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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Les intuitions et les concepts du simple

 

 

Claude Stéphane PERRIN

 

CAM 0109

 

 

Les intuitions et les concepts du simple

 

 

 

   Fruit d'un jugement objectif, un concept est une représentation intellectuelle, abstraite et générale, qui contient précisément et clairement une réalité bien distincte, formelle (pure, a priori) ou sensible (a posteriori). Par ailleurs, lorsqu'un homme s'interroge sur sa propre manière de penser, il découvre que son jugement est souvent fondé sur des intuitions, c'est-à-dire sur des évidences intimes, synthétiques, directes et immédiates, rationnelles ou non, qui sont soit formelles (le principe de la non-contradiction), soit externes (sensibles), soit internes (sympathie, sentiment d'exister). Au mieux, l'intuition est une vision claire et distincte (Descartes) qui devient un concept.

   Par exemple, l'épreuve du complexe est donnée dans le fait que chaque homme est inséparable de tous les êtres vivants (minéraux, végétaux, animaux et humains). Cette épreuve ne peut être expliquée qu'à partir des éléments simples qui la constituent. Et chaque élément simple, au sens où il paraît indivisible, est pourtant impossible à analyser puisque la conscience ne juge qu'en divisant les difficultés. Pourtant, dans un projet rationaliste, l'intuition pure de l'indivisible devient celle d'une composition homogène contenant de multiples unités simples lorsque, comme le fait abstraitement Leibniz dans une perspective métaphysique mathématisée, l'homme est considéré comme une monade "qui entre dans les composés" (1), c'est-à-dire comme le concept d'une substance simple, comme ce qui est toujours sujet, c'est-à-dire comme une substance-sujet différente de toutes les autres substances.

   Le simple est, ainsi, soit une réalité pure, non altérée, comme une monade solitaire chez Leibniz, comme l'étendue d'un désert ou un azur sans nuages pour un poète, soit une réalité composée d'éléments simples qui ne se contredisent pas, mais qui se complètent en ayant la même finalité. Par exemple, la simplicité de l'intellect et celle de l'âme d'un homme rendent possible chacune de ses actions vertueuses. Le double crée alors une corrélation simple ou élémentaire qui pourra, certes, se compliquer ensuite.

   Une intuition du simple est donc soit pure, soit composée. Dans le premier cas, l'intuition n'est complète qu'en ayant un point de contact avec une perfection qui procure à son auteur un sentiment de plénitude ou de béatitude. La perfection d'une monade, par exemple, signifie qu'elle est complètement achevée, unifiée et simple, puisqu'on ne peut rien lui ajouter ni lui retrancher. Cette perfection est donc infinie, sans limites. Chacun a ainsi, parfois, dans la fulgurance d'un instant, une intuition abstraite (donc illusoire) de l'éternité, la brève intuition d'un moment complètement présent, en attente de rien, sans aucun projet. Ce moment est en fait simplement intemporel, mais il paraît en un bref contact avec l'éternité. Ou bien, l'homme accomplit des actes en tirant de lui-même ce qui lui permet de se réaliser complètement dans une œuvre, dans son œuvre. Pour Aristote, cette entéléchie (en grec entelecheia) est l'accomplissement parfait d'une action.

   Cependant, sans doute à cause d'une contradiction entre son éphémère finitude corporelle et son possible contact intellectuel avec l'éternité, la singularité d'un homme reste imparfaite, complexe, voire compliquée. L'entéléchie ne dure pas plus longtemps qu'un éclair dans un ciel d'orage. Elle interrompt la durée, paraît intemporelle, mais cette épreuve du temps n'est pas vraiment l'éternité, même si elle le fait croire… De plus, la réalité que l'homme perçoit est clouée sur un horizon (en grec horizein si­gnifie borner) qui le limite également en lui rappelant que son existence vieillissante est nécessairement, fatalement, mortelle. Et, lorsqu'il peut et veut être libre, cet Ouvert sur l'infini (άπείρον) d'un acte créatif ne dure pas. Il doit inlassa­blement et indéfiniment créer un autre acte, commencer un nouvel Ouvert. Et chaque fois cette perfection (cet infini) qui est indéfiniment visée, paraît quantitative, spatio-temporelle et divisible comme la matière, donc encore très éloignée.

