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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Les tensions du simple

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Claude Stéphane PERRIN

 

LES TENSIONS DU SIMPLE

 

      Incarnée, la pensée se sent un peu en­fermée par ce qui lui est étranger : le corps en tant que réalité évolutive et limitée pour chaque existant. Et la pensée ne s'y réduit que lorsque son activité in­tellectuelle n'est pas assez consciente pour fonder ses choix. Dès lors, com­ment rester conscient pour vraiment vouloir ? La tension qu'elle éprouve en elle-même, au cœur d'elle-même, oscille en réalité entre l'obs­cur et le clair, même si elle ignore pourquoi. Dès lors elle craint de voir la conscience apparaître puis disparaître comme une lumière intermittente, même si cette crainte est absurde puisqu'il lui est impossible d'être consciente de son inconscience. Sa lumière ignore les raisons de la nuit, si raisons il y avait. Et, pour imaginer une totale disparition de la conscience, il faudrait qu'il y ait un sujet cons­cient de cette disparition : ce qui est absurde s'il n'y a plus de sujet cons­cient. Reste alors l'épreuve de quelques perceptions inconscientes (Leibniz) ou de quelques épiphénomènes remarquables, notamment lorsqu'il y a souf­france, crise, réussite, plaisir ou surprise… De plus,  jamais une conscience permanente de soi n'est assurée puisque chaque moi se transforme un peu, à chaque instant, à chaque nouvelle synthèse de lui-même. L'hypothèse d'une conscience toujours périphérique et intermittente est donc aussi improbable que celle d'un sujet pensant capable d'être toujours conscient de son rapport au monde et aux autres.

   En conséquence, la pensée s'étire mystérieusement, entre conscience et incons­cience, et, dans cette tension, elle parvient tout de même à se vouloir elle-même en créant ses propres libertés. Ensuite apparaissent, si elle le veut, quelques choix possibles entre différents niveaux de conscience, comme le précisait Bergson : "Ce choix que tu effectues sans cesse, cette adaptation continuellement renouvelée, est la condition essentielle de ce que l'on ap­pelle le bon sens. Mais adaptation et choix te maintiennent dans un état de tension ininterrompue. Tu ne t'en rends pas compte sur le moment..." (1) Cha­cun erre ainsi, entre deux pôles, dans une étrange tension, entre le simple et le conmplexe, l'intuition intellectuelle et l'intuition sensible, certes toujours un peu conscient de quelque chose, que ce soit d'un moi, d'un objet, d'une fic­tion, d'une distance ou d'un vide provisoire (d'une absence de quelque chose), c'est-à-dire d'un vide qui ignore le néant puisque la conscience du vide n'implique pas un vide de la conscience.

   Par ailleurs, il n'est pas aisé de parler de cette intuition du simple, ni d'écrire sur le simple en se voulant simple, car il faudrait peut-être d'abord se taire en contemplant le simple… ou bien parler pour parler, donc pour ne rien dire d'autre que le fait pur de dire sans exprimer (sans extérioriser) des sensa­tions ou des senti­ments, sans déclarer des intentions qui relèvent d'un sujet en devenir, sans énoncer un ensemble de propositions définitives concernant une réalité, sans enfin vouloir signifier, trouver un sens clair, voire universel à son discours.

   Certes, une vérité du simple peut sans doute être éprouvée par chacun, dans le quotidien, dans la donation de l'Il y a, mais c'est à la condition de ne pas en chercher quelque originalité ou profondeur intellectuelle. Dans ce cas, la pensée du réel, inséparable d'une douce naïveté des sentiments, paraît couler naturel­lement comme une source intarissable. Elle rapproche alors l'homme candide de la simplicité neutre de ce qui est donné, de ce qui se manifeste comme un silencieux, mystérieux et indicible don du réel. Que ce soit devant un verre ou une assiette, en éprouvant un air vif ou la chaleur d'une soupe, l'évidence muette de l'il y a, de cela qu'il y a, de ce qui se donne, se manifeste alors dans une indifférence qui peut paraître simple.

   Néanmoins, philosopher à partir du simple (du don de la réalité du simple) requiert une autre vérité du simple : celle d'une intuition pure qui n'implique pas de chercher à connaître la vérité originelle (impossible à dire clairement) du simple. Il faut seulement parler le plus sim­plement possible, au plus près du simple, et surtout pour approcher, en quelque sorte, l'esprit de simplicité qui est, selon Bergson, la marque du vrai phi­losophe.(2) La parole la plus simple possible devrait alors dire le silence (neutre) du vide qui précède tout discours duplice (porteur de vrai ou de faux), qui précède tout logos discursif, argumenté ou non. Elle devrait dire précisément que le silence est nécessaire à toute parole qui naît forcément d'un silence avant de retourner au silence.

   Certes, la pureté immédiate et simple de ce silence du vide n'est pas tou­jours pensée d'une manière paisible et simple, car elle peut aussi fasciner, être la source d'épreuves violentes et complexes. Mais, lorsque le silence du vide reste relatif à une pensée simple, il est dit formellement neutre, comme une source indicible et impensable qui précède toutes les disjonctions du réel… Ce formalisme rend alors possibles le processus suivant : d'abord l'intuition d'un élément simple (un principe d'unité) qui ignore le tout lo­gique qui l'englobe en ouvrant sur le multiple, ensuite l'intuition de la simple antériorité chronologique du repos qui précède toute complexité dynamique et vivante.

