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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Individu, personne et singularité.

 

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Une peinture d'Elise PERRIN-DESTRAZ.

 

 

   D'une manière générale, la notion de sujet est paradoxale. Elle désigne à la fois ce qui agit (le sujet d'une action) et ce qui subit, comme l'indique l'origine étymologique latine de subjectum (ce qui est subordonné à). Le terme de sujet désigne par ailleurs à la fois un centre d'intérêt, un objet d'étude, un être réel, une permanence ou une origine… et, à l'opposé, le sujet est un individu soumis à une autorité politique, à une prééminence, à une responsabilité collective, à un support d'attribu­tion. En conséquence, il serait pertinent de définir une singularité non par le concept de sujet autonome, mais par ce qui caractérise tout être vivant lorsqu'il se veut (et devient) responsable de lui-même. Dès lors, ne faudrait-il pas penser chaque singularité à partir de la conscience qu'elle a volontairement d'elle-même, sachant qu'elle est en devenir et qu'elle crée différemment chaque jour ses propres couleurs et ses propres rythmes ? Sans doute, mais il faudrait aussi que cette singularité soit authentique c'est-à-dire le véritable auteur du sens de sa propre existence. L'authenticité est en effet la qualité de celui qui cherche à dire sa propre vérité avec exactitude, fidélité, franchise, sincérité, c'est-à-dire avec un attachement constant au souci de la vérité.

   Certes, cela n'est pas aisé car dans la conscience de soi qui est d'abord figurée par le pli de son propre recueillement, l'homme se saisit simultanément sous deux faces. L'une, temporelle et sensible, lui révèle son moi particulier (avec ses multiples facettes psycholo­gi­ques et socialisées, donc communes). L'autre face, intempo­relle, fulgurante, renvoie au principe de la raison universelle susceptible de rendre cohérente et libre la singularité évolutive de chacun. Toutefois, sans la conscience d'un décalage entre l'éternel et le temporel, sans la conscience d'une distance entre l'un et le multiple, il n'y aurait pas de conscience possible des diverses inflexions du devenir de chaque homme.

   Le pli de la conscience de soi ne rend pourtant pas une singularité plus libre ; bien au contraire il l'enferme d'abord dans un narcissique face à face solipsiste. En effet, dans une première épreuve de soi, la conscience se plie et se replie indéfiniment sur elle-même sans parvenir à exprimer la singularité complexe qui l'anime. Ses plis ne lui permettent d'ailleurs d'imaginer qu'une sorte de moi mythique qui cherche vainement à rassembler toutes ses facettes et qui ne parvient pas à les rendre cohérentes.

   En réalité, chaque pli de la conscience de soi révèle que chacun est complexe. Car, comme en toute image, le pli de la conscience voile du sensible en dévoilant du sens, et dévoile du sensible en voilant du sens. De plus, s'il est bien vrai que la conscience peut intérioriser, elle peut aussi renforcer la tension et l'écart asymétrique du sensible avec l'intellect, comme en toute métaphore qui concrétise seulement une tension sans permettre sa conceptualisation. Or cette tension informe, en grande partie inconsciente, complexe et discontinue, paraît d'abord tourner en rond dans un face à face perpétuel qui ignore sa fin et son commencement.

   En conséquence, le miroir narcissique du recueillement de toute conscience singulière ne lui apporte aucune clarté sur elle-même. Il ne fait que l'enfermer dans ses caractéristi­ques psychologiques ordinaires, dans la banalité d'apparences destinées à disparaître, dans des déterminations sensibles et dans des comportements habituels qui restent confus, a fortiori lorsqu'il s'agit d'une personnalité (une forte singularité), puisque la souverai­neté d'un moi n'est jamais définitive­ment établie.

   La voie des plis de la conscience n'étant pas la bonne pour mettre au jour une singularité qui vise sa propre simplicité, une autre possibilité demeure cependant. Il s'agit de celle où une conscience singulière ne se veut plus sujet de sa propre connaissance mais décide de s'ouvrir sur ce qui la dépasse. Alors importe non le moi psychologique qui se plie, mais l'action libre qui effectue ce pli en oubliant le masque (en latin persona) de sa personnalité. L'acteur devient ainsi le véritable sujet puisqu'il n'a plus un rôle à jouer.

   Cependant, cette autre voie risque de se perdre dans ses bonnes intentions, notamment lorsqu'une action libre n'engage pas une singularité concrète mais non un sujet abstrait, inconscient de ses limites sensibles, de toutes les limites. Or, pour être simplement responsable d'elle-même, une singularité devrait d'abord se retirer sur un virtuel point neutre (ni séparé ni mêlé), sur le point mental vide qui précède toute expansion, toute forme d'engage­ment, donc l'expression d'une singula­rité… Pour cela, l'action libre devra rester dans les limites du raisonnable et ne pas mettre en œuvre une singularité simplifiée ou trop purifiée comme c'est le cas dans certaines formes du personnalisme.

