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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'irréel comme fiction absolue : le néant

L'irréel comme fiction absolue : le néant

a) L'irréel est-il pensable ?

   Le concept de non-être, utilisé par Platon, pour désigner vers "ce qu'on n'a pas et ce qu'on n'est pas"[1], est un repère intéressant dans la mesure où il agit dans une relation pensable avec le réel (les êtres). En effet, c'est dialectiquement que se réalise une participation et une communication entre les êtres et l'Être permanent[2], lequel régit le devenir de toutes les relations, d'une part sous les modes du mouvement et du repos, et d'autre part sous les modes du même et de l'autre (par altération ou amélioration). En revanche, dans la philosophie idéaliste de Hegel, opposé de l'être, le non-être est une entité absolument abstraite et impensable, nommée Néant, lequel s'oppose à une autre entité absolue, celle de l'Être : "Le néant est, en tant que cet immédiat, pareil à lui-même, inversement, ce qu'est l'être. La vérité de l'être comme celle du néant, c'est donc leur unité ; laquelle est le devenir.[3] Cette mystérieuse épreuve ontologique et gnoséologique confronte deux abstractions qui produisent le concept du devenir. Or, cette relation dialectique n'est pensable que par une prime idéalisation de la réalité objective considérée comme une négation de l'esprit, lequel est positif par sa liberté affirmative (par cela en dehors de quoi il n'y aurait rien). Ainsi l'esprit s'affirme-t-il d'abord en niant toute détermination objective, toute extériorité, toute passivité, tout ce qui résiste ! Dans cette perspective idéaliste qui devrait conduit au Savoir absolu, Hegel a ainsi donné au Néant un statut provisoire à la fois logique et ontologique, lequel sera dépassé par une fin, sans doute utopique et mythique, celle de toutes les contradictions, dans et par le triomphe de l'Esprit.

 

b) Le néant est-il le dehors absolument destructeur du réel ?

  Le devenir énigmatique du réel est-il caractérisé par le don de sa présence éternellement en devenir ou bien l'est-il par son inéluctable fin mortelle ? Pour que ce soit le don de la mort qui triomphe sur le don de la vie, il faudrait qu'un mystérieux Dehors absolu, donc inhabitable, se détruise paradoxalement lui-même en affirmant, dans sa propre passion, la négation de tous les possibles.

   Cette autodestruction absorberait nécessairement tout ce qui est possible en faisant prévaloir la souveraineté de l'impossible[4], c'est-à-dire la domination d'une abstraction uniforme hors du temps et de l'espace, d'une faille mortelle, d'un abîme, celui d'une Autre nuit sans aucune signification. Comme synonyme du néant, le Dehors, plus loin que tous les lointains dans l'être, maintiendrait la continuité du rien, la continuité d'une négation absolue, laquelle serait pure et infinie dans sa totale obscurité puisqu'elle absorberait tous les possibles. Cependant, cette affirmation absolue de l'impossible demeure impensable ou paradoxale. Sans doute parce qu'elle est le fruit d'un fantasme d'autodestruction ou de vacuité qui suppose qu'il y ait un peu d'être dans le néant afin que ce dernier puisse exercer sa puissance de négation, et afin que cette négation demeure éternelle, sans fin ni commencement.

   L'infinité du néant imposerait ainsi la présence immédiate et éternelle, donc répétée, de la non-fiction (ou de la fiction verbale) d'un Dehors sans dehors[5], d'un Dehors vide, séparé et sans commencement, d'un impensable silence total, fascinant et absurde,  recouvrant à coup sûr tous les devenirs. Ainsi un cercle invisible s'accomplit-il ! Si rien ne commence, si rien ne finit, pourquoi parler d'une nécessaire souveraineté de l'impossible tout en restant dans le champ des possibles ? En fait, la Nature, dans sa puissance infinie, fait prévaloir l'extension de son dedans, d'une manière rationnelle et vivante ; et la Nature ne saurait être détruite par les épiphénomènes de l'impossible, de la mort ou du néant qui conduisent, comme l'affirmait Nietzsche, à la maladie physiologique et à la décadence du nihilisme : "Le simple fait de se demander si le non-être ne vaut pas mieux que l'être est à soi seul une maladie, un signe de décadence, une idiosyncrasie."[6]

 

c) Bachelard et l'anéantissement de la conscience dans le sommeil

   L'imagination créatrice, cette "puissance majeure de la nature humaine"[7] selon Bachelard, peut inspirer une métaphysique de l'imagination, car une immense partie obscure du réel reste inexplorée par les éclairs de la conscience, par exemple dans les sommeils de la nuit, dans cette "menace d'éternité"[8] qui détermine tous les mystères des abîmes de la non-vie.

