Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le réel est-il idiot ?

Le réel est-il idiot ?

   

   

- Le réel est-il idiot ?

    Dans l'instant de leurs découvertes, les réalités vécues par les êtres humains sont-elles simplement données dans et par la présence refermée sur elle-même du réel ? Non, car cela reviendrait à reconnaître, comme Clément Rosset, une idiotie du réel, parce que le réel serait le réel, parce que les choses seraient ce qu'elles sont, et parce qu'il serait délirant de vouloir expliquer pourquoi il y a de l'être plutôt que rien : "Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu'elles n'existent qu'en elles-mêmes, c'est-à-dire sont incapables d'apparaître autrement que là où elles sont et telles qu'elles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d'apparaître dans le double du miroir."[1]

   Pourtant, ce "en premier lieu" est-il fondamental ? Ne serait-il pas plutôt mythique ou paradoxal ? La conséquence logique de cette visée brute, borgne et immédiate, fait alors paraître le réel comme idiot parce qu'il serait refermé sur lui-même, c'est-à-dire sur la présence répétée de son fond sans fond toujours semblable à lui-même… Mais c'est uniquement parce que le philosophe a isolé abstraitement un fragment banal statique et inconnu du réel afin de produire une tautologie : un caillou est un caillou… En tout cas, cette réduction formelle, dominée par une application abstraite du principe logique d'identité, ne tient pas compte du principe de contradiction, ni de la diversité et de l'obsolescence des choses, y compris de celles des cailloux.

   Par conséquent, d'un point de vue ontologique aussi bien que d'un point de vue éthique, aucune chose et aucune personne ne devraient être pensées et dites idiotes. Certes, chaque être humain a parfois des opinions plus ou moins absurdes, notamment lorsque ses instincts sont traduits dans des opinions prématurées, puis lorsque ses opinions deviennent idiotes à cause de l'expression arrogante de leur auteur, mais, dans les deux cas, c'est uniquement parce que le manque de réflexion s'impose d'abord très communément à notre espèce vivante en constant devenir. 

   Dans une autre perspective, celle où l'on considère l'immensité du réel, pour Nietzsche par exemple qui médite en ouvrant sa pensée sur le devenir des choses, les premières interprétations du réel sont d'abord considérées comme grossières, puis elles sont dépassées par des ruminations symboliques, notamment en concevant que le réel n'est pas seulement donné dans son immédiate présence éphémère, cette dernière n'étant du reste qu'une expression provisoire du devenir constant des choses.

   Dès lors, comme le réel ne s'exprime jamais globalement, mais uniquement dans et par diverses réalités fluctuantes, il n'est effectivement jamais ce qu'il était ni ce qu'il sera physiquement, notamment parce qu'il s'ouvre constamment sur de nouvelles perspectives entrelacées que la conscience clarifie, puis valorise ou dévalorise, en fonction des multiples changements produits par les divers rapports de force de ce monde.

   Enfin, le réel ne peut pas être pensé comme idiot, insignifiant ou quelconque, puisque le jugement de valeur qui est requis pour l'affirmer doit tenir compte de la valeur non quelconque de celui qui juge et de ce qui fonde la réalité et à laquelle il participe : l'éternelle et infinie Nature qui, matrice du réel, jamais ne s'épuise.

   En dehors de cette participation à de mystérieux fondements, c'est donc d'une manière prématurée, c'est-à-dire grossière, figée et bloquée sur un mythique moment qui sépare le don du réel de ses représentations, qu'une opinion sotte oublie que le réel n'est pas complètement et définitivement donné en lui-même dans un jugement singulier et qu'il est plutôt globalement manifesté comme éternel et nécessaire, sans être toujours dominé par des contingences matérielles ou singulières. En effet, comme pour Nietzsche, le réel toujours se dépasse en conservant sa complexité et sa vivacité : "Et toutes choses ne sont-elles pas si étroitement enchevêtrées que cet instant entraîne toutes les choses de l'avenir et se détermine donc lui-même ?"[2]  

   Ce dépassement de l'instant exclut ensuite de réduire le réel à une éventuelle donnée ambiguë où il paraîtrait simultanément fortuit et nécessaire, insignifiant et sensé, quelconque et étrange, même si cette ambiguïté contient bien des contradictions non figées. En tout cas, du point de vue des êtres humains, dans les forces asymétriques qui engendrent les multiples variations matérielles et intellectuelles de leur devenir, c'est parfois la conscience qui domine l'inconscience, la cohérence qui domine l'aléatoire, l'abstraction qui domine le sensible, puis, ou ailleurs, c'est l'inverse…

   De plus, dans ses multiples perspectives asymétriquement entrelacées, les réalités tendent également vers de provisoires achèvements qui suppriment des manques en les remplaçant  par d'imprévisibles plénitudes. En conséquence, l'éternel devenir du réel ne peut pas être dit en lui-même globalement ambigu, car il l'est uniquement dans son bref surgissement matériel, dans la prime perspective d'une évidence balbutiante où, comme pour Bachelard, une pensée paresseuse se laisse aller à des rêveries matérielles qui valorisent uniquement la part incompréhensible du réel : "L'on trouvera plus dans le réel caché que dans le donné évident. (...) C'est le réel et non pas la connaissance qui porte la marque de l'ambiguïté."[3] Cela implique peut-être aussi que, dans la prime absence de clarté d'une perception où tout semble confus, l'esprit agit déjà secrètement sans en avoir encore conscience…

 

 

[1] Rosset (Clément), Le Réel-Traité de l'idiotie, Minuit, Reprise, 2004, p.50.

[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la vision et de l'énigme, 2.

[3] Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1934, pp.34 et 55.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog

Commenter cet article