   Une action libre n'est en effet raisonnable que si le moi ne se veut ni totalement effacé (pour vivre en Dieu), ni transpa­rent, ni pur. Il ne faut donc pas croire en la réalité inaliénable et définitive d'un moi moral. C'est en effet, à partir d'une libre décision que chacun peut considérer autrui comme une fin en soi, comme l'authentique et unique sujet de sa singularité. Il ne faut donc pas ignorer les tensions sensibles et intellectuelles inhérentes à chacun, ni prétendre voir l'autre, hors de sa concrète complexité, dans la lumière immaté­rielle d'une âme libre et angélique. Car cette extravagance n'est ni souhaitable ni possible puisque l'intuition de l'originel ne saurait être séparée de la Nature naturante qui la rend possible. Par conséquent, l'intuition d'une singularité responsable, d'une âme sensible et libre, exprime un mystérieux acte originel qui ne se recueille pas en lui-même mais qui agit silencieusement et inconsciemment à partir d'une origine sans origine.  Et le corps est alors blotti dans l'âme ; et non l'inverse comme l'écrit le poète : "L'homme n'a pas de Corps distinct de son Âme, car ce prétendu Corps est une portion de l'Âme que discernent les cinq sens, principaux orifices de l'Âme à notre époque." (1)

   Par ailleurs, la dimension altruiste du personnalisme est pourtant intéressante comme projet ; elle imagine bien les conditions d'un amour oblatif, disponible, inépuisable ou de communion, qui sépare chaque personne de la violence des sentiments naturels. Mais la visée du pur ne rend pas totalement pur. Chacun peut en effet vouloir incarner l'esprit de simplicité sans se rendre pour autant transparent, en demeurant concrètement singulier, obscuré­ment lui-même et en même temps autre lorsqu'il s'ouvre sur son propre avenir. En tout cas, une singularité n'est ni une personne pure, ni un banal individu abstrait et impersonnel. Elle n'est ni un sujet spirituel séparé, ni une partie quelconque d'une collectivité qui, comme l'évoque Philippe Sollers (2), serait un moi social et multiple construit par les autres, voire enfermé dans une sorte de subjectivité absolue dominée par la sexualité.

   De mon point de vue, l'épreuve de sa singularité est donc préférable à celle de sa personne. De plus, cette épreuve ne pourrait-elle pas être orientée par une libre volonté d'agir en fonction de ses propres limites concrètes et intellectuelles, c'est-à-dire en devenant raisonnable moins par son éducation que par sa libre décision de ne se laisser réduire ni à un particularisme commun et anonyme, ni à un universalisme impersonnel ? Assurément, lorsqu'un choix est possible. Le pli du recueillement d'une singularité permet alors de distinguer très nettement l'asymétrique fonction de deux tensions inhérentes à la pensée, l'une empirique et sensible, l'autre tournée vers la raison.

   Ensuite, au cœur de l'errance complexe de cette asymétrique tension qui empêche toute possible coïncidence entre les deux manifestations hétérogènes de l'intime, chacun peut vouloir créer (ou non) des pensées claires et raisonnables, c'est-à-dire inspirées par l'universalité de la raison (identique en tout homme). Ainsi, pour être raisonnable, l'action d'une singularité n’est-elle ni a priori, ni totale, ni pure, ni inaliénable en fait, même si elle devrait l’être en droit, en accomplissant la lumière infinie de la raison ! Dans ce sens, une singularité raisonnable, jamais achevée, reste surtout caractérisée par sa propre ouverture sur de multiples perspecti­ves, et d'abord sur celle de la responsabilité de faire prévaloir sa propre manière d'être libre et raisonnable sur les déterminations psychologiques d'un caractère, lequel oscille mystérieuse­ment entre Moi, Il et personne (On).

   Dans cette volonté d'être raisonnable, aucune véracité n'est pourtant assurée, y compris avec la plus sincère probité. Car la bonne foi de celui qui parle de lui-même en prétendant connaître sa propre vérité est illusoire. Le rationnel peut paraître évident, eu égard à sa rigoureuse cohérence, mais pas la volonté d'être sincère (en latin verax) ou non trompeur, et même si cette véracité n'est pas toujours mensongère ; même si Nietzsche n'y trouvait que le fruit morbide d'un retour de la conscience fautive contre elle-même, c'est-à-dire une preuve de la mauvaise conscience. Certes, en se retournant sur elle-même, en s'intériori­sant et en se rationalisant abstraitement avec rigueur, la conscience ne purifie pas tous les instincts ; mais elle s'en écarte parfois. Et elle sait bien si elle ment ou non, dès lors qu'aucune faute fatale ne s'impose vraiment. En tout cas, chacun pourrait devenir un peu ce qu’il veut être, y compris le plus véridique possible, en allant de son moi actuel vers son moi à venir, tout en étant tendu vers un précaire épanouissement singulier. 

   Il est du reste toujours possible de supposer l'action d'une réalité intime de soi à partir d'un schème dynamique, c’est-à-dire d'un point central d'émergence de soi. Ce point, supposé neutre au sens où il précède différemment en chacun la disjonction de la pensée et du sensible, n'est pas, au sens kantien une représentation intermédiaire, homogène et phénoménale (intellectuelle et sen­sible) qui procurerait une image à un concept. Il est plutôt le point virtuel à partir duquel chacun peut créer, y compris dans ses épreuves les plus sensibles, un mouvement vers sa plus paisible cohérence. 

   Sachant que ce schème dynamique de l’intime échappe à toute connaissance, il serait vain de le dire impénétrable, pur, indivisible, immatériel… Il n'est que le point de référence (supposé) à partir duquel un existant peut agir librement, commencer à penser, à sentir, à se spiritualiser, voire à étirer sa pensée sensible vers quelque cohérence, soit dans l’inquiétude soit dans la sérénité. Car cette épreuve du schème dynami­que de l’intime est constitutive des expériences de chacun, sans renvoyer à une Idée absolue, abstraite et semblable pour toutes les subjectivités. Enfin, cette épreuve schématique précède absences et présences, car elle est le rayonnement possible du vouloir différent de chacun.

 

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1.  Blake (William), Le Mariage du Ciel et de l'Enfer, Rivages poche - Petite

     bibliothèque,  n° 676, traduit par B. Pautrat, p. 107 : "Man has no Body

    distinct from his Soul, for that called Body is a portion of Soul discerned by

     five senses, the chief inlets of Soul in this age".

2. Sollers (Philippe), La Divine Comédie, folio n° 3747, 2002,  pp. 279-280.

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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