   Cette possible esquisse d'une métaphysique de l'imagination ne concerne certes que l'existence éphémère de chaque être humain en tant que sujet rêvant dans la profondeur nocturne d'une silencieuse harmonie : "Le silence de la Nuit augmente la «profondeur» des cieux. Tout s'harmonise dans ce silence et cette profondeur".[9]

   Par ailleurs, cette métaphysique dite de la nuit, et non celle des demi-nuits de la psychanalyse, serait secrètement celle de la vie humaine. Pourquoi ? Sans doute parce que dans un profond sommeil impersonnel, anté-subjectif, sans histoire, la confusion est totale. N'importe qui, n'importe quoi et n'importe quand  se mêlent lorsque la nuit se dissout dans le néant, lorsque la conscience d'un manque de conscience est vécue comme un anéantissement total de la conscience : "Quel est le philosophe qui nous donnera la Métaphysique de la nuit, la métaphysique de la vie humaine ? Les dialectiques du noir et du blanc, du non ou du oui, du désordre et de l'ordre ne suffisent pas pour encadrer le néant qui travaille au fond de notre sommeil. Quelle distance parcourue depuis les rivages du Rien, de ce Rien que nous fûmes jusqu'à ce quelqu'un, si falot qu'il puisse être, et qui retrouve son être par delà le sommeil ! " [10]

   Bachelard n'explique pas ce que serait ce néant qui travaille au fond du sommeil, au centre de son propre anté-sujet, car il associe sa certitude d'un anéantissement absolu de la conscience à un instinct de mort qui fait fi de sa complémentarité avec l'instinct de vie. Or, une disparition de la conscience n'implique pas nécessairement un anéantissement de la pensée dès lors que l'esprit de la Nature est éternel.

   Certes, Bachelard  doute aussi[11], mais si le néant s'imposait absolument, la vie ne serait plus qu'un rêve solitaire et confus, comme une ombre bien sentie qui absorberait chacun en le transportant dans une abyssale nuit impersonnelle et non formelle (sans voir et sans parler), dans une nuit extrême, voire absolue, qui échapperait totalement, car il s'agirait pour le rêveur nocturne de frôler le néant de sa propre existence : "Dans de tels rêves absolus, nous sommes rendus à un état anté-subjectif. (…)Dans la vie nocturne, il est des profondeurs où nous nous ensevelissons, où nous avons la volonté de ne plus vivre. En ces profondeurs, intimement, nous frôlons le néant, notre néant. Est-il d'autres néants que le néant de notre être ? Tous les effacements de la nuit convergent vers ce néant de notre être. À la limite, les rêves absolus nous plongent dans l'univers du Rien.(…) Ces trous noirs qui interrompent la ligne des rêves racontés sont peut-être la marque de l'instinct de mort qui travaille au fond de nos ténèbres."[12]

   Nous ne suivrons pas Bachelard dans sa descente vers des ténèbres définitives ou vers les trous noirs de ses sommeils qui excluent le fait que l'éternel devenir du réel n'est pas absolument contaminé par ses propres métamorphoses. Rien ne meurt complètement, et chaque instant vécu est inséparable de l'éternité qui l'a rendu possible. Entre deux instants, entre hier et demain, [13] il y a des ponts et non des séparations absolues comme l'affirmait Bachelard : "Le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants"[14]. Mais si nous refusons le tragique isolement de l'instant, nous pouvons raisonnablement douter de la totale disparition de la pensée puisqu'elle n'est pas nécessairement réduite à d'éphémères et improbables cogitos dès lors qu'elle participe, dans une forme ou dans une autre, à l'Esprit éternel de la Nature. 

 

d) Le sentiment angoissant du néant

   Si le néant ne peut pas être connu, il est pourtant éprouvé dans le sentiment angoissant d'une inéluctable mort éternelle qui échappe à toutes les représentations et à tous les concepts. Nietzsche évoquait à ce sujet un "sentiment pénétrant". [15] Or ce sentiment est d'autant plus pénétrant qu'il est rapporté à une interprétation nihiliste de l'existence. À quoi bon vivre puisqu'il faudra mourir ? Alors, dans l'éternité, quelle valeur notre existence très éphémère pourrait-elle avoir ? Un douloureux silence résulte de ces questions qui mettent chacun en présence d'une profondeur intransmissible du réel, celle de l'irréalité la plus obscure.

