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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La simplicité de la monade chez Leibniz.

 

Claude Stéphane PERRIN

 

La simplicité de la monade chez Leibniz.

 

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   Il est difficile de penser une possible relation entre un concept pur ou a priori du simple (ou un schème qui serait présent dans une expérience simple) et l'idée de l'infini qui ne peut jamais être réduite aux expériences qu'elle fonde sans doute. Dès lors, afin de parvenir à penser le rapport entre le simple et le complexe, faudrait-il trouver un troisième terme ? Cela pourrait être celui de l'indéfini qui repousse la finitude du concept vers l'in(dé)finiment grand ou vers l'in(dé)finiment petit. Ou bien celui du rationnel maintiendrait une distinction essentielle entre le concept du fini et l'idée de l'infini ; cette dernière intuition étant synonyme, a fortiori chez Leibniz, de perfection. Mais comment rester dans le raisonnable lorsqu'une impensable réalité parfaite impose sa souve­raineté à la pensée ? Cela est impossible.

   En dépit de cette impossibilité, dans la Monadologie (1714) (1) de Leibniz, le fondement du simple est envisagé dans un sens totalement rationnel et idéaliste puisqu'il appartient à une construction de l'esprit seul, voire à une universelle conscience rationnelle qui se vit dans la certitude de sa propre perfection abstraite : "Le fonde­ment de notre certitude, à l'égard des vérités universelles et éternelles, est dans les idées mêmes, indépendamment des sens." (2) L'idée du simple dépend alors d'une théorie de la connaissance qui est refermée sur la seule expression d'essences parfaites, éternelle­ment divines ou créées par Dieu.

   L'idée du simple, pourtant indéfinissable (§ 35), est en fait souverainement mise en scène par Leibniz à partir d'une représentation rationnelle, mentale, homogène et séparée du sensible ; la matière n'étant pensée par lui qu'à partir de quelques métaphores confuses : un jardin, un étang, une rivière (§ 67 et § 71). En fait, dans sa métaphysique théolo­gique, pourtant vitaliste, Leibniz a reconstruit intellectuelle­ment l'édifice de l'univers, c'est-à-dire l'ordre essentiel, éternel, parfaitement intelli­gible, hiérarchisé et harmonieux qui a été voulu par Dieu lors de sa création. L'idée du simple est ainsi posée à partir de la perfection divine qui a créé des substances simples, c'est-à-dire une infinité de monades (3) dont nul ne peut avoir une épreuve sensible puisque chacune exprime, à partir de son microcosme propre et abstrait, les infinis et grandioses desseins divins dans un monde où "tout est plein" (§ 61).

   Chaque monade, chaque substance-sujet, paraît dès lors pour Leibniz intimement simple parce qu'elle exprime un monde de forces en raccourci. Elle est une sorte de point métaphysique "sans parties" (§ 1) qui provient des émana­tions soudaines de Dieu et qui s'efforce de représenter, par les replis continus de ses divers points de vue synop­tiques, l'intelligence de l'univers entier.

   Plus précisément, chaque monade, irremplaçable, détermi­née par son essence, est en elle-même une expression différente de la multiplicité dans l'unité (§13). Chacune est une unité substantielle complète (avec ses actions et ses passions), simple (indécomposable, car sans étendue, donc sans figure), impénétrable, fermée sur elle-même et mue par ses propres forces, passives et actives. Chacune exprime logique­ment et surtout dynamique­ment la multiplicité de ses attributs à partir de la perception changeante de sa propre unité.

   Dès lors, la simplicité d'une monade lui empêche tout échange libre avec une autre monade. Chacune a reçu un programme propre, elle ne crée rien et elle n'a rien à donner aux autres. Ses diverses qualités intimes (de perception) ainsi que la pluralité de ses affections ont été préétablies par l'harmonie universelle créée par Dieu, et non par le hasard qui, chez Épicure, instaurait dans un vide infini le devenir discontinu d'atomes considérés comme des unités séparées.

