Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
12 Décembre 2013
Faute d'être naturellement innocent, y compris dans sa prime jeunesse, l'homme ne doit-il pas cependant renoncer à l'impur et viser la vertu modérée du simple, notamment en créant de brefs actes éthiques, plutôt qu'en rêvant sur l'innocence perdue de son enfance mythique ? Il suffirait pour cela, par delà les représentations des origines ou des fins, de se donner tout simplement le vouloir du pur et de l'indemne.
Kierkegaard avait du reste bien vu les paradoxes inhérents à toutes les épreuves de l'innocence. Inséparable de l'ignorance, cette vertu est impossible à saisir intellectuellement car elle est fondée par la "possibilité infinie" de se manifester elle-même, uniquement à partir d'elle-même. Car, dans son pouvoir libre d'affirmer sa simplicité intemporelle, elle est contredite par les efforts de la pensée qui l'enracinent dans une fragile existence angoissée, notamment par son avenir mortel. Plus précisément, le pouvoir de s'attribuer une innocence durable ne fait que renforcer le dédoublement hésitant de la pensée qui supprime ainsi toute pureté en la dépliant. L'affirmation de sa propre innocence devient ainsi, comme le voit Kierkegaard, la cause "d'une angoissante possibilité de pouvoir."(1) La conscience de soi qui a ce pouvoir se découvre ainsi orgueilleusement responsable de son échec et fautive d'avoir détruit la pureté d'un acte qui exprimait pourtant, d'une manière certes naïve, l'esprit de simplicité nécessaire à toute innocence.
Dès lors, dans la perspective malheureuse de cette autarcique possibilité de pouvoir, très concrètement et hors de chaque volonté raisonnable, l’ignorance amorale du mal n’empêche pas la cruauté et l’injustice. Il est d'ailleurs difficile d'imaginer comment, dans un éventuel état de nature, innocent selon Rousseau, la violence des forts et la ruse des faibles pourraient s’équilibrer. Si un acte innocent est bien le fondement de toute simplicité morale, il ne peut en effet être effectué que dans de brefs instants libres.
De plus, l'idée d'une nature humaine originellement simple ne serait-elle pas plutôt l'idée virtuelle qui précède chaque complexité ? Car la simplicité d'une action n'est jamais effective lorsqu'une singularité sent les multiples hésitations de sa pensée face à l'avenir imprévisible de son existence. Au reste, comment un homme pourrait-il parvenir à atteindre la calme et intime simplicité de sa nature qui n'est jamais pure, puisqu'elle demeure sensible, y compris dans ses épreuves les moins matérielles ?
Néanmoins, il est souhaitable pour tous les hommes de se rapporter à la vivacité et à l'innocence d'une source simple, notamment à celle de la Nature naturante. Ensuite, dans les arts, comme dans l'histoire de la philosophie, l'idée du simple devient un repère inspirateur fondamental, même s'il paraît souvent avoir été oublié. Car, au cœur de chacun, vibre pourtant une petite lumière qui, pour le peintre Matisse, peut être vivifiée et parfois ranimée : "On n'a qu'une idée, on naît avec, toute une vie durant on développe son idée fixe, on la fait respirer." (2) Cette idée répétée et toujours en gestation, n'est-elle pas la force centrale d'un rayonnement simple, c'est-à-dire d'un rayonnement de la pensée qui s'ouvre sur ce qui ne sera jamais divisé : l'infini, un acte libre, une vertu, ou toute forme de don ou d'accueil qui irait, selon George Steiner "au-delà des contraintes de l'immanence" (3) ?
Dans ces conditions, l'idée du simple peut inspirer l'élan intime de chaque volonté libre qui cherche à éviter de sombrer dans la violente complexité d'un avenir seulement utile et fatal, notamment en se purifiant un peu de ses lourdeurs. Puis, comme pour le sage épicurien, les joies qui en résultent sont chaque fois en accord avec ce qui est naturellement simple : par exemple le strict nécessaire pour vivre (se nourrir, s'abriter). Ou bien, la vertu du simple permet de modifier le rapport traditionnel à une culture. Par exemple, dans Un cœur simple de Flaubert, Félicité, le personnage central, accepte simplement sa situation. La légèreté (peut-être simpliste) de ses sentiments religieux exprimerait-elle alors la pureté de son cœur ? Assurément, même si Félicité ne le sait pas elle-même. En tout cas, elle atténue, voire retient ses impressions et ses émotions, en manifestant calme et douceur. Sa sagesse religieuse peut certes paraître naïve, comme tout élan spontané et imagé vers le pur, mais c'est bien avec une indéniable humilité qu'elle associe l'Esprit de la Nature à des colombes censées représenter l'Esprit Saint : "Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n'était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses." (4)
Pour un philosophe, en revanche, la simplicité dépasse la naïveté par des interrogations. Et chaque acte simple est alors l'effet d'un acte vertueux, rare et très bref, qui devient étranger aux images, aux mythes et aux paraboles. Ce moment vertueux se réalise d'ailleurs dans de multiples actions. Il fait culminer, pour Aristote une seule vertu par rapport à d'autres ; ou bien il les rassemble toutes en une seule comme pour Chrysippe ou comme pour Silesius qui précise : "Les vertus sont si bien nouées et liées que tu les trouves toutes si tu en as une seule." (…) "Toutes les vertus sont une (…) C'est la justice."(5) Nietzsche dira autre chose en remplaçant la justice par la probité intellectuelle, la seule vertu qu'il dit avoir conservée. À chacun sa simple vertu, à chacun son nœud singulier pour accrocher sa propre destinée à un instant précis de son existence !
En tout cas, la capacité d'être libre devrait toujours permettre à l'homme de se vouloir juste, c'est-à-dire de réaliser clairement et simplement la vertu de la justice. Or cette vertu s'accomplit chaque fois qu'une singularité domine ses affects et parvient humblement à accepter sa situation terrestre, inachevée, sans chercher à fuir au-delà, mais en décidant d'être responsable des autres et de la sauvegarde de la Nature. La vertu du simple refuse pour cela la philautie, l'amour de soi qui ne chercherait qu'à fusionner avec l'Unité du réel, avec l'absolu imaginé par la théologie. Il y a par exemple une grande simplicité dans l'instant où un philosophe doute ou s'étonne. À ces moments importants et imprévisibles, il est alors possible de penser par soi-même et, également, contre soi-même et en fonction des autres… Ainsi ces pensées pressentent-elles qu'elles peuvent et doivent créer de nouvelles libertés. Elles imaginent sans doute aussi que la complexité de la finitude de chaque existence devient moins confuse lorsqu'elle entrevoit (ou veut entrevoir) la lumière simple qui émane par exemple d'un bref don de soi-même aux autres…
Extrait de l'ouvrage suivant (pp.158-162) :
Pour se procurer l'ouvrage, envoyez un chèque de 15 euros à Eris-Perrin - 7, rue de la Paix - 51310. Esternay.
1. Kierkegaard (Sören), Le Concept de l'angoisse, Idées / Gallimard, 1979, p.49.
2. Matisse (Henri), Écrits et propos sur l'art, Hermann, 1972, p.178.
3. Steiner (George), Réelles présences, nrf essais, Gallimard, 1989, p. 73.
4. Flaubert (Gustave), Trois Contes, Larousse, 1937, p. 151.
5. Silesius (Angelus), Le voyageur chérubinique, Payot & Rivages poche, 2004, V. 171, V. 172.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog