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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Une éthique de l'art

Winslow Homer

Winslow Homer

Le déplacement de l'art vers des valeurs aléthiques, éthiques et politiques (régulations).

 

  Très gravement, au mépris des valeurs qui pourraient inspirer une possible humanisation des existants, à une époque en crise étrangement baptisée postmoderne où les œuvres violentes prolifèrent afin de glorifier l’éclatant triomphe de quelques-uns, s’ajoute aussi une profusion culturelle, anonyme et dérisoire, qui impose ses très puissantes, réductrices et éphémères techniques de communication. Ces œuvres semblent guidées par la propagation de valeurs marchandes et pragmatiques. Plus de métaphysique de la subjectivité, plus de sens des responsabilités, dominent surtout des individus manipulés par les forces chaotiques de la matière.
   C'est le triomphe de la puissance inconditionnelle, éternelle et innocente des forces vitales les plus violentes. Ces excès dépassent et méprisent toutes les valeurs du passé en imposant tous les sacrifices ! Les forces brutales, ivres et tragiques de la vie, inspirent des créations amorales et athées qui libèrent seulement les corps de leurs pesanteurs ! L'art devient une physiologie appliquée, un excitant intense. Il crée les signifiants qui accroissent la santé des corps, même s'il faut, pour cela, mêler l'eau et le feu, le faux (voire le mensonge) et le vrai (la vérité des symptômes).

   Ensuite, l’utopie d'un bonheur seulement accessible à partir de la possession des biens matériels accentue la violence de rapports sociaux indignement inégalitaires. Et rien ne commence vraiment dans l'art si chaque fin (plaisir, réussite) est déjà contenue dans le commencement, si chaque aujourd’hui désire seulement être remarqué. Dès lors, comment échapper à l’ère "postmoderne" qui sacralise la banalité d'objets techniques transfigurés par les jeux préétablis du langage, par la communication la plus irrationnelle, par la consommation de masse, par la sexualité et par la jouissance de chacun ? Comment créer des formes (des structures sensibles) plus paisibles, plus libres, plus altruistes et pourtant singulières ? Un vouloir authentique semble requis. Lequel ?

   Dans un projet rapporté au neutre, ni dogmatique ni nihiliste, toutes les finalités seulement sensibles de l'art (fascinantes, séduisantes) deviennent secondaires, aussi bien la délectation (Poussin) que la transfiguration des choses banales (l'art concep­tuel), aussi bien le Beau idéal que les laideurs de la chair. Ce qui implique de ne pas faire prévaloir le plaisir (ou la répulsion) sur la possibilité de créer. Dans ce cas, l'art ne se définira plus par son caractère confus : il sera moins sensible et technique, plus intellectuel et paisible.

   Cependant, la liberté de créer cède parfois la place à l'épreuve confuse des formes sensibles qui font triompher la matière en nourrissant les désirs. Cette chute de la pensée dans la matière peut aussi sacraliser son action en produisant les douces rêveries de Bachelard ou les éclatantes métaphores de Nietzsche.

   Néanmoins, au-delà des coups de marteau de celui qui voulait être le philosophe de l’avenir (Nietzsche), d’autres voies sont encore possibles, et notamment celles qui fonderaient l'humanisation des existants. Le penseur de l’éternel retour de la volonté de puissance n’aurait-il pas oublié d’ouvrir ses multiples exigences sur un vouloir moins violent ? Si une vérité expressive des tensions du réel devient bien mensonge dès que disparaît le champ où se déploient ses formes, si chaque interprétation doit se transformer en acceptant ses limites et en supposant de nouvelles possibilités, il est souhaitable de trouver d’autres ouvertures.

   Cela est possible, car, en le décidant, chaque philosophe (ou chaque artiste) crée ses propres problèmes et ses propres valeurs. Certes, aucune pensée n'appartient à un existant; elle l'anime puis le dépasse, même si son vouloir singulier la maîtrise un peu lorsqu'il refuse les excès des désirs. Mais il ignore d'où vient cette force répétée qui le dépasse.