   Aucune monade n'étant semblable à une autre, aucune n'est donc pensable en dehors de son rapport avec les attributs infinis qui en constituent l'essence (perçus plus ou moins confusé­ment par elle) ou avec les autres monades, y compris avec le foyer divin (Monas monadum) qui contient et régule tous les possibles selon le principe de l'entre-expression des monades et celui du meilleur (qui précède pour Leibniz celui du vrai). Leur comparaison en quantité, en qualité (intensité), permet alors de décrire leur place dans le développement inéluctable du système. Chacune est en effet un centre de perspectives conçu selon sa position et son éloignement des autres monades ; car, sans chaînon manquant et à l'abri des influences extérieures, toutes les monades sont "sans portes ni fenêtres" (§ 7).   

   Comme miroir vivant, abrégé, actif, concentré, perpétuel et métaphysiquement entier de l'univers (§ 75), chacune a en fait des points de vue partiels, des intuitions distinctes sur le Tout ; car aucune ne saurait penser clairement ni la totalité, ni le cœur de l'absolu, ni l'infini (de Dieu). Toute connais­sance, comme celle d'une couleur, reste donc pour elle distincte, mais confuse. Par conséquent, pour Leibniz, à l'inverse de Descartes, la clarté et la distinction ne s'impliquent pas réciproque­ment.

   Cependant, Leibniz va plus loin dans sa démarche idéaliste et systématique. Pour lui, les monades, sont conçues extérieurement à partir de leurs forces primitives et spontanées comme des atomes métaphysique­ment parfaits ; mais elles pourraient,d'un point de vue intérieur, "être appelées Âmes". Dans ce dernier cas, la force de la perception de ces miroirs " d'un univers indestructible" (§ 77) serait "plus distincte et accompagnée de mémoire" (§ 19).

   Toutefois, les âmes sont surtout pensées comme des automates incorporels (§ 18), c'est-à-dire comme des centres de perception distincte, comme "des miroirs vivants" ou comme "des images de l'univers des créatures". Néanmoins, elles se différencient des esprits qui sont "des images de la Divinité" (§ 83) et qui, comme toutes les réalités simples et distinctes sont nourris par les "continuelles fulgurations" de Dieu (§ 47).

   Plus particulièrement, les âmes obéissent à "un principe interne" (§ 11 et § 15) nommé Appétition qui exprime leur effort vers une perception plus distincte, et qui leur permet d'approcher leur perfection (§ 18). Chaque élément spirituel simple est en effet sujet de lui-même et vit dans une inconcevable harmonie avec le corps qui n'a pas d'unité propre sans le point de vue de l'âme.

   Cependant, si chaque monade, si chaque substance indivi­duelle, exprime bien une tendance vers la perfection (celle d'un corps), c'est pour obéir aux déterminations du grand univers qu'elle représente aussi. Elle ne possède donc pas la liberté créatrice d'une authentique singularité humaine. En effet, le spectacle global des essences est toujours dirigé par le même chef d'orchestre.

   Dans ce monde, le meilleur des mondes possibles pour Leibniz, une monade est ainsi un "aggregatum de simples" qui exprime la cohésion d'une diversité passée, présente et future, en dépit des variations de ses appétits (efforts vers la perfection) et de ses perceptions : entre le distinct qui fonde toute connaissance et le confus qui peut néanmoins être clair ou symbolique (comme des composés qui s'accordent avec des simples).  

   Néanmoins, Leibniz n'en reste pas à l'unicité simple et spirituelle de la monade, active, refermée sur ses propres attributs, parce que sa méthode perspectiviste lui permet de faire varier les points de vue en donnant une prime importance à Dieu qui repré­sente, tout en l'exprimant totalement et harmonieuse­ment, l'idée simple de la perfection absolue, c'est-à-dire le véritable Infini. 

