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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Ethique et esthétique de la pudeur

William Bouguerau, La Naissance de Vénus, 1879.

William Bouguerau, La Naissance de Vénus, 1879.

a) Vers un équilibre modéré et décent (sans honte)

 

 

   Le sentiment d'exister est déterminé par deux pôles complémentaires, l'un sensible, l'autre intellectuel. Chaque singula­rité fait prévaloir plutôt l'un que l'autre, de ma­nière asymétrique et différente selon les situations… Mais ne se­rait-il pas souhaitable de trouver un point d'équilibre, ou de stabilité, à partir duquel le sen­si­ble et l'intellectuel pourraient s'accorder ? C'est ce point d'équilibre que je recherche dans mon écriture, entre une certaine concentration conceptuelle et quelques écarts sensibles apportés par le rayonnement instable des mots. Deux risques sont en fait à éviter : la froideur de la pure abstraction et la chaleur de l'enthousiasme qui monte vers les étoiles (la Schwärmerei). Le second risque est le plus grave, car l'élévation a son revers : une chute désespérante dans la violence du sensible, c'est-à-dire dans le chaos des sensations. En tout cas, pour éviter le second risque, une valeur est re­quise : ne serait-ce pas celle de la pudeur ? Assurément, si cette valeur éthique (mesurée, donc non pudibonde) est tout d'abord simple­ment décente.

   Plus précisément, cette valeur devrait être modérée, y compris dans ses refus. Comme réponse intellectuelle à un sentiment violent, la pu­deur est en fait un repli qui permet à chacun de ne pas se sentir menacé dans et par l'exposition de son corps. Ce re­pli permet aussi et surtout de chercher à voiler les apparences laides d'un corps exhibé ob­jec­tivement, c'est-à-dire uniquement en tant qu'objet. Ce refus de tout mettre au grand jour s'explique certes à partir de quelques habitudes sociales de décence très ordinaire. Mais ce refus traduit aussi l'intention de dissimuler les parties du corps qui sem­blent honteuses parce qu'elles dévalori­sent l'image plus noble que chacun a de lui-même. Ce refus re­vendique donc un nécessaire re­tour sur une image digne de soi-même. Il veut d'ailleurs sauvegarder également le secret d'un moi, de son "centre obscur", qui serait menacé par quelque voyeurisme instinctif, par quelque exhibition cy­nique ou obscène. Car l'ins­tinct (qui nourrit le conflit du plaisir avec la souffrance) en­trave l'image possible d'un moi libre (comme il peut l'être aisément lorsque son visage rayonne, s'anime).

   Certes, le sentiment de la honte précède parfois ce refus in­tellectuel de réduire un corps à son être-là biologique, pure­ment passif et matériel. Car c'est bien à partir de repré­sentations très ré­ductrices (notamment liées aux organes bornés de la conservation et de la re­produc­tion) que le sentiment poignant de la honte se manifeste). Mais faut-il en rester à ce stade du sentiment qui conduit à moraliser quelques faits moralement exemplaires ? Non, car si la pudeur n'était qu'un sentiment, elle ne se­rait, comme l'a écrit Max Scheler, qu'une aura idéale. (Aubier, 1952, pp. 43,44). Pure, provisoire, immatérielle et illusoire, elle conduirait vers quelque banale pruderie… Et c'est d'ailleurs dans cet esprit que le peintre académique Bouguereau (1825-1905) a représenté des myriades de femmes nues. Leurs corps épilés sont enveloppés par la blancheur laiteuse d'un matin irréel et intemporel. Ces nudités sans âme prolifèrent comme des jouets dans un espace céleste. Elles y nagent avec candeur.

   En tout cas, la pudeur n'est pas seulement un sentiment. Elle ne résulte pas forcément de quelques fiertés bafouées, de quelques blessures anciennes, ni de quelques honteuses atteintes à notre propre dignité, notamment lorsqu'un jugement péjoratif est attribué à notre apparence. Elle naît aussi du refus de toutes les humiliations qui portent atteinte à l'humain. Elle conduit donc à un sentiment intellectualisé qui empêche ces réductions en inspirant le respect de soi et des autres.

