Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
10 Août 2015
La philosophie de l'art, l'esthétique et ses catégories.
Que penser de l’esthétique, de cette science de la connaissance sensible inventée par Alexander Gottlieb Baumgarten en 1750 dans son ouvrage intitulé Aesthetica ? D'abord, cette science avait de trop multiples significations : théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, connaissance sensible (cognitio sensitiva), art de penser bellement (ars pulchre cogitandi), art de l'analogon de la raison…
De plus, une esthétique n'est pas pensable comme théorie, car elle ne saurait constituer une vue d’ensemble des perceptions sensorielles - qui se réfèrent à des images plastiques ou à des sonorités virtuelles - sans tenir compte de ce qui les fonde. Il manque toujours à ladite théorie ce qui relève des réalités imprévisibles que chaque artiste crée au-delà du possible et du nécessaire.
Ainsi l'idée d'une théorie esthétique (du grec αίσθησις qui signifie sensation ou sensibilité) est-elle prématurée ! Cependant, il reste une distance à penser entre une œuvre et les catégories esthétiques, et c'est précisément cet écart qui constitue la possibilité des divers styles des artistes. L'esthétique ne désigne donc qu'une qualité sensible présente dans une œuvre. Ce qui implique de lui rapporter des concepts (spécifiques, dynamiques, descriptifs et évaluatifs) aussi pertinents que ceux de création et de singularité.
Il est ensuite possible de concevoir des propositions susceptibles d'orienter les sentiments vers une philosophie de l'art qui serait inspirée par l'idée du neutre. Cette philosophie serait conçue comme une anthropopoïétique, c'est-à-dire comme un projet d'humanisation de chaque capacité créatrice (y compris dans la philosophie). Ce projet tiendrait compte du "conflit de rationalité"[1] que Dominique Chateau a ardemment explicité sous la forme d'un "pouvoir cognitif bicéphale". Ce conflit rapporterait des jugements de goût (plutôt singuliers) à une impossible théorie esthétique de l'art (spécifique et scientifique). L'enjeu reste donc ouvert : "L'histoire de l'art et l'histoire du concept d'art ne coïncident pas, mais interagissent étroitement."[2]
De plus, lorsqu'une pensée se reconnaît dans sa profondeur sensible ainsi que dans ses possibles libertés, elle peut refuser (décision singulière) de se développer entre les fascinants paradigmes contradictoires qui l'éblouissent (par exemple entre les catégories absolues de l'Être et du Néant). Chaque catégorie (le mot étant formé à partir du verbe catégoreïn qui signifie affirmer, attribuer un prédicat à un sujet) peut être soit absolue comme un paradigme, soit seulement relative comme un concept qui sert de référence à des jugements. En fait, une pensée soucieuse de l'idée du neutre ne se reconnaît que dans des catégories relatives, car elle s'étire entre des concepts peu marqués, comme entre la catégorie relative de l’ontologique (le constat du sensible) et celle du générique (le vouloir d'une pensée sensible).
Un fait n'étant jamais séparable d'un contexte et d'un interprète, il n'y a aucun fait sans une interprétation, et pas davantage d'interprétation sans un fait ; subsiste donc une constante relation entre l'objectif et le subjectif. Ce qui implique un déplacement des catégories relatives, un va-et-vient des concepts, des jugements, et surtout un ouvert sur des vérités en suspens...
Une catégorie générique s'ouvre ensuite sur des catégories axiologiques, dites appréciatives, car, nul ne pouvant en rester bêtement à une simple épreuve brute ou formelle de la réalité, une catégorie relative (générique ou ontologique) est ensuite transformée par un jugement qui se juge lui-même.
Il y a ainsi trois sortes de jugements : de réalité, de vérité et de valeur. Le premier est un constat qui ne change rien aux données de l'expérience vulgaire (il traduit ce qui est présent, voire possible : le ciel paraît bleu). Le deuxième désigne ce qui est vrai parce que cohérent (concrètement ou formellement). Le troisième pose une hiérarchie ou bien souligne ce qui devrait être ; ce qui suppose qu'il est supérieur aux jugements de réalité et de vérité.
Chaque constat du réel (jugement brut) est ainsi suivi par un inévitable déplacement vers d'autres formes de jugement, par exemple de l'esthétique vers l'éthique ou le vrai ; ce dernier étant judicieusement nommé aléthique par Robert Blanché. [3] Le néologisme aléthique est formé à partir du mot grec άληθής qui signifie vrai, véritable, effectif, véridique, sincère.