   Plus précisément, ce douloureux silence semble être la preuve d'un échec ou d'une dissimulation absolue du positif qui interdit à chaque être humain l'accès à quelques vérités possibles le concernant. Or, pour Rassam, le silence exprime l'irréel : "En nous mettant en présence du Néant, l'angoisse nous coupe la parole et nous réduit au silence. Mais c'est un silence tellement vide et opprimant que nous nous efforçons aussitôt de le masquer par notre bavardage." [16]

   Un silence éloquent est ainsi possible. Il traduit un manque, une faille, une domination de l'irréel sur le réel. C'est un silence par défaut, comme dans la réserve de l'ignorant par rapport à son manque de savoir, comme dans l'effroi devant la mort, comme dans la peur devant l'inconnu, devant le vide... Ou bien, dans la perspective nihiliste de Heidegger, le sentiment qui exprime le néant de la réalité humaine est très intimement fondé dans et par notre vain désir d'exister humainement : "La réalité humaine ne peut soutenir de rapport avec l'étant que si elle se maintient à l'intérieur du Néant."[17] Dès lors, pour Sartre, qui rejoint "la claire nuit du néant de l'angoisse" éprouvée par Heidegger, le sentiment du néant engendre une inéluctable et cruelle nausée qui résulte précisément de la vanité de tous les projets humains : nous existons pour rien, donc chaque existence est de trop. Et notre intériorité spirituelle est toujours dévorée par le douloureux néant intérieur qui "vient aux choses." [18] 

   Ainsi la puissance de l'imagination déréalise-t-elle les données positives de la perception en oubliant que le don de notre existence par la Nature n'implique pas de vouloir nous conserver éternellement, mais de transmettre ce don pour rendre possibles toutes les donations à venir ! Nous n'existons donc pas pour rien, mais surtout pour les autres, afin de donner aux autres ce que nous avons reçu, conservé, voire transformé en l'améliorant, sans que rien ne soit réellement de trop.

 

e) L'impensable absurdité du néant est dite par un mot trompeur et de trop

   C'est le sentiment angoissant d'une inéluctable mort éternelle, d'une totale impossibilité, d'une "exclusion de tout"[19] selon Levinas, qui a peut-être fondé l'idée inintelligible, voire absurde, du néant, comme le serait la résonance silencieuse d'un vide absolu. En fait, pour les êtres humains qui ont conscience de la cruauté de toute disparition mortelle, a fortiori pour des êtres chers, la mort surgit comme une intervention imprévisible et brutale qui néantise une existence d'une manière terrifiante et inconcevable.

   Certes, la mort est d'abord logiquement absurde pour les êtres vivants : si rien ne naît de rien, ce qui est le plus probable, il y a toujours eu la présence consciente ou non de quelque chose, car il est impossible de commencer quelque chose à partir de rien. En tant que situation-limite, la mort est aussi ontologiquement absurde, d'abord parce qu'elle est absente de toute expérience vitale et effective. En effet, pour les épicuriens, la mort n'est rien pour le vivant puisque ce dernier n'est pas concerné, hormis par la mort de l'autre : la mort n'est donc rien pour celui qui vit, et la vie n'est plus rien pour celui qui est mort, notamment parce que "rien absolument ne pourra atteindre ni émouvoir ses sens."[20] La mort évoque ainsi la fiction d'un vide sans objet et sans sujet qui ne correspond à aucun concept possible et dicible. De la même manière, le néant est donc seulement un mot trompeur et fictif qui exerce un pouvoir sur la pensée, et qui, comme toute forme de pouvoir, nie la réalité objective afin de s'affirmer. Alors, le réel n'est plus qu'un texte à interpréter et le langage s'identifie à la réalité en faisant prévaloir des mots fictifs sur les choses.

 


[1] Platon, Le Banquet, 200 e.

[2] En lui-même indéfinissable.

[3] Hegel, La Science de la logique, § 88.

[4] Heidegger, parlait de "la possibilité de l'impossible". (Sein und Zeit, §62).

[5] L'infini n'est pas une fiction car nous n'en avons aucune représentation.

[6] Nietzsche, La Volonté de puissance, II, livre III, § 93, Gallimard, 1942, p.41.

[7] Bachelard, La Poétique de l'espace, PUF, 1957-1964, pp.3 et 16-17.

[8] Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique in L'Intuition de l'instant, Livre de Poche/biblio-essais n°4197, p.110.

[9] Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1948-1965, p.63.

[10] Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, 1960-1971, p.126.

[11] "Oui, tout est questions au seuil d'une métaphysique de la nuit." (Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, 1960-1971, p.128.).

[12] Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, 1960-1971, pp.124, 125.

[13] "Entre les deux néants : hier et demain, il n'y a pas de symétrie." (Bachelard, L'Intuition de l'instant, Gonthier- Médiations, 1973, pp.51 et 52).

[14] Bachelard, L'Intuition de l'instant, op.cit., p.13.

[15] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., §89, p.40.

[16] Rassam (Joseph), Le silence comme introduction à la métaphysique, Université de Toulouse le Mirail, 1980-1989, p.86.

[17] Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, pp.33-42.

[18] Sartre, L'Être et le néant, p.121, 58.

[19] Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et HeideggerVrin, 1988, p.38.

[20] Lucrèce, De la nature, III, 830.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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