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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La vérité du simple

Claude Stéphane PERRIN

 

 

La vérité du simple

 

 

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Un tableau d'Elise PERRIN-DESTRAZ

 

 

  Pour être vraie, une idée, une représentation mentale, doit-elle être clairement pensée comme universelle ? Cela n'est pas certain. Car il est souvent impossible de rapporter directement, sans faire varier les points de vue, des vérités formelles ou empiriques, nécessaires ou contingentes, à des réalités globales, lointaines et changeantes. Plus précisé­ment, ce qui est clair peut parfois sembler flou comme l'horizon de la mer dans le lointain, et ce qui est obscur peut paraître, par rapport au clair, bien distingué comme la sortie d'un tunnel. Plus généralement, l'idée du Beau est obscure ; or il est pourtant possible de la distinguer nettement de celle du Vrai puisque les vérités qui font souffrir semblent rarement belles. Au reste, une vérité devrait-elle forcément paraître belle ou laide ?

   Le critère du vrai s'applique en fait à toute relation entre une pensée et le réel, et pas seulement à ce qui est objectivement perçu. Il agit dans la participation possible d'un jugement particulier ou singulier à une réalité universelle. Et cette participation s'effectue soit en fonction d'une totalité qui est complètement et clairement donnée (donc uniquement formelle), soit en fonction d'une réalité confuse et en devenir qui rend possibles quelques repères abstraits bien distincts (des étapes conceptuelles), soit en renvoyant au cœur invisible et obscur d'une authentique intériorisation singulière qui vise l'universel (comme dans l'art ou dans un sentiment altruiste, laïc ou religieux).

   D'une manière globale et rationaliste la vérité est l'idée (postulée, donc anticipée) d'une claire harmonisation, d'une précise adéqua­tion, ou bien, selon Hegel, d'un ac­cord com­plet avec la totalité du réel : "La connais­sance est la relation entre le concept et la réalité effective." (1) Néanmoins, cette coïncidence ne peut pas être assurée si aucun concept générique ne parvient à contenir, rassem­bler et fonder toutes les interprétations particulières du réel sans en réduire la profon­deur et le devenir. Le concept d'homme ne contient pas toutes les réalités singulières, concrètes, libres et hétérogè­nes des hommes et des femmes présents et à venir. Il survole les dis­tinctions sans les retenir...

   D'un point de vue très relatif qui en reste au devenir des réalités seulement empiriques, il n'y a plus que des vérités particulières par adéquations provisoires (très fugitives) entre des jugements et des réalités. Toutefois, l'expérience de ces vérités particulières exige toujours de nouvelles expériences pour fonder de nouvelles vérifications qui ne sont alors que comparatives. La recherche est indéfinie, voire confuse, comme l'a écrit Pascal : "Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie, et mêlé de mal et de faux." (2) 

   En conséquence, le rapport sensible et intellectuel, que chacun entretient avec le devenir dispersé du réel, ne rend possibles que des vérités fugitives, celles qui accompagnent en un moment très réduit l'errance des choses. Puis ces vérités se figent mortellement comme l'a constaté Nietzsche : "Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et fatiguées !" (3)

   Cependant, pour se préparer à accueillir ou à recueillir quelques vérités provisoires, bien que seulement probables concernant le devenir complexe du réel, la pensée devrait peut-être éclairer ses épreuves sensibles les plus fondamen­tales en valorisant sa liberté intellectuelle qui lui permet de garder quelques distances à l'égard de ce qui lui échappe. Comment distinguer alors librement la différence entre sentir et penser, sans mépriser le travail de la pensée qui s'achemine péniblement vers quelques concepts pertinents ?

   Une forme modérée de scepticisme est sans doute requise. Car l'idée de vérité ne se constitue pas elle-même ; elle reste d'abord dans l'obscur… y compris lorsque subsiste sa valeur pos­sible, plutôt que sa croyance établie. L'exigence est pourtant forte, comme lorsque Rimbaud espère : "Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps." (4) Cela signifie pour lui que la valeur de la vérité, même si la Vérité universelle demeure inaccessible, prévaut sur sa réalisation effective, non comme une valeur hiérarchique­ment supérieure à toutes les autres, mais comme la valeur antécédente qui devrait rendre possibles les vérités sensibles les plus probables. Et cette valeur anté­cédente n'est pas posée d'une manière aléa­toire : elle est voulue par une autre valeur, celle de la liberté qui se crée elle-même lorsqu'un homme refuse l'ignorance, les opinions, les erreurs…  