La relation très complexe qui s'instaure entre ces divers jugements ne permet pourtant pas de constituer une hiérarchie systématique. Et cela est encore plus pertinent en ce qui concerne les jugements sur les arts (ordinairement nommés libéraux) qui relèvent de la création et non d'un seul savoir-faire. Pourtant certains théoriciens de "l'esthétique" (par exemple Raymond Bayer, Charles Lalo, Étienne Souriau…) ont classifié les catégories esthétiques sans tenir compte du style singulier de chaque artiste qui associe diversement ces catégories, qui les articule à sa manière (comme la beauté et la grâce le sont dans les tableaux de Raphaël).
Néanmoins, une catégorie esthétique, celle du poétique paraît consubstantielle à l'art en général (mais aussi à la philosophie). Elle constitue la création (ποίησις), le faire, le fait même de produire, la composition, la poésie. Et cette catégorie relative a le mérite d'inspirer sans s'imposer puisqu'elle ne dépend pas seulement des déterminations naturelles. Elle anime par exemple le style lyrique des films de Jean Vigo. Car la catégorie du poétique dépasse son cadre musical ou littéraire : l'épique, l'élégiaque, le lyrique…
Par ailleurs, une catégorie esthétique a longtemps dominé le champ de l'art, celle du paradigme du Beau. Cette catégorie absolue a imposé sa souveraine et dure fascination immédiate. Et il n'y a plus de liberté possible lorsque la beauté surgit en manifestant un imaginaire violent par sa prétention à l'immortalité, alors que les catégories relatives qui permettent de juger les œuvres d'art, ainsi que le processus créateur des artistes, ne sont que des repères intellectuels plus souples.
Dans la tentative de constitution d'une esthétique dogmatique, seule la forme (structure sensible) prévaut. Elle erre entre le paradigme du Beau (ce modèle fictif qui domine l'art classique) et son contradictoire, aussi absolu et violent que lui : l'Horrible. Certes, ce dernier s'affaiblit lorsqu'il traverse le domaine de la Fiction. Ou bien le retour de réalités plus triviales fait apparaître les catégories du difforme et du laid qui sont parfois des valeurs à la fois aléthiques et artistiques. Mais d'autres catégories peuvent mettre au jour des valeurs plutôt éthiques : le fantasque, le ridicule, le caricatural, le noble, le grandiose…
Alors que le Beau plait souvent par sa forme totalement unifiée, harmonieuse, concentrée, pure, régulière, proportionnée, équilibrée, dure, en tout cas parfaite… d'autres catégories, relatives, accompagnent des sensations douces et nuancées : le joli, l'agréable, le gracieux, le charme, la délicatesse, l'élégant, le mignon, le coquet, le pittoresque (digne d'être peint), le grotesque (à l'image des ornements fantaisistes, abstraits et humoristiques découverts à la Renaissance dans des grottes antiques). Par ailleurs, d'autres catégories relatives sont trop complexes pour être seulement artistiques : le comique, le satirique, le tragique et le dramatique. La catégorie plus complexe du sublime, enfin, concerne toutes les catégories artistiques, aléthiques et éthiques.
Pourtant, si la volonté d'interpréter une œuvre d'art uniquement en fonction de catégories esthétiques relatives n'est pas suffisante, ces catégories servent tout de même de repère, voire de tremplin pour penser des sensations et sentir des pensées. Mais c’est surtout en distinguant son rapport à des catégories (souvent entrelacées) et à des valeurs (variables) que chaque artiste peut chercher sa propre cohérence. Les normes nécessaires à une théorie du Beau… paraissent alors souvent arbitraires et fragmentées. Elles ne concernent pas une singularité qui refuse la violence des séparations.
Aussi, à partir d’un point de vue qui recherche sa propre cohérence, dans un rapport à une vérité approchée, mais jamais définitivement atteinte… un projet visant l'humanisation de chacun (et rapporté à l'idée du neutre) s'avère pourtant difficile, même en refusant les catégories absolues qui prétendent recouvrir des épreuves sensibles contradictoires et excessives (belles ou horribles). De plus, le projet ouvre sur des valeurs aléthiques et éthiques au-delà d'une théorie des belles sensations et au-delà d'un point de vue dogmatique sur le sensible.
Cependant cet essai espère constituer un ensemble cohérent capable de valoriser des épreuves apaisées de l'art à partir d'un vouloir saisi dans la vérité de son propre surgissement. Plutôt que de se rapporter seulement à l’agréable qui séduit en déroutant la pensée, le vouloir du neutre implique de chercher à éprouver des sensations plus douces ou non troublées (ataraxie). Pour cela, il faut, certes, distinguer, sans les opposer, l'intelligence et le sentiment, modérer les sentiments et instaurer une cohérence entre des concepts, entre ces représentations intellectuelles claires et abstraites qui ne sont que des repères passagers. Et surtout, chaque point de vue historique traditionnel devra être réévalué, car ce ne sont pas les faits ou les événements qui engendrent les vérités artistiques puisqu'ils sont précédés par le vouloir créatif qui est propre à chaque artiste.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog