Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
23 Mai 2013
Claude Stéphane PERRIN
Détail d'une peinture de Elise PERRIN-DESTRAZ
Liberté et responsabilité
L'esprit de simplicité est d'abord fondé par le rapport humble qu'un homme instaure avec le mystérieux don de la vie qu'il a reçue. Cet esprit reconnaît que ce don infini lui échappe, qu'il y participe un peu et qu'il ne peut que le prolonger brièvement en créant des actes aussi simples que celui d'une liberté.
L'essence de l'homme réside en effet dans sa capacité à être libre, c'est-à-dire à vivre dans la brève vérité d'un équilibre entre ce qu'il a reçu et ce qu'il donne, notamment en créant, tout en sachant qu'il devra toujours créer de nouveaux actes de liberté, et même si la pureté de l'acte de chaque libre commencement doit se perdre dans la complexité des choses, dans le devenir douloureux de la Nature naturée qui ne cesse de se dénaturer.
L'épreuve de la valeur universelle de la Vérité (de toutes les vérités) reste pourtant à l'horizon. Car cette Vérité ne se trouve pas dans quelque accord intuitif entre d'une part cela qui donne sans retour, sans contre-don ou sans échange comme la Nature naturante, ce mystérieux donateur inconnu, et d'autre part celui (tout être vivant) à qui est donnée cette donation. Car c'est le donataire singulier (et non anonyme) qui crée à sa manière la vérité de son propre rapport, sans réciprocité possible, avec le donateur. Certes, l'évidence de la vérité de ce rapport inconnaissable, est en fait toujours dépassée par la création d'un doute concernant la vérité de toute évidence. Créer, c'est en effet remplacer toutes les certitudes, toutes les évidences, tous les retours assurés à soi, par un courageux peut-être qui, soucieux de la valeur possible de multiples interprétations, refuse toutes les convictions.
Or, cette capacité à être libre semble avoir été donnée à l'homme par la Nature naturante qui crée toujours de nouvelles formes et qui permet également à chacun d'en créer d'autres. Et celui qui reçoit donne à son tour en quittant la source silencieuse qui fonde toutes ses paroles. La création d'une liberté s'inscrit sans doute ainsi, au cœur des déterminations imprévisibles de la Nature qui constitue un englobant changeant et solidaire entre toutes ses déterminations d'une manière à la fois sensible et intellectuelle.
La reconnaissance de cette solidarité complexe entre toutes les créatures fonde alors le principe irrationnel de la responsabilité de chaque homme pour tous les autres êtres vivants. Cependant cette responsabilité a deux facettes : l'une sensible et contrainte (charnelle), l'autre intellectuelle et libre (simple). Qu'en penser ? À l'inverse de Levinas, je fais prévaloir la liberté créatrice sur "la non-indifférence de la responsabilité" (1) qui impose un constant et douloureux souci de l'autre ; la première fondant pour moi la seconde.
Or, pour Levinas, la responsabilité s'impose d'abord, religieusement et cruellement, parce qu'elle relie la faiblesse sensible de l'homme (sa misère ordinaire d'être mortel) à l'inconnaissable et pure transcendance d'une élection qui justifie toutes les souffrances. Cette élection rend sans doute plus fort… En tout cas, elle s'accompagne d'une dette éternelle qui ne renvoie pourtant à aucun discours sur l'en-deçà, qui est purement philosophique, donc sans théologie : "Être Moi, signifie, dès lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l'édifice de la création reposait sur mes épaules".
Mais cette élection du Moi est pour moi douteuse. Ma singularité est en effet d'abord constituée à partir de ma libre relation avec autrui, y compris en acceptant le douloureux souci de l'autre, et non en m'inscrivant dans une relation passive avec une communauté humaine qui serait mystérieusement chargée d'une mission urgente et infinie, et qui ferait de chacun "l'otage irremplaçable des autres". Car je ne comprends pas le déterminisme "grave" de cette passivité anarchique, pure et absolue à l'égard d'une communauté qui n'a pas de commencement visible et qui précéderait toute intention, tout engagement libre ! Cette passivité prouve certes la vulnérabilité de chacun, mais cette vulnérabilité n'est-elle pas dépassée lorsque surgit un acte vertueux qui décide de souffrir avec l'autre ?
En effet, de mon point de vue éthique, le vouloir raisonnable, actif et inenglobable de chacun est d'abord neutre : ni mêlé ni séparé. Il est ensuite capable de vouloir librement l'acte de bonté qui vise le Bien universel, c'est-à-dire l'insaisissable valeur de la non-violence, valeur qui fonde tous les choix, qui ne peut être choisie parmi d'autres valeurs et qui ne saisit personne. L'acte du vouloir peut alors répondre librement à l'indifférence par le souci de l'autre, par une fidélité responsable et douloureuse, et sans se croire à l'origine de soi-même. Le Moi n'est en effet ni réduit à son milieu, ni séparé de l'autre ; il peut vraiment vouloir décider d'agir pour l'autre sans se perdre lui-même, sans sacrifier sa propre liberté dans quelque grave débordement extravagant.
Dans ce prolongement, chacun devrait pouvoir se découvrir provisoirement compris dans une tension, intime et singulière, entre sa capacité de créer un acte libre et sa possibilité de se déterminer, en fonction d'un milieu habité par d'autres que lui, d'une manière solidaire et responsable. Dès lors, tout vouloir peut choisir de refuser de faire prévaloir le repli sur soi. Et le sens éthique de sa liberté, se voulant ainsi responsable, visera la justice plutôt que la vérité de la conscience de soi.
Le sens d'une liberté étant donné par un équilibre entre vouloir et pouvoir, cet équilibre court donc volontairement le risque d'être modifié en s'ouvrant sur la reconnaissance de la liberté des autres, donc sur la responsabilité de chacun pour chacun, tout en restant dans le champ du recevable et de l'acceptable, c'est-à-dire dans la volonté de vivre simplement et humainement au mieux en rendant la vulnérabilité des autres moins étrangère et moins lointaine.
Dans cette perspective, la subjectivité de chacun peut se constituer chaque jour différemment dans une relation tendue entre l'acte simple du commencement d'un acte libre et la situation passive, douloureuse et complexe de tout homme à l'égard des autres. Dès lors, l'engagement vertueux d'une subjectivité devra aussi s'effectuer à partir d'un engagement politique, c'est-à-dire par et dans une mise à l'épreuve de sa propre volonté qui décidera de tendre librement vers une nécessaire responsabilité universelle.
__________________________________________________________________________________________________________
1. Levinas (Emmanuel), Humanisme de l'autre homme, LDP n° 4058, 2012, pp. 10, 53, 82, 87.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog