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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Levinas et le visage de l'autre

Levinas et le visage de l'autre

   D'un point de vue positif, l'asymétrie entre autrui et moi-même peut être source d'amour. D'amour surtout, car elle rend alors l'indifférence impossible, même si l'autre est d'abord, pour chacun, n'importe qui, comme une chose. Or l'autre cesse d'être une chose lorsque se constitue une réelle rencontre entre deux singularités différentes. Par cette rencontre, chacun peut en effet se reconnaître dans sa singularité porteuse des différences susceptibles de s'accorder avec d'autres différences sans risquer de tomber dans l'indifférence, puisque l'asymétrie prouve qu'aucune réunion ne saurait constituer une valeur absolue commune.

   Par ailleurs, lorsque surgit la souffrance de l'autre, le sentir ne peut plus développer sa souveraine indifférence à l'égard de ce qui lui est extérieur. Au pire, le scandale, cette étrange pierre d'achoppement, s'impose en révélant l'insoutenable vision de la misère des êtres vivants les plus exposés. Et cette épreuve possède une telle violence sidérante qu'elle ne peut même pas être regardée en face sans réduire chacun à de malsaines fascinations. Cependant, le non-sens de la souffrance humaine peut également ouvrir sur autre chose : sur un refus, une révolte, un dégoût, une volonté de Justice... La conscience alors affectée cherche un sens en refusant d'associer l'impossibilité de vaincre le malheur à celle de le penser. Comment imaginer, dans ces conditions, un ouvert bienfaisant de la pensée sur une éthique ?

   Plusieurs voies sont possibles, mais elles convergent toutes vers le même seuil, celui qui veut conserver la chaleur de chaque existence singulière face à la porte de la maison des morts. Ensuite, sachant qu'une souffrance brute renforce l'égoïsme de chacun en enfermant sur soi-même, comment se purifier de son égoïsme et retourner la souffrance contre elle-même ? Comment ne pas se sentir sacrifié pour rien, enfermé dans l'idole du sacrifié, du martyre ? En fait, l'idée de souffrance est surtout liée à celle de la mort, à celle de la fin totale des souffrances et du sacrifice. Et il serait banal d'ajouter que nul n'y échappe ! C'est comme si chaque existence devait être péniblement rendue et perdue. Elle aurait été donnée pour rien, elle serait rendue pour rien…

   Ou bien la souffrance pourrait trouver un sens à partir de l'amour de l'autre, pour l'autre, dans le retrait de soi et une ouverture sur l'autre. Car, dans et par l'amour, même s'il est impossible de partager toutes ses souffrances, l'autre n'est pas seulement un corps enfermé par sa douleur, il est surtout celui qui m'interpelle par son regard tourmenté, me renvoyant à ma propre inquiétude, à un trouble qui concerne tous les existants. Un corps souffrant n'est donc pas complètement réduit à sa seule souffrance… je le reçois en me mettant au bord de ce qui n'est pas de l'ordre de l'être ni du néant, au bord de la séparation, avant la séparation… L'autre, que ce soit dans sa forme apparente ou dans sa forme en devenir, ne reste-t-il pas source de valeur et de pensée en ouvrant sur l'infinité du senti et du pensable ? Lorsqu'il me regarde en dépit de la vision impossible à soutenir et à penser de ses souffrances, son regard m'ouvre sur un infini dont j'ignore tout, mais qui met ma liberté en question sans l'anéantir.

   En revanche, dans un rapport qui oublie l'ouvert de la pensée sensible sur l'infini, il n'y a ni sujet, ni objet. Et l'ordre immédiat des phénomènes reste hors de tout rapport avec quelque certitude, alors qu'il prétend dévoiler instantanément tous les voiles. Une autre perspective s'impose donc, ni indifférente, ni fascinée ! Comment ? Peut-être en se référant à l'idée virtuelle d'un moindre mal (contre tous les malheurs), surtout à une idée qui ne serait ni fictive ni ontologique. Que se passe-t-il alors, dans ces conditions, lorsque la pensée, inspirée par ses virtualités, accueille quelques voix ou figures de la transcendance ? Écoutons Socrate et Levinas, même au-delà de notre propre projet plutôt sceptique.

   Supposons alors l'intervention de quelques vérités mystérieusement révélées ! Supposons que l'ordre de l'être n'impose plus ses lois et ses violences ! Alors s'impose une voix intime (celle du démon de Socrate, son autre voix) ou bien une image presque neutre (à peine visible puisqu'elle se rattache à l'origine du visible), comme celle d'un visage pour Levinas. Surgit alors un point de passage de l'immanence à la transcendance, là où précisément l'immanence accueille la transcendance.

   Certes, il ne s'agit que d'une tonalité singulière ou spirituelle, mais elle donne un sens à des épreuves sensibles, à des phénomènes, en ouvrant sur une transcendance mystérieuse, intellectuelle chez Socrate, messianique chez Levinas. Cette transcendance, excessive pour une pensée seulement rapportée au rationnel, est nécessaire pour une pensée qui cherche à s'évader de toutes les pesanteurs ontologiques. Car, pour Levinas, le mal se trouve là où il n'y a que nomadisme et jamais révélation : "Le mal, c'est l'ordre de l'être tout court" (1). La très probable tonalité spirituelle du Visage est certes peu perçue, elle se présente en effet comme un excès impensable, car son idée est emportée par un élan de la pensée hors d'elle-même.

   Dans cet excès l'infini est révélé, et même si cet excès dépasse l'idée que chacun pourrait en avoir. Car, au-delà de ce qui est révélé dans le Visage de l'autre surgit "l'expression" (2) de sa présence vivante. Non-englobable, cette présence fait face à chacun, par delà la distinction de la forme et du contenu. Ainsi l'éthique de Levinas dépasse-t-elle la présence signifiante de ce qui est le plus prochain, le plus exposé, le plus nu, le plus dénué, le plus faible, y compris dans une mystérieuse trouée de l'horizon où nul ne sera laissé seul ! Car l'expression d'un visage (tous les visages étant présents dans le visage d'autrui) parle surtout en ouvrant la dimension du divin, "en manifestant la hauteur où Dieu se révèle" (2), c'est-à-dire en rejoignant le principe de tous les phénomènes (2) : le seul et séparé, l'absolu.

   Par ailleurs, Levinas voit également dans le visage d'Autrui le fait probable qu'il "serait le commencement même de la philosophie" (3). Pourquoi ? La réponse la plus simple réside dans la pensée selon laquelle chacun, en découvrant le visage de l'autre, échappe au souci du Même, à la souveraineté de sa propre singularité close, à l'horizon de la seule présence immanente de son être. Et il faut ajouter que chacun est ainsi vu par ce Visage qui indique le point virtuel d'un véritable renversement, ou plus précisément la pointe d'une substitution non naturelle, hors du champ dynamique et indifférent d'une vaine et dérisoire substitution des êtres mortels. De plus, l'expression du visage ou de la parole (intellectuelle et sensible) renvoie peut-être également à ce qui défie toute représentation et toute violence, en échappant à la phénoménalité et en ouvrant le processus des diverses substitutions des visages sur un véritable accueil de l'infini ; ce que Derrida découvre d'ailleurs chez Levinas : "Le visage toujours se donne à un accueil et l'accueil accueille seulement un visage" (4).

   Dès lors, avoir l'idée de l'infini consiste à recevoir Autrui au-delà de la capacité d'un Moi (5), ou bien consiste à avoir déjà accueilli autrui. Et cela n'est possible, selon Levinas, qu'en existant tout près de l'infini. Pourquoi ? Surtout parce que la transcendance est "le débordement d'une idée adéquate" (5). Ce point de vue n'est en effet pertinent qu'à partir de l'idée sacrée d'un rapport à l'absolu, qu'à partir d'un rapport métaphysique excessif, mais athée et sans mythes, notamment lorsque "l'infini déborde la pensée qui le pense" (5). La séparation, mystérieuse puisqu'elle se situe au cœur d'une éthique définie comme "optique spirituelle" (5), crée ainsi le Désir de la perfection, le désir qui fait l'impasse de la conception neutre des matérialistes.

   La thématique ontologique (et matérialiste) du neutre (interprétée et critiquée par Lévinas) n'est donc plus fondée dès lors que le visage n'a aucun rapport avec l'interprétation impersonnelle du Neutre. L'infini est présent dans chaque expression du visage, au-delà de tout portrait, dans l'épreuve de sa nudité, désincarnation, faiblesse exposée, dénuement et solitude, même si la pensée ne peut en saisir sa claire vérité (encore séparée, insaisissable). Car l'expression du visage n'est pas interprétée par Levinas comme une médiation objective entre un moi et autrui, mais comme le schème mixte de la trace d'un point de passage où chacun peut véritablement accueillir l'Autre : "Le visage a déjà été là quand on l'anticipait ou le constituait - il y collaborait, il parlait" (6). Le visage est donc bien ce qui rapporte l'autre au dessaisissement de soi, au dessaisissement de la présence de soi à soi en ouvrant sur la dimension infinie de l'exigence morale, lorsque chacun s'expose au jugement de l'Autre.

