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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'indiscernable (de Godard à Deleuze)

Vivre sa vie de J.L. Godard, avec A. Karina.

Vivre sa vie de J.L. Godard, avec A. Karina.

 

 Les soubresauts autour de l'indiscernable (de Godard à Deleuze).  

 

 

   Le monde cinématographique postmoderne (souvent nihiliste ou scientiste) est parfois caractérisé par son rapport à l'indiscernable : la fiction et le réel tendent vers le même vide sans se confondre, et les fantasmes accompagnent les faits. Le moi n'a donc plus une conscience claire et constante de ses actes. Il est dominé par la grisaille de son presque rien qui accomplit la dispersion de ses qualités. Un "auteur" est alors celui qui exprime le désarroi de son moi à la dérive, non repérable, voire indifférent et qui s'absente surtout. Il est ainsi un sujet sans autre qualité que celle de revendiquer la vague signature originale de son travail, c'est-à-dire l'affirmation complexe, éphémère et instable d'instincts, de sensations et de pulsions non humanisées par une volonté.

   Plus précisément, quelques productions cinématographiques de la postmodernité ont refusé d'imiter les apparences du réel et de satisfaire les goûts de spectateurs passifs, voire bourgeois. Leurs auteurs désiraient créer des œuvres singulières et promouvoir un peuple plutôt qu'un public. Leur intention était politique. Pour créer une œuvre singulière, Godard a ainsi préconisé à la fois un objectivisme descriptif, dynamique et critique[1] et un subjectivisme multiple. Deleuze l'a rejoint en évoquant un mystérieux "point d'indiscernabilité" [2] qui serait situé au cœur des situations spatio-temporelles d'un film, et qui pourrait fonder la cristallisation complexe, banale ou faussée d'un temps biface, objectif et subjectif, actuel et virtuel. Ce point d'indiscernabilité n'est pas celui du neutre (ni visible ni invisible). Il n'est pas davantage un demi-ton ou une couleur grise. Insaisissable, il accompagne pourtant le devenir instable des choses vers leur fin aussi bien réelle que fictive. Ce point d'indiscernabilité, en tout cas, permet de faire fi de la nécessité d'imiter les apparences ainsi que de s'exprimer à partir d'un moi souverain ou intemporel. Les situations objectives et les subjectivités tendent donc vers ce point pour que vivent les fictions qui dirigent maladroitement les personnages d'un film, avec toute leur épaisseur charnelle, leurs postures hésitantes, leurs gestes ambigus et leurs attitudes dérisoires. Pour Godard, en effet, "c'est le monde qui se fait du cinéma. C'est le monde qui n'est pas synchrone, eux (les personnages) sont justes, sont vrais, ils représentent la vie". [3]

   En fait, au cœur d'une situation, le point d'indiscernabilité n'est ni un point de confusion, ni un point neutre de disjonction entre le clair et l'obscur, l'actuel et le virtuel. Ce point serait plutôt ce qui fait converger des pulsions, la fin des différences et des distances, voire le spectacle flou de quelque fantasme (φάντασμα). Par exemple, chez Antonioni comme chez Godard, les personnages n'agissent pas : ils attendent passivement le surgissement de cela même qu'ils ignorent et qui les domine, ou bien ce qui les pousse à jouer pour eux-mêmes et à se mettre vainement en scène, pour rien.

   Pour le dire autrement, hors de toute référence à des perceptions habituelles, consistantes et déjà données, le point d'indiscernabilité n'est pas neutre comme le serait un très relatif vide préalable (source de créativité). Il anticipe plutôt l'inconsistance d'un rien menaçant ou d'un dehors absolu (le point d'ancrage d'une négation de toutes les réalités qui serait la pointe du Néant) ? S'il surgissait du neutre (ni distinct ni indistinct), il serait blotti au cœur d'une réalité symbolique, et chaque nouvel instant apporterait à cette dernière une couleur, une lumière et une forme différentes (comme dans les films de Jean Vigo). Dans le second cas, celui non-humaniste de la postmodernité, celui de Godard notamment, l'épreuve du neutre (qui précède toutes les créations) est remplacée par celle de l'épreuve de l'indiscernable qui fait converger l'imaginaire et le réel, le physique et le mental, le subjectif et l'objectif dans le même mouvement d'absence ou de fuite. Pourquoi ? Sans doute surtout parce que le subjectif est réduit à ce que les personnages subissent dans leur dérisoire temporalité. Le cinéma postmoderne est en effet négativement behavioriste. Il a remplacé l'action libre (voire le sentiment d'être libre) d'une modernité qui pensait les faiblesses des hommes dans l'optique de véritables libérations, par des errances indifférentes, hésitantes ou vaines (Antonioni, Robbe-Grillet), par quelque enquête-promenade (Rivette), [4] ou par des films-promenade en forme de ballade (Pierrot le fou de Godard). Comme le résume Deleuze, à chaque instant de ces errances, "un cinéma de voyant remplace l'action." [5]

   Désormais, il n'y a plus d'action à actualiser, plus de métaphore à déployer. L'image mentale est suffisamment sensible, impulsive et fantasmée pour être un peu visible (et surtout une vision intéressante, marquante), et l'image perçue est suffisamment floue et abstraite (gommée en quelque sorte, ou réduite à sa tonalité pour paraître peu significative : du rouge plutôt que du sang déclare Godard. Et cet effacement des apparences est effectué soit par l'intervention de cadrages incertains, soit par l'imposition d'un cadre préexistant (comme limite vide) dans l'attente de l'entrée ou de la sortie des personnages. En tout cas, ces images "de voyant", ces images plutôt mentales que perçues, à la fois rêvées et vécues, ou bien vécues et rêvées, par et dans chaque œuvre cinématographique d'Antonioni, Godard, Rivette ou Robbe-Grillet, apparaissent en préparant leur disparition, soit dans l'instant indiscernable d'un éclair, soit dans l'instant abusivement prolongé de l'ennui ; l'entrelacement complexe des séquences d'un film (ou des séries) étant destiné à donner la preuve de la suprématie de l'absence qui est impliquée dans l'indiscernable.

   Dès lors, pourquoi accorder une valeur exceptionnelle à ce qui est inéluctablement destiné à disparaître, puisque la postmodernité valorise l'instant cristallisé et indiscernable à partir duquel chaque réalité se dispersera dans le vide en excluant tout possible contact positif avec l'infini, voire toute transcendance (hormis celle du Néant) ? Cette temporalité constituée a posteriori en fonctions d'instants qui ne sont jamais tout à fait présents, comme le dit Godard, est ainsi le cimetière de tous les devenirs, y compris les plus productifs. Dès lors, d'Antonioni à Robbe-Grillet, le sentiment du rien inspire des œuvres qui ont remplacé le point de fuite (qui était légitime pour toute perspective ordonnée à la Renaissance) par des points de dispersion, comme dans un espace labyrinthique et sans issue ! Le monde créé est ainsi inséparable de la déconstruction du sujet, du triomphe du nihilisme, de l'indifférence, de l'absence et de l'oubli.

   L'ombre de la Shoah aurait-elle supprimé toute espérance humaine ? Sans doute, et notamment en neutralisant toutes les distances (même utopiques), en remplaçant les sentiments généreux par ceux du mépris ou de l'indifférence, et en enfermant chacun dans un plan d'immanence qui n'offre pas d'autre avenir que de se maintenir dans des marges, en voix off par exemple, c'est-à-dire dans ses propres ratures, dans ses incises, dans ses parenthèses, voire dans ses carrefours les plus aléatoires. Manquent alors les singularités fortes qui savaient, dans la culture occidentale, comme l'écrivait Nietzsche, faire prévaloir un vif sentiment des distances et des distinctions : "La volonté d'être soi, de se distinguer, ce que j'appelle le pathos de la distance est le propre de toutes les époques fortes".[6]   

   En fait, la postmodernité, dans ses plus remarquables réalisations cinématographiques, a préféré produire des œuvres où l'auteur est à la recherche d'un monde impossible ou disparu, des œuvres qui ignorent les distances véritables entre les instincts, les choses et les valeurs, c'est-à-dire des œuvres qui ne recherchent pas comment agir à une bonne distance pour s'acheminer vers quelque possible vérité… Car, pour des cinéastes comme Godard, Rivette ou Robbe-Grillet, le pathos de la distance a été remplacé par un jeu sans pathos avec l'épreuve indiscernable de tous les devenirs.

   Après la mort de Dieu, du Sens de tous les sens, ne subsistent alors que des oscillations de sens, des doutes constants et de vaines insignifiances qui déréalisent les évidences pour créer de multiples significations effacées et changeantes, même si elles ne vont pas jusqu'au degré zéro du sens. Ce point de vue (ou plutôt ce point de dispersion) implique en fait un retour vers la multiplicité variée des choses, vers des faits bruts et indifférents, fragmentés, vers un tel quel disséminé et vers de multiples documents insaisissables et éphémères. Ensuite, lorsque la prolifération des choses invite le spectateur (comme le lecteur en littérature) à se concentrer sur ce qui devrait rassembler tous les éléments, tous les détails d'une œuvre, le mystérieux "point d'indiscernabilité" impose la dérive de toutes ses interprétations vers des frissons ou vers des flottements de sens. Et ces derniers, selon Deleuze, sont aussi variés que les relations entre l'objectif et le subjectif que Jean-Luc Godard instaure entre lui et ses personnages : "Les personnages s'expriment librement dans le discours-vision de l'auteur, et l'auteur, indirectement, dans celui des personnages."  [7] 

   En tout cas, ce "point d'indiscernabilité" est bien là dans un sens passif ou nihiliste puisqu'il ne rend possibles que de vains jeux entre le réel et l'irréel, hors de tout seuil perceptif qui rétablirait la possibilité d'une vérité perspectiviste de la distance. Nietzsche a été oublié.

 

 


[1]  Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, Minuit, 1985, p. 18.

[2]  Deleuze, Cinéma 2, Ibidem, p. 17.

[3]  Cité par Jean Collet, Jean-Luc Godard, Seghers, p. 26-27.

[4] Deleuze, Cinéma 1, L'image-mouvement, Minuit, 1985, p. 287.

[5] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, Minuit, 1985, p. 18.

[6] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Flâneries inactuelles, § 37.

[7] Deleuze, Cinéma 2, L'image-temps, Minuit, 1985, p. 244.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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