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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La donation du réel

 

 

Claude Stéphane PERRIN

 

 

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La donation du réel

 

 

   Au sens du dictionnaire Littré, un don peut être l'objet d'une donation, c'est-à-dire être donné gratuitement. Et c'est bien dans ce sens qu'il faut envisager le rapport de chaque homme à la Nature, avant toute dimension économique, parce que la réalité d'une existence singulière est donnée différemment à chacun, ici et maintenant, d'une manière simple puisqu'elle constitue la même humanité pour chacun, notamment dans son devenir mortel. Pourtant, cette réalité vivante n'est donnée que provisoirement sans déterminer et contenir totalement chacun, dès lors qu'une conscience singulière découvre qu'elle est capable d'être libre, donc de refuser des déterminations matérielles, à l'inverse d'autres êtres vivants comme les animaux par exemple.

   L'existence propre de chaque singularité humaine est en effet distincte de la vie en général qui la précède et qui lui succède. Est-ce absurde ? Non s'il est admis que le don d'une vie, que ce don imprévisible et simple, ne persévère et ne se transmet à d'autres vies qu'avec un possible accord libre par chacun. C'est ainsi que la donation du réel par la Nature, nécessaire pour constituer le monde de chaque existence, se définit par trois concepts : celui du provisoire, celui du simple et celui du libre (accepté, voulu ou refusé).

   Pourtant la présence du réel, dans son ensemble, ne paraît pas tout à fait simple eu égard à la pluralité de ses potentialités. N'est-elle pas composée d'êtres et de vide ? Mais, précisément, qu'est-ce que le réel dont l'étymologie latine (de realis) est dérivée de res qui signifie chose ? Le réel est tout ce qui est effectivement donné, qui le sera, mais aussi tout ce qui est vide et qui permet le déploiement des êtres. Dans sa dimension concrète, le réel n'est pas une image, mais des présences et des absences, des potentialités, des virtualités et des oublis qui visent pourtant (ou non) une certaine cohérence. Le réel est aussi tout ce qui est défini comme un être permanent et autonome parce que donné comme tel logiquement à l'esprit (la réalité des nombres ou des idées chez Platon). Ou bien le réel est tout objet qui est donné aux sens, voire qui existe actuellement, donc qui est pour ne plus être, c'est-à-dire qui devient.

   D'une manière moins simple, inspiré par André Breton, Maurice Blanchot pense que la totalité du réel est " précisément l'impossible continuité du réel  et de l'imaginaire." (1) Cela signifie qu'il y aurait une cruelle séparation entre le possible (le réel concret et en devenir) et l'Impossible (notamment le Néant), et cette séparation serait pensée non relativement comme ce qui n'est pas encore possible, mais comme l'espace infini et sacré qu'un rien posé par l'imaginaire (cette fiction du Tout) tente vainement de remplir par ses transgressions. L'unification impossible du réel, ainsi que la fermeture impossible de ses possibles en une totalité vraiment cohérente et connais­sable, conduisent la pensée à formuler une autre perspective, une troisième voie neutre qui refuse, en les renvoyant dos à dos, ces deux impossibilités : ni l'une (l'unification), ni l'autre (la totalisation). Restent des points de suspension et des vides entre les deux…

   La donation du réel serait pourtant simple si l'on refusait de l'enferme­r entre ces deux pôles contradictoires, entre la perfection d'un éventuel cosmos et les violences chaotiques de la Nature. Car s'il est admis que la Nature est infinie dans son Esprit créateur, c'est-à-dire indivisible, chacune de ses fins matérielles (aucune n'étant totalement séparée) est nécessaire­ment la source d'un devenir qui va du simple vers le complexe, d'un infini créateur vers des œuvres finies, et cela indéfiniment. Par conséquent, la Nature ne se réduit ni à la complexité de mondes déjà créés, ni à la simplicité qui engloberait tous ces mondes, ni à la diversité de ses dons, car l'imagination des hommes ne parvient pas à prévoir son avenir. Mais il est peut-être vrai que toutes les manifestations de la Nature proviennent de sa simplicité originelle qui exprime la permanence et la cohérence de sa source infiniment créatrice. 

   En tout cas, chaque homme a reçu le don d'une existence différente et d'une possible liberté, et non un don absolu de la Vie et de la Liberté. Cela signifie assurément que le Tout - que constitue la Nature selon notre imaginaire qui ne tient pas compte du vide - n'est jamais complètement donné, ni donnable, ici et maintenant, notamment parce que le don du Tout n'est en réalité que le don indéfini de l'Ouvert du Tout sur son devenir éternel qui reste à chaque instant source de changements et de nouveautés…

   En conséquence, le don du devenir du Tout du réel n'est pas pensable à partir de la seule catégorie figée et préétablie de l'Être, même en tant que fascinante réalité absolue (théologique) capable de donner et de se retirer. Dès lors, la formule de Heidegger, selon laquelle Il y a l'Être (es gibt das Sein), reste obscure. Elle ne voit pas que chaque il y a (es gibt : cela donne) mêle confusément ce qui est donné aujourd'hui à une singularité capable d'être libre donc de refuser le Don impersonnel et impensable de ce qui est globalement donné Tel quel, ou Tel par la Nature dans son rapport au vide.

   Pour échapper à une interprétation déterministe et mécaniste de l'Être, il serait alors préférable de supposer que chaque existence singulière (définie plus par sa responsabilité que par ses affects) n'a pas été complètement déterminée par la Nature, car cette dernière, eu égard à sa réalité infinie, ne semble d'ailleurs préméditer aucune de ses créations. Cela implique qu'aucun de ses dons ne possède un sens a priori. Aucun n'est le don de l'Être pour un étant, mais chacun est le don neutre du possible et du virtuel pour des singularités éphémères et finies, qui existent librement lorsqu'elles le veulent, avant tout repli sur elles-mêmes, au bord de l'Infini de la source créatrice de la Nature, mais souvent en de brefs contacts avec l'Infini qui inspire leurs propres créations.

 


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   En tout cas, sur un fond d'éternité, sur le fond de la puissance éternelle de la Nature qui crée toujours de nouvelles vies, chaque étant donné n'est que provisoire et en attente de son propre avenir. Cela signifie que la donation impersonnelle et en devenir de la Nature, ne fait pas advenir la qualité d'une vie singulière ; elle donne en fait des potentialités différentes pour chacun, à chaque nouvel instant, et même si chaque nouveau don est inséparable de son futur retrait. Mais jamais le présent, insaisissable, toujours nouveau et changeant, n'est complètement donné dans ses couleurs et dans ses structures. Il est en fait créé différemment par le style de chacun, à partir de la simplicité des actes qui instaurent la cohérence d'une singularité, dès lors que cette dernière cherche à prolonger à sa manière les forces de la Nature qui ont créé ses possibilités en dépit du vide qui les disperse parfois.

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1. Blanchot (Maurice),  L'Entretien infini, NRF, Gallimard, 1980, p. 10.

 

 


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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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