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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Philosophie, métaphysique et folie du saut de la pensée vers l'infini.

Philosophie, métaphysique et folie du saut de la pensée vers l'infini.

 

Extrait de Le Gouffre, l'abîme et l'infini. 

   03. Pour de nombreux philosophes, cette affirma­tion de Bachelard semble pertinente : "L'esprit peut changer de métaphysique ; il ne peut se passer de mé­taphysique." [1] En est-il de même pour tous les hommes ? Assurément non, car toute interprétation métaphysique requiert l'action d'une grande puissance de la raison que beaucoup ignorent, no­tamment en négligeant d'ordonner et de clarifier leurs pen­sées. Et cet oubli de la raison caractérise souvent la création poé­tique (et littéraire), sauf lorsque Novalis, par exemple, se veut à la fois poète et métaphysi­cien en décidant de faire "la théorie de la poésie".

   Dans ce dernier cas, une nécessaire fusion s'instaure entre l'es­pace matériel et le temps spirituel dans une ouverture com­mune du désir de Novalis vers la nostalgie des sources et vers l'ubi­quité du poète qui se veut également philosophe : "La philo­sophie est proprement nostalgie – aspiration à être partout chez soi". [2] Cette fusion n'est alors possible que si le désir de phi­losopher parvient à transfigurer la nostalgie d'un passé révolu en l'amour de tous les passés ainsi que de tous les avenirs qui seront alors vécus en une mys­térieuse et constante aspiration métaphysique. Et cette dernière saura conduire les concepts philoso­phiques vers la compré­hension d'un avenir singulier qui sera capable de saisir en même temps le dépassement de toutes les situations spa­tio-tempo­relles.

   Quoi qu'il en soit, le désir de Novalis "d'être partout chez soi" ne tourne pas en rond comme dans la définition étymo­logique de la nostalgie qui implique le retour dou­loureux d'un bonheur perdu. Car le cercle de la nostalgie s'ouvre sur un dé­sir d'ubi­quité qui signifie certes la possibilité d'être partout chez soi, mais surtout en étant (et en restant) vérita­blement soi-même,  dans et par la nostal­gie des sources les plus lointaines. Plus précisément, la métaphy­sique de No­valis est fondée sur une mystérieuse idée de la Nature qui unit le spi­rituel et le matériel en faisant prévaloir le premier sur le second : "La philosophie supérieure a pour objet le mariage de la nature et de l'esprit. (…) La na­ture en­gendre, l'esprit fait." [3] D'un côté surgissent alors l'obscurité et la fo­lie, [4] de l'autre la Totalité infinie de la Nature qui est et qui de­meure incompréhensible. [5]

   Or, si, comme nous le supposons fermement, la Nature naturante est uniquement pensable comme puissance infinie d'organisation et de création, cela implique que la Nature naturée (l'ensemble des formes et des forces qui constituent les mondes) est engendrée à la fois par la nécessité de la puissance créatrice universelle et par le hasard qui s'ajoute parfois dans la formation matérielle des mondes, donc sans nous permettre de savoir comment chaque monde est fait dans ses moindres détails, aussi bien dans ses réussites que dans ses échecs.

   Une sorte de scepticisme s'impose donc globale­ment, voire, comme pour Nietzsche, un grand doute sur la possibilité d'une pensée systématique : "Quel monde méta­physique il doit y avoir, il est impossible de le prévoir." [6] Dès lors, pour celui qui veut créer d'une manière authen­tique, en l'ab­sence de la connaissance de tous les méca­nismes de la Na­ture naturée ainsi que de celle des relais possibles entre la matière et l'esprit, les œuvres de sa pensée ne devraient être qu'hési­tantes, et, à chaque instant, différem­ment reprises ou conti­nuées à partir d'authentiques exigences singulières, même très hu­maines pour M. Conche par exemple : "Dans l'homme, la Nature devient esprit, car la Nature s'ignore, mais l'homme se sait. Mais, puisque la Nature est autocréatrice, l'homme est le plus na­turel des êtres, du moins le plus conforme à l'essence de la Nature, pour au­tant qu'il se fait autocréateur, c'est-à-dire commençant à partir de lui-même." [7]

   Dans cette interprétation de M. Conche que je tiens pour vraie, la Nature ne programmerait donc pas "à l'avance (toutes) ses créations", [8] sans doute parce que la formation matérielle de la diversité des mondes l'exige. Dès lors, si la Nature n'anti­cipe pas tout, elle "crée en poète, c'est-à-dire en aveugle". [9] Ensuite, l'obscurité des sensa­tions et les clartés de la raison pourront sans doute s'as­socier en chacun pour fonder des in­terprétations métaphy­siques qui feront prévaloir l'infi­nité de la Nature naturante sur les jeux incessants de la vie avec la mort, tout en sachant que "l'homme philo­sophe est l'homme créatif, qui existe à partir de lui-même (…) qui place sa con­fiance en nul autre que lui-même pour gagner en hauteur selon la norme et l'idéal qu'il porte en lui." [10]