   À partir de Dieu, le philosophe a choisi de hiérarchiser les concepts et les idées, notamment en allant de l'un au divers, pour synthétiser avec un minimum de moyens, en passant par divers replis, et en valorisant les perceptions distinctes, ordonnées, harmonieuses. Le philosophe distingue ainsi trois niveaux (les simples vivants comme les plantes, puis les animaux et enfin les hommes). Et il pose au sommet de sa hiérarchie l'infini divin en lui attribuant la perfection absolue de la puissance créatrice, de l'entende­ment et de la volonté.

   Dès lors, pour Leibniz, la hiérarchie instaurée entre les différents niveaux occupés par les monades exprime le monde du mieux possible, avec des indiscernables, voire avec un maximum d'ordre et de variété… Car cette métaphysique idéaliste se constitue à partir de la réalité divine, absolument simple, qui a hiérarchisé d'une manière spectaculaire toutes les substances en fonction de leur approche de la perfection, c'est-à-dire selon leur degré de distinction dans les perceptions.

   Cette totalité est ainsi un ensemble organique préétabli, totalement rationalisé, où "chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons."(§ 67) Et la perfection de l'expres­sion des rapports analogiques entre l'un et le multiple, le particulier et le général, réside dans son harmonique homogénéité : son unité conserve continûment la variété des compossibles ainsi que des hiérarchies, du reste conformes à l'idéal aristocratique de l'époque.

   Cette métaphysique idéaliste est ainsi capable de rapporter continûment l'unité soit à une multiplicité interne variée (les petites différences internes étant indiscer­nables et sources d'inquiétude lorsqu'une petite perception change) soit à une multiplicité externe (la totalité vivace, variée, harmonieuse et ornée de l'univers).

   Si l'on s'interroge sur ces affirmations métaphysiques, abstraites, idéalisées et systématisées, la réalité qui est donnée à chacun pour organiser son existence semble bien différente. Elle paraît d'abord finie, inachevée, complexe, démesurée, toujours sensible, parfois monstrueuse. Et pourtant l'esprit de simplicité peut l'animer lorsque cette réalité est pensée dans le projet d'une ouverture sur l'infini qui ne fait pas fi des différences et des nuances entre les réalités sensibles. Pour cela, il est seulement nécessaire de chercher en soi-même la mesure du simple, même si cette mesure ne donne à penser, ni clairement ni distinctement, ses réels fondements.

   Car la mesure du simple demeure mystérieuse­ment présente chaque fois qu'un homme parvient, dans sa propre singularité, à rendre un peu cohérents de multiples états intimes, sachant que, dans ce cas, il ne devrait en aucune sorte chercher à hiérarchiser les diverses perspectives ontologiques, plus ou moins distinctes, où il vise le simple. Car aucune conscience humaine, particulière ou générale, n'est assez éclairée et suffisante pour fonder des hiérarchies entre les réalités. Le propre de l'esprit de simplicité ne consiste-t-il pas, en effet, à donner la mesure de chaque intensité sans être lui-même mesurable, comme l'est en peinture un point de fuite ouvert sur l'infini ? En fait, nul ne devrait se laisser absorber par un infini idéalement spiritualisé, ni réduire à la finitude des objets matériels, ni fasciner par des atomes qui seraient les réalités les plus simples possibles. Il manque en tout cas chez Leibniz une ouverture sur l'improbable, c'est-à-dire la simplicité d'une recherche hésitante et humaine de la connaissance qui ne se situerait, à chaque nouvel instant, qu'au bord de l'éternité… et qui rendrait possible un amour, c'est-à-dire un don désintéressé entre les monades, si monades il y a.

 

 

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1. Leibniz (Gottfried), La Monadologie, Delagrave 1968.

2. Leibniz (Gottfried Wilhelm), Nouveaux essais sur l'entendement humain,  IV, 4, §2, Garnier Flammarion n°92, p. 345.

3.  En grec, μονάς signifie unité, puis, dans la philosophie médiévale du XII°siècle,  Monas désigne Dieu en tant qu'il serait un être absolument simple.

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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