   Alors que Sartre opposait le sujet regardant et l'objet regardé dans un conflit permanent et réciproque, alors que Barthes se jouait de la substitution fictive et indéfinie des choses (la main chaude), Levinas a fondé son éthique (sa philosophie première) sur l'ouvert de l'intentionnalité à l'humanité tout entière par delà toute réelle déception. L'attention à la parole de l'autre et l'accueil de son visage créent ainsi l'hospitalité d'Autrui qui "échappe à la thématisation" (7).

   Cet ouvert de l'accueil, dès le seuil de la conscience de… est constitutif du oui de l'Autre qui est déjà une réponse à un autre ouvert, lequel n'est jamais un premier ouvert. Car la substitution de ces ouverts n'est pas régressive, elle ne se recueille pas dans une première raison (dans un premier accueil qui contiendrait tous les autres), puisqu'elle s'élargit de manière sensible (par l'expression de la parole ou du visage) au-delà de tous les accueils et de tous les recueillements déjà effectués… vers un surplus, vers un impératif et vers l'infini d'une transcendance incomparable qui échappe à tous les concepts, à toutes les comparaisons, à toutes les représentations, à tous les lieux et à toutes les thématisations. L'éthicité de l'hospitalité est ainsi hors de toute obsession ontologique.

   La réalité de l'accueil est pourtant fondée par deux antériorités, celle de l'existant et celle du séparé. Il s'agit plus remarquablement de l'altérité de la femme : l'accueillant par excellence, car la femme unit la pudeur de se cacher à l'offre de la bienvenue. L'ombre de l'habitation, par elle ouvert, est en effet susceptible de recevoir une parole et un visage, hors du recueillement du chez soi, c'est-à-dire dans la plus large hospitalité possible, voire dans l'ouvert d'une habitation sans propriétaires (celle de l'hospitalité de toutes les substitutions d'habitants provisoires), dans une habitation indifférente à l'avoir et au pouvoir, terre d'asile pour l'exilé, et plus précisément encore source de justice pour l'humain désabrité, exclu, privé de tout langage préétabli par un lieu, pour un lieu.

   Mais cette antériorité phénoménologique de la vulnérabilité de l'existant est également inséparable d'une probable et mystérieuse substitution antérieure… L'accueil du tiers, de l'autre, de sa parole, de son visage serait la conséquence d'un impossible face à face avec l'Un, avec l'Unique, dans le lieu inhabitable du Sinaï (et pourtant habité par la Thora). Car le face à face avec l'Un est mortel, ou bien c'est le mortel qui ouvre sur l'Un…

   L'accueil de l'Autre, de son visage et de sa parole, sans doute inséparable de la volonté d'échapper à l'idolâtrie d'un visage particulier, permet surtout de voir dans tous les visages une visibilité éblouissante, celle de leur exposition à la mort, à l'absolu dénuement. À partir de là, l'accueil de l'Autre rend responsable de la survie de chacun. Il fonde la révélation de la Loi la plus absolue, celle qui dit le plus lointain dans le plus proche, celle qui dit la non-violence dans la violence et celle qui rassemble toute la Thora : "Il y a dans le Visage d'Autrui toujours la mort d'Autrui et ainsi, en quelque manière, incitation au meurtre (…) et en même temps, et c'est ça la chose paradoxale, le Visage est aussi le Tu ne tueras point" (8).

   Ainsi le Visage d'Autrui, ouverture sur l'infini, point de passage de la visibilité à l'éblouissant ou secret infini, n'est-il pas l'icône de Dieu ! Il est l'Ouvert. Pour le figurer davantage, Levinas se réfère à une trace biblique (9), Derrida évoque une aura spectrale : "Mais la spectralité n'est pas rien, elle excède, et donc déconstruit toutes les oppositions ontologiques, l'être et le néant, la vie et la mort - et elle donne" (9).