   L'idée de vérité peut en effet être voulue librement et négativement par tout philosophe, précisément à partir de sa libre décision non réactive de philosopher, de toujours commencer à philoso­pher en s'ouvrant sur de nouvelles perspectives, par delà tous les intérêts et tous les plaisirs du moment, contre la pesanteur de ses ins­tincts et contre les violences de la bêtise. La valeur de cette liberté paraît ainsi originelle ; elle précède en effet la valeur de toutes les vérités seulement probables.

   En tout cas, lorsque l'intuition d'une simple vérité humaine est voulue, la pensée du commencement se met au bord de l'imprévisible en gardant la conscience très vive d'être seulement au bord, c'est-à-dire dans une situation où rien n'est séparé, où la bordure n'est que ce qui permet de distinguer un espace d'un autre, une couleur d'une autre. Le commencement est alors simple pour une pensée libre qui éprouve ses plus subtiles différences, car, pour bien commencer,  il est le plus concentré possible ; et il se situe là où une voie est entrevue, la plus raisonnable dans le champ des possibles… Une lueur infiniment simple, non-violente, parfois neutre (ni absolument séparée, ni fusionnelle), est alors voulue.

   Ensuite, la valeur de cette liberté créatrice ouvre sur d'impré­visibles découvertes ou inventions effecti­ves… notamment sur des savoirs simples, c'est-à-dire sur ceux qui ne contredisent pas la raison. Certes, cette der­nière ne saurait éclairer la nature sensible du réel. Elle n'ouvre que formel­lement sur l'Universel, en posant les li­mites du raisonnable, c'est-à-dire les limites d'un discours cohé­rent par rapport à la réalité. Mais le raisonnable peut tout de même créer quelques sens ac­cordés (par des orientations et par des limitations) plutôt qu'une totalisation complète de l'objectif et du subjectif, de l'en soi et du pour soi.

   Pour cela, le raisonnable évite de se laisser fasciner par l'union des contradictoires (coincidentia oppositorum), ainsi que par une totalisation prématurée qui mêlerait confusément le fini et l’infini, le temporel et l’intemporel. Afin de se parfaire dans son humanité, l'homme devrait donc faire prévaloir son ancrage dans l'instant où une de ses créations s'ouvre sur l'infini ; car cet infini peut être visé par chacun comme une lointaine lumière inspiratrice, et non comme l'écho d'une transcendance, et non comme la ré­pétition de la présence d'une perfection ab­solue, ex­terne (théologique) ou interne (narcissique). Car toujours l'infini demeure inexprimable, in­dé­ter­miné et inconnaissable.

   En conséquence, l'impos­sible unification du réel (par un concept ou par et dans une image), ainsi que la ferme­ture impossible de toutes les réalités en une complète et définitive totalité concrète et abstraite, conduisent la pensée à viser la simplicité, y compris et surtout dans son interprétation de la complexité du réel… Cette conceptualisa­tion doit alors satisfaire au critère d'une probable véracité dont chaque homme est capable lorsqu'il se veut sincère et responsable…

   L'existence de chacun se réalise dans ce cas à partir du sentiment de sa dou­ble nature (sensible et in­tellec­tuelle) ; et ce sentiment ne l'empêche pas de créer de relatives synthèses singulières, notamment en visant à chaque instant la vertu qui saura éclairer par sa simplicité. Certes, dans cette perspective éthique qui se veut au confluent de multiples fleuves et aussi claire que de l'eau de roche, nul ne sera jamais tota­lement achevé ni achevable, même lorsqu'il se pensera libre et raisonnable. Pourtant, cette totalisation provisoire et imparfaite est vraiment humaine lorsqu'elle permet à chacun de rester fidèle à ses primes engagements libres, notamment en choisissant des projets raisonnables et en s'accordant avec quelques hasards heureux de l'existence.

 

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1.  Hegel, Propé­deutique philosophique, Doctrine du concept, § 71.

2.  Pascal, Pensées, Hachette, Brunschvicg, §298

3.  Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 10/18, n° 46, p. 319.

4.  Rimbaud (Arthur), Une Saison en enfer, Adieu, Avril-août, 1873.

 

 

 


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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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