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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Incertaines divagations

 

   Divaguer, pourquoi ? Peut-être parce que le hasard intervient souvent dans nos pensées les plus déterminées. C'est, pour Pascal, une évidence : "Hasard donne les pensées, et hasard les ôte ; point d'art pour conserver ni pour acquérir." (1) Quelle cause prévaut alors ? Aucune, une aveugle inconnue, la rencontre imprévisible d'autres causes (Cournot) ? En tout cas, la Vérité recherchée par les philosophes qui s'interrogent sur le Tout du réel reste encore très lointaine. Elle paraît vaciller à l'horizon, constituée par de multiples perspectives seulement vraisemblables et qui échappent à une complète totalisation. Car le don de la Nature naturante est infini. La pensée erre donc (en latin vagari) entre l'actuel et le virtuel, l'explicite  et l'implicite. Et cette errance désabritée ignore, au préalable, quel objet elle doit vraiment viser. Elle erre indéfiniment et surtout en refusant l'erreur, en corrigeant ses erreurs, mais sans trouver le chemin de la certitude, même si elle est bien certaine de son incertitude (2). Elle erre ainsi, entre erreurs et probabilités, éclairée par quelques évidences provisoires, mais en évitant de quitter la lumière de la Raison sans laquelle elle sombrerait dans l'extravagance, c'est-à-dire hors du Réel donné à l'expérience des hommes.

   Cette extravagance est par exemple à l'œuvre dans les visions de Swedenborg collationnées par Jean Prieur (3) . Car, eu égard au mystère de la foi, la révélation mystique du Dehors de notre errance dans le monde, entre fictions et réalités, ne serait-elle pas démentielle ou insensée ? Et plus précisément, ces visions de l'ici et, en même temps de l'au-delà, ne constitueraient-elles pas une fantasmagorie qui nie "la liberté de la raison" (p.26) ? Cette servitude, même volontaire, semble fort probable. Car l'imaginaire, cette fiction peu crédible du Tout, enferme dans un monde sans altérité et sans reconnaissance de la liberté de chacun. Le point de vue de Swedenborg s'impose ainsi comme la Vérité de toutes les métaphysiques. Ou bien il ne s'agit que d'une construction mythique qui fait varier les correspondances, notamment entre l'intelligible et le sensible comme chez Platon. En tout cas, nul ne saurait comprendre cette intervention de la transcendance dans l'immanence à partir d'une démarche raisonnable.

   En fait et très précisément, les visions célestes de Swedenborg humanisent le divin et divinisent l'homme. Elles ont donc parfois le mérite de supprimer quelques hiérarchies, quelques violences du sacré : "Il m'a été donné d'être en même temps dans le monde spirituel et dans le monde naturel, de parler avec les esprits et les anges comme avec les hommes " (p. 14). Swedenborg converse en fait d'égal à égal avec les souverains ; il écoute la vierge Marie, des sirènes, les prophètes, Satan ; il rencontre les dieux et les déesses de la Grèce. Et, surtout, il fait parler les anges, les Esprits (silencieux, invisibles et sans corps), les habitants des autres planètes ou bien il dialogue avec eux, est guidé par eux. Swedenborg approche aussi des spectres, prévoit le jour et l'heure de la mort de Olof Olofson, vit dans une société angélique ou avec des personnes désincarnées, défuntes, et voit tout cela les yeux fermés "par une sensation associée à une vision obscure" (p. 13).

   Le comble de l'extravagance et de la démesure apparaît enfin dans le désir de Swedenborg de quitter sa solitude en décidant de s'unir, dans un mariage céleste, avec la comtesse de Gyllenborg : "Frédrik, son mari, séjournant depuis seize ans en enfer et n'étant pas près d'en sortir, elle pourra sans difficulté convoler avec moi en secondes noces." (p. 30) Mais nul ne sait si la comtesse Élisabeth, auteur d'un bel ouvrage de piété, acceptera ce mariage céleste, source d'un réel bonheur conjugal. Décider de ce que devrait vraiment être l'Homme en général (eu égard au pouvoir de la Raison) peut être contredit par chaque singularité. Du reste, diviniser l'homme l'enferme dans une fin qui lui échappe. Ne manque-t-il pas, alors, dans la décision de Swedenborg, la reconnaissance de l'essence singulière (libre) de celle qu'il désire (Élisabeth), mais aussi une libre Ouverture (Offenheit, Erschlossen­heit) sur l'Infini, une Ouverture qui empêcherait toute réduction du réel dans des représentations, fictives ou non ? Car ses images du Ciel et de l'Enfer nient la pensée qui les fonde éternellement, qui les accueille et qui les dépasse, puisqu'une représentation ne fait que répéter des formes imagées en préférant des totalisations définitivement rassurantes.

   Sans rêver avec délice sur les extravagances de Swedenborg, la pensée pourrait simplement vouloir divaguer raisonnablement, c'est-à-dire errer sans autre but que celui de trouver une ruche pour l'essaim de ses multiples abeilles, tout en sachant que l'acte de penser dépasse toutes les pensées actuelles et possibles puisqu'il peut se vouloir libre, ouvert sur l'infini, capable d'aimer la simplicité de ses commencements, capable d'être simplement libre de créer de nouveaux commencements, comme pour une rivière qui divague un peu en sortant de son lit, c'est-à-dire qui crée son nécessaire élargissement et approfondissement, du reste fort raisonnablement si cette rivière maintient la qualité paisible de son cours habituel.

   Dès lors divaguer, vaguer çà et là, ce n'est ni délirer, ni extravaguer, ni s'égarer. Ce n'est pas sortir du sillon du raisonnable, c'est accepter de nouveaux commence­ments non dévoyés mais strictement pensés en fonction de la source naturelle qui les a rendus possibles. Dans cet esprit, Marcel Conche écrit : "Il faut laisser les choses se montrer : qu'elles soient là tout simplement, comme si l'on n'avait rien à faire d'elles. Il faut - toute intervention ou action suspendue - une attitude quasi contemplative, oblative - comme si tout n'était qu'un paysage." (4) Divaguer, c'est ainsi rêver en restant conscient du réel, en laissant sa pensée s'écarter de son cours habituel pour ouvrir le champ des possibles sur ce qui sera tout de même acceptable pour chacun, notamment parce que cette action instantanée ne nuira véritablement à personne, et parce que son désordre (contrôlé) cherchera un ordre provisoire mais nécessaire, notamment le havre possible du contentement d'un concept provisoire.

   L'acte simple d'une divagation s'effectue alors dans le champ d'une métaphysique qui interroge la Totalité inaccessible du Réel sans se laisser entraîner par les excès de l'enthousiasme qui croient toucher les étoiles et qui s'enlisent dans le contentement de quelques phantasmes…

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Pages 72-76 du livre. Pour se le procurer : Eris-Perrin - 7, rue de la Paix, 51310 - Esternay (15 euros franco de port) 

 

 

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1. Pascal, Les Pensées, Brunschvicg n° 370, Hachette p. 408.

2. Pline l'Ancien a écrit : "Il n'y a rien de certain que l'incertitude, et rien plus misérable et plus fier que l'homme." Hist. Nat., II, 5, 25.

3. Prieur (Jean), Les Visions de Swedenborg, F. Sorlot, F. Lanore, 1984.

4.  Conche (Marcel), Quelle philosophie pour demain ? , Puf, 2003, p. 77.

 

 

 

Une représentation extravagante de la philosophie

Une représentation extravagante de la philosophie

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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