  J'ai opté pour la perspective opposée dans mon essai intitulé Les démons de la pensée (2013).

11. La Cabbale, éditions du Chant nouveau, Paris, 1946, p. 31.

12.  Levinas (Emmanuel), Difficile liberté, LDP, biblio /essais n° 4019, 1976, p. 20.

13.  Bergson, L'Évolution créatrice, Puf, édition du centenaire, 1963, p.664.

14.  Nietzsche (Friedrich), La Volonté de puissance, Gallimard, t. I. 2, § 289.

15.   Leibniz (Gottfried Wilhelm), Monadologie, Delagrave, 1968.

16.  Leibniz (Gottfried Wilhelm), Lette à Placcius, 1693.

17.  Silesius (Angelus), Le voyageur chérubinique, op.cit, V. 61, II.143 et V. 347.  

18.   Conche (Marcel),  Pyrrhon ou l'apparence, PUF, 1994.

19.   Nietzsche (Friedrich), le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra, et La Généalogie de la morale, III,  § 12.

20.   Dante, La Divine comédie, Le Paradis, chant XX, 19.

21.   Leibniz (Gottfried Wilhelm), La Monadologie, Delagrave, 1968, § 1.

22.   Poincaré (Henri), La Science et l'hypothèse, Flammarion, 1920, p. 176.

23.  Spinoza (Baruch), Éthique, II, Proposition 44 et son corollaire II.

24.   Nietzsche, Le Livre du philosophe, Aubier-Flammarion n° 29, 1969,  § 120.

25.  Nietzsche, Le Gai savoir,  Plaisanterie, ruse et vengeance, Idées, nrf, 1950,  § 55, p. 32.

26.  Conche (Marcel), Métaphysique, PUF, 2012,  pp. 84 et 87.

27.  Aristote, Physique, I, 4, 188a 17. 

 

 

 

 

Prologue de l'esprit de simplicité
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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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