   De plus, le sentiment de la honte aurait plutôt une source irrationnelle, celle d'un lointain sentiment religieux. Le Livre affirme à ce sujet que la honte succède à une faute, à une transgression, et qu'il révèle le pécheur après sa faute (après la consommation du fruit dé­fendu), comme le déclare le texte sacré : "Ils connurent qu'ils étaient nus…" [1] Néanmoins, le problème posé par la pudeur ne se réduit pas seulement à un conflit entre l'esprit et la chair. Hors du Livre il est en effet possible d'entrevoir un seuil naturel (et non un pont entre l'Homme et Dieu) à partir duquel chacun pourrait échapper au sentiment angoissant de la honte. Sur ce seuil, chacun se saurait en ef­fet innocent, neutre, avant toute idée de chute dans un monde matériel inférieur.

 

 

b) La valeur préventive de la pudeur : une simple retenue proche du neutre  

 

 

   Dans cet esprit, la valeur de la pudeur n'est ni impérative ni punitive. Elle est surtout préventive, destinée à préserver la né­cessaire di­gnité de chacun. Cette valeur devrait donc inspirer des actes libres, avant toute forme d'engagement ou de résis­tance, et dif­féremment pour chaque situation. Dans ce cas, avec discrétion, la pudeur créerait la rete­nue nécessaire qui permet­trait d'éviter de se per­dre dans le pathos des sentiments ou dans un retrait pur et simple de la pensée hors du sensible (par oubli de l'incarnation de chacun). Du reste, la honte disparaît chez le naturiste qui voit son propre corps comme une simple apparence, innocente et ba­nale de lui-même, certes habillée par un bronzage, et loin de ce qui pourrait inspirer un désir plus ou moins oblique. J'entends par désir oblique ce qui caractérise la chute de l'astre du désir, comme l'indique le sens étymologique du mot désastre. Lorsque le regard de l'autre, rare­ment indiffé­rent, obéit à des traditions libertines, il peut en effet être obliquement pervers. 

 

 

c) La valeur active et digne de l'intériorité créatrice (par la pudeur)

 

 

   Au-delà, ce qui rend la pudeur souhaitable, comme valeur éthi­que et non comme un simple senti­ment qui refuserait la chute de l'astre du corps dans la honte ou dans l'humiliation, c'est la volonté de devenir un peu soi-même à partir de sa propre intériorité créatrice et non à partir de son apparence physique, cause de fan­tasmes et de perversions. Cette valeur de l'intériorité est en fait fondée par l'écart que peut créer chacun entre ce dont il a li­brement et clairement cons­cience et ce qui obéit aux mécanis­mes les plus troubles de la nature.

   Dans ce cas, la pensée de l'intime ne se sent plus coupable de son en­racinement puisqu'elle a trouvé en elle-même la voie de sa propre catharsis. Elle ne se reconnaît que dans la tension qui la constitue en la rendant raisonnable (ni pure ni chaotique) sans entraîner une né­cessaire séparation avec ce qui la nie, puisqu'elle n'instaure aucune hiérarchie entre la chair et l'esprit. Pour réaliser ainsi son équilibre précaire, l'homme doit bien sûr refuser également de sépa­rer la pudeur corporelle (qui ne valorise que les données brutes d'un corps) et la pu­deur spirituelle (qui constitue une appro­che retenue, discrète, voire délicate de l'image globale de son propre corps). La valeur de la pudeur peut ainsi rendre chacun plus digne, c'est-à-dire plus décent pour autrui, puisqu'elle délivre les sensations de leur passivité en les rapportant au cadre dy­namique d'une éthique.

   Certes, l'impudeur, de son côté, n'est pas toujours cons­ciente ni voulue. Elle est pourtant nécessaire à l'ivresse dionysia­que qui, chez Nietzsche, engloutit le singulier dans l'imperson­nel ac­complisse­ment des forces vitales. Une libéra­tion sexuelle impudique remplace alors la valeur de chaque singularité par la performance brutale, certes plaisante lorsqu'elle est partagée, des organes sexués.

   En revanche, la pudeur, valeur préventive, devient une valeur ac­tive lorsqu'elle est une réponse sereine et libre à une éventuelle réduction matérialiste. Cette éthique de la pudeur est alors inséparable d'une libre déci­sion qui met chacun en deçà de tout conflit entre la matière et l'es­prit, entre le masculin et le féminin, entre l'instinct sexuel (ou de reproduction) et un amour oblatif. Et cette réponse apaisée valorise les nécessités intellectuelles, éclaire les sensations en permettant de distinguer les forces de l'intel­lect et celles de l'animalité (abîme des sensa­tions).

   Dans les conditions où je ne cherche pas à séduire, à manipuler, à réduire l'autre à son corps par un face à face brutal, sa rencontre peut alors s'effectuer sous le mode pudique d'un certain respect. Certes, la pudeur n'est pas, explicitement, un sen­timent moral, mais elle le rend possible. Elle prépare la reconnaissance de la valeur propre à cha­que for­me de singularité sans tenir compte explicitement du fondement égalitaire de la Morale. Mais elle neutralise pourtant les ef­fets négatifs des inégalités physiques. Par pudeur je respecte l'autre, quelle que soit son apparence physique et par delà tous les sentiments que son corps pourrait m'inspirer. Ainsi puis-je découvrir l'autre que moi dans un rapport de dignité et d'égalité qui n'exclut pas, ensuite, de reconnaître l'injonction de la Morale universelle !

 

 

d) Corollaire : une esthétique humaniste de la pudeur

 

 

   Dans mon essai précédent, L'Art et le neutre (2010), j'ai re­cherché comment l'idée d'une moindre violence était possible dans l'art ; sa­chant que, centrée sur des affects, au­cune œuvre d'art ne peut être totalement morale, donc non-violente. J'ai notamment découvert dans l'œuvre picturale de Paula Modersohn-Becker (1876-1907) un recueillement délicat de l'intime qui m'a paru constitutif de l'expression d'une moindre violence, comme le montre son autoportrait intitulé Selbstbildnis am 6. Hochzeitstag[2]. Le style du peintre m'a semblé en effet proche de l'idée non-violente du neutre car il sait atténuer, voire retenir ses impressions et ses émotions en manifestant calme, douceur, simplicité, humilité, sincérité, discrétion et dignité. Cependant, si cette délicatesse prouve qu'une moindre violence est possible dans l'art, elle n'a pas la vertu d'une action non-violente. Elle ne fait que la solliciter, qu'en rapprocher, à condition que l'intention du créateur soit raisonnable, c'est-à-dire sincère, authentique.

   Une esthétique de la pudeur relève en effet d'un processus de re­trait, d'effacement, de retenue, de moindre nuisance. Et cette esthétique concerne aussi bien le créateur que le ré­cepteur d'une œuvre. Comme une éthique de l'humain, elle est fondée sur le re­fus de séparer l'intellect et le sensible. Car ce qui est alors caché (voilé) dans une démarche esthétique pudique, plus que dissimulé comme cela pourrait l'être par des poils, est plus symbolique qu'objectif. C'est ainsi que la couleur qui est attribuée par un peintre au sexe de son modèle peut être consi­dé­rée comme un voile de pudeur.

   Plus précisément, dans cet autoportrait peint par Paula Modersohn-Becker, le corps de la jeune femme, partielle­ment dénudé, paraît innocemment énigmatique. Est-il l'image d'une vérité, alors révélée à la jeune mariée, notamment par une simple apparence d'elle-même, ou bien est-il plus mystérieuse­ment en­core l'intuition d'une possible maternité ? Dans le premier cas tout ne serait qu'apparence ; et la vérité serait dans la découverte de l'anéantisse­ment de toutes les apparen­ces… La fi­nitude se dévorerait elle-même ! Ce qu'une pensée libre, raisonnable et ouverte sur l'infini vivant du réel, ne saurait accepter. Dans le se­cond cas, la conscience per­ceptive découvri­rait qu'elle ne se limite pas à de maigres représentations, et qu'un corps nu renvoie soit à des fantasmes (à des désirs inassouvis), soit à l'intimité même de celle (Paula) qui s'invente dans son art.

   Dans la première hypothèse, celle où il n'y a que des apparences, l'œuvre d'art n'est plus qu'un objet sans finalité éthique. Chacun y recherche ses propres plaisirs indépendam­ment des intentions qu'un artiste a projetées au cœur même de son œuvre. Et nul ef­fort n'est requis pour aimer une œuvre d'art puisqu'il n'est plus né­cessaire de l'interpréter. Il paraît ensuite aussi vain de chercher quelque vérité éventuelle de son interpré­tation. Le plaisir de percevoir peut se croire souve­rain. Il ignore aussi bien les contraintes que les nuan­ces du réel. Puis la pensée se rétracte encore davantage.

   Pour échapper à cette mystérieuse fascination, l'homme doit es­quiver le face à face, s'élargir vers ce qui fonde la ren­contre d'une œuvre : l'intention fondamentale de son auteur. Concernant l'autoportrait peint par Paula Modersohn-Becker, il s'agit plutôt d'un désir très intime de maternité. C'est sans doute pour cela que le tableau semble si accueillant ; le fami­lier sait rester familier pour que l'étrangeté de la représen­tation picturale ne soit pas inquiétante. Chacun peut ainsi s'y sentir (non pas comme chez soi car nul n'habite vraiment une œuvre d'art), mais sur le seuil où l'ar­tiste nous propose une ren­contre. Cela est possible car le style de Paula Modersohn-Becker ne se referme pas comme une coquille sur les apparences du tableau. Chaque élément repré­senté est en effet humainement transfiguré, ja­mais isolé, séparé.

   Dans la première hypothèse, celle pour laquelle il n'y a que des apparences, un corps dénudé est, quelle que soit sa représentation, ce que la pensée ne peut pas vraiment aborder sans gêne. Car elle ne se réduit pas à des apparences (et surtout pas à celles qui s'exhibent) puis­qu'elle suit un invisible cheminement qui la maintient entre les deux pôles inaccessibles de l'intellect et du sensible. Face à un corps dénudé elle perçoit certes des li­gnes, des couleurs, des formes dis­tinctes… mais ce qui lui importe est ailleurs. Car tout corps dénudé (ou tout simplement et inno­cemment nu) est aussi le corps d'un autre, comme toute forme corporelle est l'autre du mouvement in­fini de la pensée qui doit s'en détourner pour s'éveiller li­brement sur ce qui la nie ou l'étonne, pour approcher le mystère de l'autre lorsque ce dernier ne sera plus réduit à ses seules apparences. Pour un artiste, le choix du visible ne saurait donc suffire. Dans le cas contraire, la simplicité d'une représentation immédiate masque­rait le devenir insaisissable et indéfini de la ré­alité. La simplicité du visible traduirait une posture qui ré­duirait le visible à quelques apparences, à la solitude de ce qui apparaît à un moment pour une conscience éveil­lée, sans tenir compte de la dimension souvent indécise de chaque forme authentique qui peut être créée.

   Toute création requiert en effet une naissance et un achève­ment imprévisibles qui constituent toute sa vita­lité et qui échappent à toute théorie. Chaque com­mencement est alors une surprise, chaque achèvement fait naître de nouvelles rencontres. Et, lorsque surgissent les premiers traits, les premières sonorités ou les premières couleurs d'une œuvre, les mots n'agissent pas encore pour interpréter. Car, par-delà toute description d'une œuvre, le jeu des formes avec l'invisible permet pertinemment d'animer les formes, sans doute parce que ces der­nières donnent beaucoup à penser.

   Bien qu'elle soit toujours sensible pour un existant, la pensée aime certes les structures qui l'empêchent de tom­ber dans les confusions d'une rêverie ou dans le chaos des sensations (notamment lorsque les couleurs sont séduisantes ou agressives). Parmi ces structures deux sont fondamentales : l'une qui suggère un pont entre deux rives et l'autre qui évoque un seuil. Mais c'est précisément la présence d'un seuil qui rend possible la structure du pont. Au bord de chaque rive, la pen­sée de chacun bute, fuit ou s'interroge. Au bord d'une apparence, elle pressent la dispari­tion de cha­que apparition. Au bord de l'invisible, elle ima­gine ce qui n'est pas encore visible et ce qui ne le de­viendra peut-être jamais.

