Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
9 Janvier 2023
Le merveilleux surgit dans l'évidence d'une illumination qui fait rayonner les choses de ce monde. Cette illumination est soit naturelle comme un arc-en-ciel, soit surnaturelle comme une image mythique qui donnera à penser sans être vraiment pensée par elle-même.
Dans le premier cas qui ne contredit pas un clair désir de sagesse raisonnable, le merveilleux n'ouvre pas de portes sur quelque chose d'autre, il est donné ici et maintenant dans son total accomplissement. Précisément, pour Aristote, on trouve en toute chose une trace de la perfection : "Il y a quelque chose de merveilleux.(…) Chaque animal (comme tous les êtres) réalise sa part de nature et de beauté." [1]
Si le merveilleux semble alors étrange, ce n'est pas en lui-même, mais pour celui qui n'attendait pas son apparition, laquelle est étrange et non son contenu. En lui-même, le merveilleux procure une joie sans réserve, comme celle de la beauté qui, pour Kant, résulte de l'harmonisation du jeu des facultés humaines sensibles et intellectuelles.
Dans une perspective qui fait intervenir les surprises de l'aléatoire, en revanche, la vibrante chaleur du merveilleux créait par exemple d'étranges beautés pour Breton : "Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau". [2] Ce point de vue ne correspond pas au concept achevé du merveilleux, car il ne concerne qu'un jugement subjectif qui se satisfait d'une prime évidence. Et cette évidence n'est rattachée qu'à ce qui manque de perfection.
Les surréalistes, en effet, s'inspiraient sans doute des apparences contingentes qui avaient fasciné Baudelaire lorsqu'il avait trouvé du merveilleux en regardant le ciel : "J'aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas…les merveilleux nuages !" [3] Le peintre Redon aura plus tard les mêmes expériences contingentes du merveilleux : "Il (son père) me montrait alors, dans le ciel immuable, des apparitions d'êtres bizarres, chimériques et merveilleux.(…) Et au-dehors, dans la campagne, quelle fascination le ciel exerça sur moi ! (…) J'ai passé des heures, ou plutôt tout le jour, étendu sur le sol, aux lieux déserts de la campagne, à regarder passer les nuages, à suivre, avec un plaisir infini, les éclats féeriques de leurs fugaces changements. Je ne vivais qu'en moi, avec une répulsion pour tout effort physique." [4]
En tout cas, chaque sentiment étrange, alors inséparable de quelques bizarres métamorphoses aléatoires, ne manque pas d'authenticité et surtout de beauté : "Le beau contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau." [5] Pourquoi ?
C'est sans doute parce que le désir unit les ombres du réel à nos fictions les plus prometteuses, sans pour autant altérer ces promesses. Car le désir porte en lui un excès imprévisible de nouveauté qui est merveilleusement beau lorsqu'il est contrôlé et lorsqu'il contient pourtant les plus étonnantes promesses, les plus belles images, y compris celles du bonheur.
Sans confondre le merveilleux avec le surnaturel, mais en l'associant aux remarquables réussites du monde naturel, Aristote, avait trouvé une certaine sagesse dans l'amour des mythes qui ne font que représenter du merveilleux, mais qui font ainsi prendre conscience de sa propre ignorance, puis désirer la science des premiers principes et des premières causes qui est le savoir de l'universel : "L'amour des mythes est, en quelque manière, amour de la sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux." [6] Car il est sage, pour le stagirite, d'aimer ce qui actualise une perfection (l'entéléchie, en grec entelecheia), et surtout ce qui stimule le désir de connaître.
L'émerveillement, à l'origine de l'acte de philosopher pour Platon[7] ainsi que pour Aristote,[8] fait d'abord entrevoir l'accomplissement parfait d'une réalité à partir d'une action interne ; et cette perfection sera aussi simple que dans l'instant où une rose, totalement éclose, semble chanter la gloire de la Nature.
De plus, l'irrationalité du mythe n'est pas en elle-même merveilleuse, car elle n'est que le germe du merveilleux. Et c'est plutôt son désir qui rend les fictions mythiques merveilleuses en leur apportant les qualités exceptionnelles qui allègent et qui élèvent les données brutes de l'expérience.
Enfin, les étonnantes associations d'images mythiques de la sagesse (comme dans un rêve), conserveront sans doute leurs qualités merveilleuses pour satisfaire nos plus grandes exigences, dès lors que raison refuse les mystères scandaleux de l'étrange en privilégiant les explications sensées du spirituel. Elle inspire alors, comme au poète Supervielle, une immense patience avant de découvrir les distances inhérentes aux images du monde : "Laisse l'herbe pousser en dehors de ton songe – Et puis tu reviendras voir ce qui s'est passé."[9]
[1] Aristote, Parties des animaux, 644 b 31.
[2] Breton (André), Manifeste du surréalisme, Idées, NRF, 1963, p. 24.)
[3] Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869.
[4] Redon (Odilon), À soi même, Confidences d'artiste, Journal (1867-1915), H. Floury, 1922.
[5] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Exposition universelle de 1855, Garnier Frères, 1962, pp.215 et 217.
[6] Aristote, Métaphysique, A2, 982 b 19.
[7] Platon, Théétète,155d.
[8] Aristote, Métaphysique, A2, 982 b 13.
[9] Supervielle, Les Amis inconnus, Faire place. Poésie/Gallimard, 1978, p.209.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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