Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Mars 2025
Le portique de l'instant.
Dans son projet de clarifier sa mystérieuse affirmation démoniaque de l'éternel retour d'instants formellement identiques, Nietzsche a utilisé une image symbolique qui glorifie l'instant, c'est-à-dire l'image d'un portique, d'une voûte soutenue par deux colonnes, qui symbolise une relation entre deux éternités, entre deux chemins (ou rues) sans fin. D'un côté, l'instant répète sa présence comme centre momentané du devenir, comme portique, d'un autre côté, il renvoie aux multiples et différents devenirs cycliques du monde naturel en leur imposant une forme fixe qui donne à l'instant sa souveraineté, celle de pouvoir contrôler tous les cercles du devenir. Dès lors, ce portique symbolique enferme et se referme sur l'instant dans une épreuve subjective qui unit les deux chemins qui rendent possibles de nouveaux instants, d'autres portiques, y compris ceux qui seront les plus cruels et les plus dérisoires, au sein des cercles temporels du devenir de ce qui advient. Car les tonalités et les volontés du vécu des êtres humains varient ponctuellement en fonction du degré d'affirmation ou de négation de leur participation à l'éternelle puissance de la nature, y compris dans la répétition de la rotation du soleil ptoléméen, comme dans la répétition du retour du printemps… Ainsi Nietzsche a-t-il retrouvé le portique sous lequel philosophaient les stoïciens ! En tout cas, son image incarne au mieux l'instant éternel, intense, sans ombre et décisif du grand et clair Midi.
Avant que recommence le déclin des forces vitales, à l'heure du grand Midi, dans cet instant qui est le plus extatique possible, dans cet l'instant où coïncident la fin et le commencement d'un devenir, alors le monde associe les contradictions, y compris celle entre un déclin et une ascension. Le même chemin monte, descend et revient à son point de départ. La cime ressemble à l’abîme, puisque dans les deux cas il y a passage d’un maximum ou d’un minimum de force à son contraire. L’excès veut son épanchement, le manque son augmentation. Et jamais l’énergie de midi ou de minuit ne périt. Cependant, parce que la conscience d'un instant est en elle-même inconcevable, le portique symbolise, d'une manière sensible, le lieu où s'enchevêtrent toutes les causes du retour de chaque instant sensiblement vécu avec tous les effets sensibles des déterminations du devenir. Car ce sont bien ce soleil et cette terre qui reviendront éternellement tels qu'ils sont vécus en chaque instant, donc identiquement pareils, "en grand et aussi en petit"[1]. Dans le même devenir chaotique et pourtant cyclique du monde, sous le portique de la répétition identique de l'instant éternel, le retour à chaque instant d'un nouveau don éphémère est éprouvé différemment par les êtres humains qui sont plus ou moins inspirés par l'innocence de ce don. Car dans un cycle, chaque nouvel instant correspond à un moment passé du devenir éternel qui exprime les intensités variables de la puissance de la Nature. Cela signifie qu'à chaque nouvel instant du cycle apparaît ce qui a une éternité de fois déjà commencé (ou ce qui s'était déjà terminé une éternité de fois) dans la raison inconnue et non explicitée d'un cycle qui contient mystérieusement en lui les multiples formes d'un monde en devenir, lequel exprime son éternel chaos en ignorant tout commencement et toute fin.
Dans cette fatale nécessité cyclique, qui laisse pourtant une place au hasard dans les rapports de force, chaque instant de la brève durée terrestre des êtres humains coïncide avec la présence de l'éternel chaos de la Nature qui échappe globalement à nos jugements, à la logique et à nos affects puisque, du point de vue de l'éternité, le retour de l'instant fait coïncider midi et minuit[2], le moment de la plus grande affirmation et celui de la pire négation. Dès lors, bien que les êtres humains se détruisent et meurent, il importe d'affirmer la valeur de chaque instant : «La question essentielle n'est pas de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais si nous sommes satisfaits de quoi que ce soit. Si nous disons oui à un seul instant, nous disons oui, par là, non seulement à nous-mêmes, mais à toute l'existence.» [3]. Le vouloir l'emportant pour lui sur les lois physiques, Nietzsche affirme donc que chaque instant a déjà été vécu d'une manière semblable dans les cycles identiques d'un monde chaotique où un sentiment de vérité (Wahrheitgefühl) naît uniquement à partir de l'intensité d'un vouloir qui exige l'éternel retour de tout ce qui devient : «Un jour reviendra l’enchevêtrement des causes où je suis enserré, – il me recréera ! Je fais moi-même partie des causes de l’éternel retour. Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent – non pas pour une vie nouvelle ni pour une vie meilleure ou semblable : je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille (gleichen und selbigen Leben), en grand et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes choses, afin de proclamer à nouveau la parole du grand midi de la terre et des hommes, afin d'enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhomme.» [4].
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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