   Et lorsqu'un pont s'instaure entre ce qui n'est presque plus et ce qui n'est pas en­core, la pensée de chacun (exilée, in­certaine) découvre que le se­cret du visible et de l'invisible n'est pas dans leur oppo­si­tion mais dans ce qui précède leur disjonction. Il se­rait donc vain de sacraliser une coupure : le visible et l'invisible ne sont jamais tout à fait séparés. Ils dé­pendent de la pensée des hommes qui les distingue… Eu égard aux sensations, eu égard à l'épreuve des couleurs, c'est encore le même étonnement qui précède tou­tes les rencontres. Puis la pensée sensible du spectateur se rapproche d'elle-même lorsqu'elle se met sur le seuil lumineux qui rend aussi, hors de toute réverbération, toute couleur plus douce et vivante.

   Cette épreuve est d'ailleurs tout à fait étran­gère à celle d'une vision brutale qui valoriserait la violence des contrastes au lieu de chercher des accords paisibles et nuancés. Mais cette épreuve est surtout créatrice, elle transforme le sentiment d'exister en va­lo­risant chaque singularité, sans doute à partir du moment où le repli sur soi ne craint plus de se perdre dans quelque amour-propre, puisqu'il intellec­tualise le fait même d'exister sans violence. Et il n'y a, enfin, plus de honte possible lorsque des valeurs éthiques (de liberté no­tamment) rendent délicates et dignes les nuances et les différences d'une existence.

   Par ailleurs, le vouloir d'un artiste peut pertinemment interroger, avec une grande retenue (dans une attente très inti­miste) son propre acte créatif : avant toutes les confusions entre l'étrange et le familier, le distinct et l'indistinct, le visible et l'invisible… Ensuite chacune de ses créations renverra à deux registres pos­sibles d’inspiration, soit à celui de la sensibilité qui éprouve les chaos de la matière, soit à celui de la pensée distante de ces chaos qui constitue la dignité de l'homme. Et chaque artiste fait nécessairement prévaloir un registre ou l’autre. Il a le choix de privilégier les modalités de la distance créée par son vouloir ou bien celles de son amour sensible des différences. En tout cas, aucune forme artistique ne saurait affirmer des qualités sensi­bles (signifiantes) et intellectuel­les (signifiées) sans se distinguer de l'idée inconnaissable mais pensable du neutre, cette virtualité, ni visible ni invisible, qui pré­cède tous les contrastes, et qui peut inspirer une digne esthétique de la pudeur.

 

 


[1] Moïse, I, 3, v.7.

[2] Œuvre reproduite sur la couverture de ce livre, Mai 1906, peinture sur carton, dimension 101,8 x 70,2, Kunstsammlungen Böttcherstrasse, Bremen.

 

 

 

 

philosophienonviolence-2

 

Extraits (p.108-118). 

 

 

L'Aphrodite de Menophantos. Détail d'une statue en marbre de Menophantos (sculpteur grec du 1er siècle avant notre ère).

L'Aphrodite de Menophantos. Détail d'une statue en marbre de Menophantos (sculpteur grec du 1er siècle avant notre ère).

Extraits de Nietzsche et l'amour,

 

p.185.

Ethique et esthétique de la pudeur

- Pudeur dans l'impudeur.

 

 

   Le mot "pudique" vient du mot latin "pudendus" qui désigne à la fois la passivité d'un corps, sa vulnérabilité, et la honte que procure la vue de ses organes génitaux (voire de ses seins). La statue qui représente L’Aphrodite de Menophantos en est une belle illustration. Elle montre la duplicité fondamentale de l'amour pour Nietzsche, d'un amour qui devrait être divin et humain, céleste et charnel, et qui refuse de séparer pour cela la pudeur corporelle (qui ne valorise que certaines données brutes d'un corps) et la pudeur spirituelle (qui constitue une approche retenue, discrète, voire délicate de l'image globale d'une singularité). D'un point de vue général, la pudeur est certes fondée sur le refus de séparer l'intellect et le sensible. Car ce qui est caché (voilé) dans une attitude pudique, plus que naturellement dissimulé comme cela pourrait l'être par des poils, est plus symbolique qu'objectif : "Le petit nombre affirme même que la déesse Vérité, qu'ils ont vue, était nue - et peut-être qu'aux yeux de ceux qui ne l'ont pas vue, mais qui ont foi en ce petit nombre, la nudité ou le vêtement léger est déjà une preuve, pour le moins un indice de la Vérité." [1]