   Autrement, lorsque la visée du simple est oubliée, voire refusée, la pensée se perd dans les pires violences et complexités. Le silence du vide devient un néant absolu, donc sacré. Et la parole surgit, mystérieusement, de ce néant en le recouvrant par des mots qui en nient la présence. C'est le point de vue nihi­liste de Maurice Blanchot : "Sans cette séparation de l'abîme, il n'y aurait pas de parole, de sorte qu'il est juste de dire que toute parole véritable se souvient de cette séparation par laquelle elle parle." (3) Cette parole com­plexe, violente et souvent contradictoire, ouvre en fait sur le pouvoir de l’incontrôlable, de la mort qui parle malgré tout et pour rien en fragmentant toute parole et en refusant de voir les limites et les frontières du réel. La pa­role d'abîme se perd alors dans l'abîme de la parole. 

   Hors de la fascination du néant, de ce mot qui est de trop puisqu'il ne re­couvre aucune réalité, il est souhaitable de traduire la présence du simple (du vide ou d’un être) de diverses manières. Par exemple, pour Bergson, la vision du simple est d'abord effective dans la focalisation sur une unité abs­traite ou élémentaire (comme par exemple sur une lettre ou sur un mot).  Certes, cette vision extérieure de l'unité, refermée sur elle-même, saisie mentalement, est indifférente à la réalité dynamique du vivant. Elle n'est pas vécue au cœur du rayonnement d'une phrase ou d'une situation en devenir. Elle est donc trop abstraite pour la vie d'un homme concret qui peut parfois, s'il le veut, affirmer le commencement spontané d'une nouvelle liberté dense, concrète, profonde et vitale : "Il y a donc, commenterons-nous, la simplicité ingénue et la simplicité savante, la simplicité concrète et, pour ainsi dire, généalogique qui est celle de la vie expérimentée, et la simplicité abstraite, celle qu'on ne se donne vraiment qu'en s'éloignant des faits posi­tifs." (4)

   Dans ces deux possibilités, Bergson vise toujours l'intuition du simple, sachant que pour lui une intuition est toujours l'opération intellectuelle la plus simple qui soit puisqu'elle est une vision directe, immédiate et intime du spirituel par une conscience. L'intense concentration du simple, parfois pénible eu égard au fait qu'elle nie le complexe, lui permet pourtant de se libérer de ses entraves matérielles afin de coïncider avec l'inexprimable et l'irremplaçable unicité d'un objet. Puis, l'intuition du simple est conservée par la mémoire, car, bien qu’elle ne dure pas, elle reste cependant idéalisée en tant que pur souvenir. Ainsi la pensée de Bergson nous met-elle sur la voie du simple lorsqu'elle pense ce dernier au cœur de la pénible concentration de tout élan créateur vraiment original et spirituel !

   Le simple émeut en effet un peu la conscience ingénue de chacun (lors d'une brève coïncidence intime avec son objet), même s'il ne permet pas toujours de trouver les mots pour dire la nature de cet état indivisible. Néanmoins, il fait vibrer tout de même le schéma dynamique et intense de sa propre tension (rapportée au complexe) en inspirant chaque création véritable et féconde, c'est-à-dire en précédant toute chute ou dérive dans le complexe, et sans stigmati­ser les attitudes de chacun : ingénues ou savantes.

   Car c'est le même homme qui peut être simple de différentes manières, même si chacun reste en effet plus ou moins inquiet ou candide selon les situations morales, sociales ou naturelles. Le savant n'est-il pas parfois, à ses heures d'inactivité, un homme ordinaire qui se laisse fasciner par le style simple de la nature, notamment lorsqu'il rêve sur un crépuscule ? Et l'homme du quotidien n'est-il pas aussi capable de philosopher, s'il le veut, en se donnant quelque liberté, ou bien en accédant à la simplicité de la moralité, source véritable de l'universel ?

   En tout cas, la plus authentique simplicité de chacun, y compris dans son recueillement le plus lumineux, ne s'éprouve pas sans une tension intime, entre l'abstrait et le concret, l'ordinaire et le construit, le continu et le discontinu. L'homme est en effet un être vivant inachevé qui peut exister le plus simplement possible, soit en tant qu'animal déterminé par les lois de la Nature, soit comme sujet libre qui crée sa propre simplicité sans parvenir tout à fait à la comprendre et à la réaliser. Chacun peut en effet vouloir li­brement (ou ne pas vouloir) ce qui le déterminera à être simple. Il reste maintenant à savoir comment et pourquoi il est sans doute possible de pré­férer philosopher le plus simplement possible sans être indifférent (ou hos­tile) à la possibilité de donner un sens singulier, paisible et libre à son exis­tence.

 

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(1) Bergson (Henri), L'Énergie spirituelle, Puf, p.100.

(2) Bergson (Henri), Correspondance, 2002, p. 1649.

(3)Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, Nrf, Gallimard, 1969, p.89.  

(4) Jankélévitch (Vladimir), Bergson, Félix Alcan, 1931, p. 17.

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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