   Dans ce contexte biblique, chacun est également accueilli par une voix, car "c'est le mode selon lequel la Parole de Dieu retentit" (10). Cette voix n'est en fait discernable que par le désir d'infini. Au reste, la Voix d'un Dieu invisible, non contaminé par l'être et non thématisable, pourtant sensible dans la foi de chacun et dans la dévotion, est paradoxale. Elle n'exclut pas, en effet, l'hypothèse de l'inexistence de Dieu, d'un non-englobant, de l'Autrement qu'être qui n'existe plus ou pas encore : "Désir de l'infini (…) réalité de l'impossible où l'Infini qui me met en question est comme le plus dans le moins" (11).

   Cependant, cette révélation de l'infini qui fonde la charité et la responsabilité de tous (chacun étant également porteur de la Loi), ne fonde pas la Justice des hommes et ne suppose pas un travail de la raison pour les rassembler. Dès lors, comment la Justice divine pourrait-elle triompher lorsque la raison se fixe sur la dure et solide matière des choses, sur "le fermé-sur-soi jusque dans les confinements intra-atomiques dont parlent les physiciens" (12) ?

    En fait, l'homme moral est celui qui réalise le possible de l'un-pour-l'autre en étant sans pouvoir sur l'autre, et en étant pourtant capable d'une asymétrique responsabilité pour autrui. Levinas pense à Dostoïevski : nous sommes tous coupables de tout et de tous, et moi plus que tous les autres. Cette responsabilité crée l'amour du prochain sans Éros, sans concupiscence, c'est-à-dire la charité, "une prise sur soi du destin d'autrui" (12). Et la responsabilité s'exerce même lorsque l'autre commet des crimes : "La seule valeur absolue c'est la possibilité humaine de donner sur soi une priorité à l'autre" (12). Cette responsabilité porte à la fois sur le passé, qui est recréation (y compris celui de toute l'histoire de l'humanité), et sur l'avenir.

   Toutefois, mon point de vue ne rejoint pas complètement celui de Levinas. Il ne franchit pas le bord qui rapporte le fini à l'infini. Il s'écarte de l'idée même de séparation. Je reste au bord de l'Autre, sans aller au-delà, surtout parce que l'idée de sacrifice ne me semble acceptable ni pour lui ni pour moi. Certes, dans la vérité de sa très probable errance désabritée, la pensée ne saisit rien, elle n'a rien à saisir et elle n'est pas saisie. Elle demeure hors de toute demeure, étrangère à elle-même comme Socrate par rapport à son démon. Dès lors, cette errance déracinée ne serait-elle pas sa vérité la plus fondamentale ? Comment savoir lorsqu'une pensée ne se reconnaît qu'à partir de ses hésitations et de ses incertitudes ? Lorsqu'une évidence apparaît, elle ne dure pas. L'interruption des pensées, plutôt que leur séparation infinie et radicale, ouvre alors sur de nouvelles substitutions : ce qui révèle enlève ensuite, ce qui se retire donne encore, ce qui reçoit a peu à donner. Cependant, cette interruption, ce souffle coupé qui précède toute forme d'élection (notamment dans l'ordre messianique de ma responsabilité), reste pour moi comme pour Levinas, la source même de l'éthique, au-delà des substitutions négatives (comme celles qui rendent possible l'exploitation des hommes), au plus près de l'hospitalité (ce non-thème fondamental chez Levinas) : "Abriter l'autre homme chez soi, tolérer la présence des sans-terre et des sans-domicile sur un sol ancestral si jalousement - si méchamment - aimé, est-ce le critère de l'humain ? Sans conteste" (13).

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 1. Levinas, Entre nous, Le livre de poche n°4172, 1998, p. 124,

 2. Levinas (Emmanuel), Totalité et infini, Le Livre de poche n° 4120,

     2006, pp. 61, 77, 92.

 3. Levinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris,

     Vrin, 1988, p. 178.

 4. Derrida, Adieu, à Emmanuel Levinas, Galilée 1997, p. 49,

 5. Levinas  Totalité et infini, op.cit, pp. 43, 78, 10, 76, 325.

 6. Levinas, En découvrant l'existence…, op. cit, p. 177.

 7. Levinas (Emmanuel), Totalité et infini, op.cit, p. 85.

 8. Levinas, Entre nous, Le livre de poche n°4172, 1998, p. 114,

 9. Exode, 33 et Derrida, Adieu, à Emmanuel Levinas, op. cit, p. 193.

10. Levinas, Entre nous, op. cit, p. 120.

11. Levinas, La mort et le temps, Le livre de poche n°4148, 1992, p.128.

12. Levinas, Entre nous, op. cit, pp. 10, 113, 119.

13. Levinas, À l'heure des nations, Minuit, 1988, p. 114.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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