Dans cet esprit, en rapportant la pudeur des femmes au problème de la vérité et à quelques symboles possibles à partir d'elles, Nietzsche interroge l'attitude des divinités grecques qui ignoraient toute pudeur. Elles étaient neutres en quelque sorte, comme le sont les organes sexuels d'un point de vue objectif, froidement anatomique. Et si les dieux interdisaient aux mortels de voir des déesses dénudées, c'était sans doute parce que le regard des mortels était corrompu. Pour cette raison, sans doute, Actéon et Tirésias seront punis d'avoir vu Artémis et Athéna nues dans leur bain. En conséquence, l'impudeur ne serait-elle pas une attitude nécessaire pour accéder à quelque vérité humaine ? Peut-être, mais cette impudeur ne concernerait pas l'ivresse dionysiaque qui, chez Nietzsche, engloutit le singulier dans un divin accomplissement des forces vitales ? Dès lors, en vivant dans un monde culturel nourri par d'antiques divinités grecques, le philosophe ne voudrait-il pas instaurer une hiérarchie entre la non-pudeur des dieux, l'impudeur des hommes en général (au regard louche), et la pudeur des femmes (voilées), sans pour autant voir ici ou là quelque innocence ou culpabilité ? En fait, l'énigme que pose Nietzsche n'est pas simple ; elle noue en effet plusieurs perspectives avant de les hiérarchiser. D'abord elle souligne l'indécence de la vérité dogmatique qui fustige l'impudeur au nom d'un impossible idéal de pureté (biblique par exemple). Ensuite elle affirme la pudeur possible des formes vivantes dans leurs multiples retraits, effacements, retenues. Et enfin elle rapproche le dévoilement neutre des dieux de celui des femmes qui, même lorsqu'elles ont des gestes impudiques, ne sauraient faire disparaître leur pudeur naturelle : elles dévoilent des surfaces en maintenant pudiquement cachée l'énigme de leur réalité capable, notamment par l'enfantement, de transfigurer toutes les nudités. En fait, plus précisément, l'énigme est ainsi énoncée : "«Est-ce vrai que le Bon Dieu est partout ? demandait une fillette à sa mère. Je trouve cela bien indécent…» Indication pour les philosophes ! On devrait honorer davantage la pudeur (die Scham) que la nature met à se cacher derrière des énigmes et de multiples incertitudes. Peut-être la vérité (Wahrheit) est-elle une femme (ein Weib) qui a ses raisons pour ne pas laisser voir ses raisons ? Peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubô !… " [2] Interprétons ! D'abord l'indécence de la vérité est envisagée dans une perspective idéaliste ou théologique que Nietzsche trouve mensongère (qu'elle soit biblique ou dogmatique). Ensuite, la nature féminine (et non la Nature infinie, donc inconnaissable) contesterait cette perspective mensongère dans et par ses devenirs imprévisibles et mystérieux. Car si la Nature aime à se cacher (Héraclite), seuls les êtres vivants ont leurs pudeurs comme une femme, et seule cette dernière (qui n'exprime pas la Nature) pourrait, d'une manière partielle, avoir véritablement des raisons de ne pas vouloir montrer ses raisons : "Non, ce mauvais goût, ce besoin de vérité, de la vérité à tout prix, cette folie de jeune homme nous dégoûte : nous avons bien trop d'expérience, de sérieux, de gaieté, de brûlures, de profondeur… Nous ne croyons plus que la vérité reste vérité sans ses voiles ; nous avons trop vécu pour cela. Nous faisons maintenant une question de décence de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas assister à tout, de ne pas chercher à tout comprendre et tout savoir." [3] En fait, dans une dernière perspective, le dévoilement impudique de Baubô [4]nous place au cœur de l'énigme. Car Nietzsche trouve dans cette figure de la mythologie grecque un exemple qui peut devenir symbolique. La métaphore de Baubô condense en effet l'impudeur d'un geste (humain, dérisoire, comique) et le rêve d'une femme divine qui pourrait transfigurer toute impudeur. Comment ? Baubô exhibe bestialement son sexe (certes dépourvu de la force du sexe masculin), mais c'est pour faire rire Déméter, déesse de la fécondité. Elle prouve ainsi par son attitude obscène que le mystère de la vie peut être préservé. Elle s'ouvre avec impudeur sur une énigme d'un ordre bien supérieur, sans doute par delà rires et pleurs. D'où la question centrale qui relie les dieux aux hommes en soulignant les différences : leur vérité serait-elle la même que la nôtre ? Ou bien, pour le dire autrement : "La vérité n'est-elle pas un attentat contre notre pudeur ?" [5] Mais comment pourrions-nous prévoir et penser cet attentat ? Comme cela nous est impossible, il reste à supposer que Baubô serait précisément la vérité de la femme qui veut se transfigurer en déesse (en neutralisant son impudeur) et qui doit pour cela faire rire, se moquer d'elle-même. Elle est d'abord une femme, certes, puisqu'elle peut montrer son ventre, sa vulve, mais elle peut aussi devenir dionysiaque et agir comme une déesse qui rit d'elle-même et