   En conséquence, pour interpréter les devenirs souvent aléa­toires de la Nature naturée, il fau­dra assurément refuser les ré­ductions matérialistes qui émiet­tent les forces et les formes sans se rapporter à un possible sens, même incompréhen­sible, du Tout : "On ne peut ex­pli­quer le supé­rieur par l'infé­rieur (non ex­pliqué), puisqu'on ne peut en former le concept : à partir de la matière, on ne pourra for­ger ni le con­cept de vie, ni le concept d'esprit."[11] Cela signifie pour M. Conche, du reste comme chez Pla­ton, que la matière est certes pré­pondérante, mais insuffisante, pour interpréter toutes les contradictions d'une réalité immense et souvent obscure. Ce­pendant, si ces contradictions se dissimulent parfois dans les ruptures et dans les entrelace­ments des sensations avec les pensées, nous pouvons tout de même renforcer notre volonté d'or­ganiser et d'ordonner leur accumula­tion chaotique en distinguant les répulsions et les affinités, et en se donnant des rythmes particu­liers plus ou moins sensés, mélodieux ou harmonieux.

   Quoi qu'il en soit, mes propositions philosophiques sont problématisées à partir des relations que ma pensée, la plus rationnelle possible, éprouve dans son devenir fini par rap­port à la Nature qui la détermine à la fois infiniment dans son ensemble informel et aléatoirement dans la formation de ses mondes. Or, sachant que, comme pour Mar­cel Conche, l'homme demeure "la partie pensante de la nature", [12] notre relation métaphysique demeurera complexe, entre le ha­sard et la nécessité, mais surtout en cherchant à rendre nos pensées plus libres et, en même temps, plus humbles, plus dignes et plus humaines. Dès lors, même si les formes particulières de la création éternelle­ment continue[13] de la Nature naturante sont aussi le fruit de multiples hasards, l'infinité caractérise fon­damentale­ment la Nature naturante. Et cette infinité nous ap­paraît également "en droit", [14] notamment lorsque nous pen­sons dans l'ouvert de nos valeurs sur l'Universel.

   Cependant, une difficulté importante s'impose ensuite. Comment nous rapporter à la puissance infinie de la Nature, avec toutes nos faiblesses, sans une certaine crédulité proche de la folie, dès lors que cette dernière est considérée comme une faiblesse de la raison ? En fait, tout saut effectué par la pensée, du fini vers l'infini, paraît plutôt léger qu'absurde, donc bien loin de quelque folle folie qui ignorerait la sagesse qui l'aurait peut-être ironiquement fondée. Car toute décision d'effectuer un saut délirant vers l'inconnu, vers l'indépas­sable, peut être en même temps contenue par la conscience des possibles. En tout cas, ce saut dépend à la fois d'une folie et d'une claire décision rai­sonnable de s'ouvrir sur l'universel. Cela signifie qu'un saut délirant, eu égard à sa visée imprévi­sible, peut être à la fois lucide et faible, à la fois un acte de la raison qui cherche un ordre vers d'autres pos­sibles et le fruit impuissant d'une folle ima­gination qui ex­prime ainsi le manque inhérent à son désir de faire entrer l'infini dans sa propre finitude inachevée. Du reste, de Montaigne à Nietzsche, il y a toujours eu de la sa­gesse dans la folie, un peu de raison dans la déraison,[15] un peu de folie dans l'amour et un peu de raison dans la folie. [16]

 

[1] Bachelard, La Philosophie du non, Quadrige/PUF n°9, 1973, p.13.

[2] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 65.

[3]  Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 75.

[4] Nietzsche : « Le fait de croire à la vérité est précisément folie. », §177 du Livre du philosophe.

[5] Novalis, L'Encyclopédie, op.cit., p. 66.

[6] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 120.

[7] Conche (Marcel), Métaphysique, op.cit., p.97.

[8] Conche, (Marcel), Métaphysique, op.cit., p.49

[9] Conche, (Marcel), Métaphysique, op.cit., pp. 97 et 116.

[10] Conche, Quelle philosophie pour demain ?, PUF, 2003, p.104.

[11] Conche, Philosopher à l'infini, PUF, 2005, p.76.

[12] Conche (Marcel), Métaphysique, op.cit., pp.32 et 114.

[13] Conche (Marcel), Philosopher à l'infini, op.cit., pp. 160 et 79.

[14] Conche (Marcel), Métaphysique, op.cit., p.93.

[15] Montaigne, Essais, II, 12.

[16] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Lire et écrire.

G. Index des noms propres

 

Adorno (T.W.), 24.

Alain, 112.

Anaximandre, 86-87.