   Ainsi chacun reste-t-il soit dans un infime contact avec la perfection d'un acte achevé (créateur ou vertueux), soit sur le seuil de l'infini qu'imagine tout homme à partir de sa nature simple (raisonnable) mais pourtant composée (sensible et intellectuelle) ! Et, lorsque la simplicité est imaginée à partir d'un seuil (qui fonde un passage vers l'inconnu), la distance entre la simplicité de l'avant et de l'après est impossible à distinguer. Il n'y a plus d'avant, pas encore l'après, mais seulement l'attente dans un présent qui n'en finit pas de durer… pour rien peut-être. Pourtant ce seuil est une sorte d'espace neutre qui devrait rendre possible la distinction du passage de l'imperceptible au perceptible (ou inversement). Mais il y est réellement impossible de distinguer la finitude des apparences du seuil, le devenir indéfini de l'attente, et ce qui n'est pas encore là : l'infini.

   Certes, si la clarté d'une idée est parfois étrangère à toute distinction, l'inverse est également possible. C'est le cas de chaque image visuelle et de chaque métaphore, notamment dans l'expression d'un sentiment. Cela signifie que les éléments simples qui constituent la composition d'un sentiment n'apparaissent pas explicitement, distinctement, même si le sentiment n'est pas confondu avec un autre. Je sais par exemple que j'aime la couleur évanescente d'un ciel gris-rose, je sais aussi que chaque couleur pure (ou composée) renvoie à la simplicité de la lumière, mais j'ignore les fondements véritables de la couleur de mon sentiment de tristesse.

   Dans ce prolongement, une action simple (comme celle de la lumière) peut se transformer en d'autres actions simples (celles des couleurs pures de l'arc-en-ciel), mais l'esprit de simplicité requis pour fonder quelques vérités probables exige alors un principe d'économie. Car le nombre d'éléments simples qui composent une réalité dite simple doit être très limité (en extension) afin qu'un homme puisse comprendre l'ensemble intellectuelle­ment, objectivement et immédiatement. L'exemple de l'identité de la lumière et des couleurs simples qui apparaissent dans un arc-en-ciel est pertinent puisqu'il permet à chaque couleur d'être comprise, c'est-à-dire conceptualisée en fonction de son degré objectif d'absorption par la matière : le rouge rapproche et le bleu éloigne.

   En conséquence, afin d'échapper à une errance indéfinie de la pensée, un critère a été mis au jour par quelques philosophes, celui de commencer à partir d'hypothèses simples et limitées en nombre. Selon Aristote (2), c'est ce qu'aurait fait Empédocle. Puis, c'est ce qu'a fait au XIVe siècle le philosophe Guillaume d'Ockham lorsqu'il illustra par l'image d'un rasoir sa décision tranchante d'appliquer précisément le principe de simplicité à toute complexité, y compris à celle de sa propre singularité. Car le point de vue non simpliste d'Ockham est fondé sur la qualité de ses hypothèses qui refusent de réduire la complexité d'une existence singulière à des principes abstraits, même si ces principes sont universels. Pour cela, il a appréhendé la complémentarité de ses intuitions internes et externes, sans nier la complexité du concret, et en refusant les dualités abstraites, notamment celle qui oppose l'essence et l'existence. Inscrits dans des hypothèses et des réalités sensibles, les termes de ses discours (les sens des mots utilisés) renvoyaient ainsi volontairement à des données singulières et concrètes…

   La problématique du simple est ainsi fondée par les diverses intuitions du simple qui dialoguent avec des réalités différentes plus ou moins composées : physiques, singulières ou métaphysiques. Car le composé n'est pas le contradictoire du simple. Il en est, selon Octave Hamelin, le "corrélatif" : "Le simple est seulement indifférent à la composi­tion… il ne détruit pas le composé et bien loin de là : il le domine."(3)

 

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1.  Leibniz (Gottfried Wilhelm), La Monadologie, Delagrave, 1968, § 1.

 2.  Aristote, Physique, I, 4, 188a 17.

3. Selon Hamelin. Cité dans Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie par André Lalande, PUF, 1968,

 p.993.

 

 

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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