qui fait rire. Elle est donc une métaphore de la femme qui exprime la vérité d'une possible transfiguration symbolique de sa réalité, de ses profondeurs les plus mystérieuses, vers sa plus haute et sa plus vaste réalité. Baubô est en effet capable d'associer le retrait pudique de sa sexualité féminine, notamment vaginale (il n'y a rien à voir) à la vulgaire obscénité d'un geste (en montrant son ventre dans les moindres détails). Mais Baubô à la fois montre ce qui devrait être caché (pour attiser ou non le désir des hommes) et ce qui doit être exhibé pour faire rire les dieux, en tout cas pour se moquer de sa propre ignorance concernant le mystère de la vie. Elle fait ainsi illusoirement monter à la surface les profondeurs cachées de la réalité, et elle dissimule la vérité de son action féminine : l'énigme de sa sexualité, voire de la grossesse. Elle est donc, comme les Grecs que Nietzsche cite en exemples, superficielle par profondeur, pudique dans sa vérité naturelle la plus profonde et impudique dans son geste. Ce qui conduit Nietzsche à s'interroger sur les plus fondamentales contradictions du réel, peut-être en pensant à Héraclite : "Tout ce qui est profond aime à se masquer ; les choses les plus profondes ont même la haine de l'image et du symbole. La contradiction seule ne serait-elle pas le véritable déguisement sous lequel s’avancerait la pudeur d’un dieu ? Question problématique… " [6] Certes, le problème paraît insoluble. À quoi bon faire parler les dieux, à quoi bon supposer leur haine des images, et rire pourtant de tout attentat contre nos pudeurs ? Dans une certaine mesure il vaudrait mieux ignorer nos raisons de vivre, notamment pour transfigurer nos tragédies, pour réconcilier nos profondeurs avec nos surfaces, voire avec nos hauteurs, sans supprimer les unes et les autres !  Pour cela, il ne faudrait pas désirer tout voir et tout savoir en oubliant ainsi les détails, les choses proches, comme le font les philosophes dogmatiques. Le scepticisme serait-il alors fondé ? En tout cas pour Nietzsche il est bien féminin : " Je crains que les femmes devenues vieilles (altgewordene Frauen) ne soient plus sceptiques dans le repli le plus secret de leur cœur que tous les hommes : elles croient à la superficialité de l’existence comme à son essence, et toute vertu, toute profondeur, ne sont pour elles que voilement (Verhüllung) de cette « vérité », la dissimulation fort désirable d’un pudendum, – donc une affaire de convenance et de pudeur, rien de plus ! " [7] En tout cas, l'image de la femme, et surtout celle de Baubô, demeure un symbole complexe, sans doute pertinent, du mystère de la vie : "Mais peut-être est-ce là le plus grand charme de la vie ; elle porte sur soi, brodé d'or, un voile prometteur, défensif, pudique, moqueur, compatissant, et tentateur, de belles possibilités. Eh oui, la vie, la vie est femme !" [8] Le voile de la métaphore serait ainsi la manifestation de quelques vérités éphémères. Lesquelles ? D'abord celle d'une vérité de la métaphore elle-même : elle reste toujours voilée. Ensuite celle de l'apparence des choses qui voile en dévoilant, et inversement, en atteignant chaque fois très brièvement sa propre perfection ; car, comme la belle apparence d'une femme, chaque réalité n'est donnée qu'une seule fois. [9] Ensuite, grâce au voile de la métaphore, chaque vérité se présente comme une expression qui ne doit pas (et qui du reste ne pourrait pas) être possédée. Le voile de la métaphore fait en effet penser au voile de la pudeur : aucune vérité ne saurait révéler toutes ses profondeurs (sans doute trop malheureuses, noires et tragiques). L'une des vérités possibles du voile de la métaphore réside cependant, pour Nietzsche, dans sa dynamique complexité : elle est brutale, bruyante, mais aussi distante et silencieuse. Dans son affirmation pudique, elle voile ses profondeurs en demeurant superficielle, c'est-à-dire en restant convenable dans sa retenue, à la seule surface des apparences ; et en même temps elle domine la honte, le ravissement bestial et l'aveuglement passionnel. En tout cas, l'une des vérités positives du voile de la métaphore est de préférer le passage d'une clarté vers une autre, plutôt que l'abîme violent des profondeurs : "Trouver de la profondeur à tout, voilà une qualité gênante : elle fait qu'on applique ses yeux incessamment et qu'à la fin on trouve toujours plus qu'on ne souhaitait." [10] Pourtant, le voile de la pudeur ne supprime ni les profondeurs, ni le jeu tragique et héroïque entre les erreurs, les illusions et les vérités. Il les exprime certes d'une manière plate pour un entendement humain qui demeure forcément "superficiel" puisqu'il est "une force de surface, superficielle."[11] Mais pourquoi Nietzsche désire-t-il ensuite user de la force pour faire surgir quelque vérité cachée dans les pudeurs féminines ? Le philosophe semble oublier que la dureté masculine ne conduit qu'à la moitié de la vérité:

 

"La vérité

elle est femme, rien de mieux,

rusée dans sa pudeur :

ce qu'elle aimerait le mieux,

elle ne veut pas le savoir,

elle le cache de ses doigts…

À quoi cède-t-elle ? À la force seulement !

User de force, soyez durs, vous, les plus sages !

Il vous faut la contraindre,

la pudibonde vérité !...

Pour son propre bonheur,

la contrainte est de rigueur

- elle est femme, rien de mieux…"[12]

 

En tout cas, la pensée de Nietzsche, en clair-obscur et au ton juste, a besoin de la simplicité d'une surface lumineuse et d'une profondeur voilée pour affirmer la nouvelle aurore d'un esprit libre qui chante et pense après la mort de Dieu. Sa liberté peut se déployer, désormais, au delà du dieu biblique qui a été dépouillé de sa plausibilité par le refus de tous les sacrifices obscènes : "Voilà qu'enfin, même s'il n'est pas clair, l'horizon, de nouveau, semble libre, voilà qu'enfin nos vaisseaux peuvent repartir, et voguer au-devant de tout péril ; toute tentative est de nouveau permise au pionnier de la connaissance, la mer, notre mer, de nouveau, nous ouvre toutes ses étendues…" [13]

 


[1] Nietzsche, Première considération inactuelle, Allia, p. 105.

[2]Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos, 4, p. 15 : «Vielleicht ist die Wahrheit ein Weib, das Gründe hat, ihre Gründe nicht sehn zu lassen? Vielleicht ist ihr Name, griechisch zu reden, Baubô ?... »

[3] Nietzsche , Le Gai savoir, Prologue IV, p. 15.

[4] Baubô est l’un des multiples noms en grec pour désigner le sexe féminin.

[5] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, § 16.

[6] Nietzsche, Par delà Bien et Mal, § 40.

[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 64.

[8] Nietzsche, Ibidem, § 339.

[9] Nietzsche, Ibidem.

[10] Nietzsche, Le Gai savoir, §158.

[11] Nietzsche, Le Livre du philosophe, p. 185 et §54.

[12] Nietzsche, Poèmes, La sorcière, p. 182.

[13] Nietzsche, Le Gai savoir, § 343.

Motif central du triptyque Ludovisi, détail. Musée national romain. Photo Alinari-Giraudon, reproduite dans L'Histoire de l'art, l'art antique, d'Élie Faure, LDP, 1964, p. 6.

Motif central du triptyque Ludovisi, détail. Musée national romain. Photo Alinari-Giraudon, reproduite dans L'Histoire de l'art, l'art antique, d'Élie Faure, LDP, 1964, p. 6.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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