   Dans ce champ indéfini, nourri par le refus de toute violence, il devrait alors être possible de fonder une éthique (un au-delà fructueux du non-sens de toute innocence native ou de toute culpabilité originelle) et une politique (celle d'une cité apaisée).

   Chemin faisant, il faut éviter de se laisser entraîner par les instincts les plus forts, c’est-à-dire par ceux qui poussent à se valoriser soi-même. Toutefois, si, comme le pense Nietzsche, chacun peut être plus artiste, c’est-à-dire plus menteur qu’il ne le croit, le vouloir du vrai empêche de se satisfaire de ce qui est le plus avantageux.

   Et si, effectivement, tout dire et désirer tout connaître relève de l’insensé ou de la barbarie, il serait aussi vain de se mentir à soi-même en cherchant à rendre chaque petite vérité plus intéressante qu’elle ne l'est. Mais, pour trouver une possible clairvoyance et authenticité, il faut surtout dépasser le pathos de l’émerveillement, c'est-à-dire douter, s'élargir vers d'autres perspectives. En deçà, la pensée balbutie, au-delà elle espère se libérer, s'ouvrir davantage, notamment sur les virtualités du neutre susceptibles d’éclairer les valeurs artistiques au-delà des opinions et des déborde­ments de l'imagination et au-delà du neutre impersonnel de Blanchot, qui est, selon Levinas, "un neutre sans visage, sans figure." [1]

   Le vouloir de l'idée du neutre ne se reconnaît ni dans l'universalité (indifférente) du Néant ni dans celle de l'Être. La raison n'est donc pas plus souveraine que la folie. L'idée même de souveraineté est d'ailleurs contestée par l'impossibilité de faire prévaloir la catégorie absolue, certes formelle, de totalité. Il ne s'agit donc pas de chercher l'accomplisse­ment d'une idée non totalitaire de la totalité, car, par rapport à l'idée du neutre, chaque totalité formée par l'unité concrète de déterminations opposées est insuffisante, voire en tout cas prématurée. Chaque compréhension reste incomplète et provisoire puisque la pensée rapportée au neutre (non réduite à une conscience, à des expériences concrètes, mais ouverte sur ce qui la nie, y compris l'imprévisible) cherche ensuite d'autres raisons et d'autres affects.

   La conceptualisation n'implique donc pas la seule exigence de la compréhension du Tout. Elle dépend surtout de la limite que le raisonnable fixe à cette totalité en posant une idée de cohérence à la fois comme qualité subjective et différentielle (de ce qui concerne et accorde un existant avec lui-même) et comme limite objective du connaître (y compris à l'égard de l'altérité - de l'autre être). Dès lors le raisonnable est l'expression de ce que je peux véritablement penser à un moment ou à un autre (le compréhensible) sans pourtant croire à l'achèvement ou à la totalisation objective de ce possible (théorie de l'Être). Le raisonnable crée des sens accordés (par leurs orientations et par leurs limitations) plutôt qu'une véritable totalité, homogène et absolue, de l'objectif et du subjectif, de l'en soi et du pour soi.

   Par conséquent, comprendre n'implique pas de connaître ni de reconnaître, mais de poser des limites (donc des différences) entre la finitude de la conscience et l'ouvert de la pensée sensible sur ses propres virtualités, afin d'approcher le seuil de la différence entre le sensible et l'insensible.

   Néanmoins, afin d'interroger chaque distance intellectuelle (entre le fini et l'infini) et chaque différence (sensible), le rapport de la pensée au neutre (et à son schème) peut être posé à partir d'une idée virtuelle qui devrait rendre possibles trois opérations distinctes : - une anticipation créatrice de formes artistiques imprévisibles (alors le neutre inspire) - une déconstruction des formes violentes en fonction de l'élaboration d'une vérité artistique singulière - et une régulation des différences (au plus proche d'une éthique et d'une politique de la non-violence).

 

 


[1] Levinas (Emmanuel), Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p.10.

Pages 29-33

Pages 29-33

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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