Aristote, 8, 25.

Bachelard (Gaston), 9, 37, 69, 113.

Bataille (Georges), 9, 20, 22, 25, 30, 36, 54, 66, 73, 93, 94, 100, 102, 108-110, 124, 132-133.

Baudelaire (Charles), 117-120.

Blake (William), 107.

Blanchot (Maurice), 20, 38, 39, 40-46, 56, 57, 60-64, 66-69, 73-74-76, 77, 78, 83, 90, 98, 134.

Bonnefoy (Yves),  7.

Botticelli (Sandro), 115

Bruno (Giordano), 136.

Chestov (Léon), 18.

Conche (Marcel), 22-24, 27-29, 37, 41, 55, 63, 86, 87, 94, 95, 126, 136, 137.

Deleuze (Gilles), 44, 61-62, 64, 76-77, 83, 101, 137.

Deleuze et Guattari, 59, 65, 137.

Descartes (René), 10, 59, 89, 113.

Foucault (Michel), 36, 44, 61, 62, 75.

Freud (Sigmund), 41, 75.

Hegel (G. W. F.), 8, 38, 49, 62.

Héraclite, 9, 42.

Horkheimer (Max), 24.

Hugo (Victor), 36, 39, 115-117.

Hume (David), 15.

Jankélévitch (Vladimir), 83, 84.

Janmot (Louis), 7, 17, 118.

Kant (Emmanuel), 133.

Klee (Paul), 47, 126-132.

Lacan (Jacques),  60.

Lagneau (Jules), 112.

Leibniz (G.W.), 131.

Levinas (Emmanuel), 10, 20, 106, 111, 112.

Mallarmé (Paul), 16, 76.

Michaux (Henri), 128-131.

Montaigne (M.E.), 29, 47, 52, 106, 137.

Nietzsche (Friedrich), 10-12, 14-16, 18, 20-21, 26-30, 38, 43, 48-51, 54-56, 60- 64, 70-72, 74, 77-79, 87-89, 98, 100, 110, 111, 122-126, 132.

Novalis, 22, 25, 26, 33, 45, 68, 71, 102, 120-122, 135, 136, 138.

Pascal (Blaise), 13, 19, 31, 36, 82, 91, 99, 134.

Platon, 8, 16, 19, 28, 90, 92, 93, 94, 101, 104-105, 135, 137.

Rembrandt, 97.

Rimbaud (Arthur), 70, 98.

Spinoza (Baruch), 11, 22, 23, 84-87, 92, 103, 104.

Van Gogh (Vincent), 81,88.

Waterhouse (William), 58.

Wittgenstein (Ludwig), 9, 42, 103, 135, 136.

Zack (Léon), 23.

 

 

H. Plan

 

A. Prologue, p.7.

01. Au-delà du scepticisme.

02. Philosopher dialectiquement.

03. Philosophie, métaphysique et folie du saut de la pensée vers l'infini.

04. Le problème.

 

B. Au bord du gouffre, p.35.

05. Le gouffre de la mort.

06. L'image du gouffre.

07. Le silence au bord du gouffre.

08. L'oubli de soi.

09. La solitude neutre de Blanchot.

10. La sottise collective.

11. Nietzsche et le pathos de la distance.

12. Sagesse et folie.

 

C. L'abîme des sensations, p.53.

13. Vers le sans fond.

14. L'abîme du narcissisme.

15. L'abîme de l'indéfinissable et de l'impensé.

16. L'abîme de l'impossible et de l'inconnu.

17. Une symbolique et une poétique de la nuit.

18. Les abîmes de la chair : plaisirs et souffrances.

19. Des cris dans l'abîme 

20. Folie de la répétition.

21. Parole et musique.

22. L'indéfini et l'infini.

 

D. Des contacts avec la Nature infinie, p.81.

23. Une ouverture positive des forces.

24. Quels points de contact avec l'infini ?

25. Distinguer sans séparer les forces.

26. L'infini comme principe ou comme germe universel.

27. La source éternelle.

28. Des paroles fragmentaires en d'éternels instants.

29. L'amour intellectuel de la Nature.

30. La raison et le délire chez Platon.

31. Totalité et infini.

 

E. L'éthique et l'infini, p. 97.

32. L'ouvert du moi sur l'altérité.

33. L'amour de l'infini.

34. La valeur infinie de l'autre.

35. Le point infini de la rencontre de l'autre.

36. La grâce éblouissante de l'infini.

37. Quel humanisme ?

 

F. Épilogue, p.115.

38. Poésie et philosophie.

39. Le point infini de Paul Klee et la création picturale d'un moi en devenir.

40. Pour une incrédule naïveté philosophique.

41. Au-delà du sublime.

42. Les sauts et les envols de la pensée vers l'infini.

 

G. Index des noms propres, p. 139.

 

H. Plan, p.141.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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