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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'étrangeté de l'art naïf

"Le Rêve" (1910) par Henri Rousseau dit le Douanier

"Le Rêve" (1910) par Henri Rousseau dit le Douanier

   La naïveté caractérisant l'esprit ingénu et candide de l'enfance, le premier concept qui permet de définir le processus créateur de l'art naïf  est celui de l'étrange puissance d'une inspiration naturelle qui a l'illusion de se trouver spontanément au cœur du réel. Plus précisément, pour Bachelard, "conteurs, enfants, alchimistes vont au centre des choses ; ils prennent possession des choses ; ils croient aux lumières de l'intuition qui nous installe au cœur du réel…" [1] Pourtant, cette croyance mystique ne fait que dissimuler l'origine complexe de l'inspiration qui, hors de l'intuition d'un merveilleux point central d'émergence, ne peut que commencer à errer au cœur des forces multiples et pas encore contrôlées de la nature. En conséquence, pour affirmer, comme Bachelard, que "la plus grande des forces, c'est la naïveté", [2] il faut considérer cette force inspiratrice dans un ensemble qui fait prévaloir un brutal instinct de créer sur la volonté de penser sa création, notamment en isolant l'aveugle puissance d'une inspiration matérielle et la claire volonté de créer une œuvre d'art cohérente et incomparable. Car la prime naïveté de la puissance créatrice n'est que provisoire dès lors que l'esprit d'enfance découvre les limites et les illusions de ses souvenirs les plus heureux.

   Dans ce contexte, un deuxième concept peut intervenir, celui qui définit l'activité ludique de l'exécution. Alors, l'art naïf se joue de ses primes forces inspiratrices en faisant intervenir d'étranges affirmations et refus. D'abord, surgit en effet, d'une manière imprévisible, l'intervention d'un lointain et paresseux esprit d'enfance qui est en partie rejoué, différemment répété dans et par d'innocentes affirmations. Cette répétition serait celle d'un jeu, refermé sur lui-même, très sûr de lui-même, si elle  n'était pas ensuite niée, comme chez Paul Cézanne lorsqu'il se trouvait trop savant. [3] L'indétermination ludique du processus créateur de l'art naïf se trouve ainsi modifiée par des distances critiques et notamment par de précises simplifications qui font rêver en déréalisant les apparences. Pourquoi ?

   En fait, le concept de la simplification, qui intervient ensuite dans la composition d'une œuvre, nourrit celui de la répétition qui la renforce en atténuant les différences : des détails simplifiés et communs alors s'imposent en dispersant le regard ici ou là, au hasard d'une vision qui ne sait vraiment où focaliser. En se perdant dans de menus et surtout minutieux détails qui s'affirment isolément, le spectateur est étrangement incapable de justifier leur importance et leur nombre par rapport à l'ensemble.

   Pourtant, le style naïf ne se fourvoie pas vraiment dès lors que chaque détail n'est pas présent pour créer une hallucinante dispersion, mais plutôt pour affirmer un attachement à des parties familières, sécurisantes, simplifiées et pourtant objectives du monde de l'enfance, donc sans se perdre dans le plaisir pervers de se jouer des  détails inutiles, et même des plus puissants et des plus désirables.

   C'est ainsi que l'art naïf peut vraiment faire rêver à un étrange monde allégé et sécurisant, lequel aurait simplifié les profondeurs, pour n'être plus, notamment pour Nietzsche, [4] que des apparences, au mieux, des apparences de l'apparence : "Alors le rêve nous apparaîtra comme l’apparence de l’apparence et donc comme une satisfaction encore plus haute de l'universelle aspiration à l’apparence. C’est pour cette même raison que, du plus profond de la nature, s’élève cette joie indescriptible en face de l’artiste naïf et de l’œuvre d’art naïve qui, du reste, n’est qu’une «apparence de l’apparence»." [5]

   Néanmoins, ce rêve d'une apparence de l'apparence, ce rêve d'un art nourri par un imprévisible retour du monde de l'enfance, n'est pas suffisant pour donner un sens complet à notre étrange destin terrestre souvent nourri par l'angoisse inhérente au monde perdu de l'enfance, lequel subsiste dans l'adulte comme une image perdue qui préfigure une inéluctable perte totale.

   Quoi qu'il en soit, surtout, l'art naïf ne réussit pas à faire converger la puissance de son inspiration avec la réalisation hasardeuse et simplifiée d'œuvres capables de ne pas se perdre dans une vaine accumulation de détails très réalistes, trop réalistes sans doute dans un ensemble qui ne l'est pas. D'où un effet d'étrangeté qui fait rêver en ne satisfaisant que l'action transgressive de l'imagination.  

 

[1] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p. 101.

[2] Bachelard, L'Intuition de l'instant, p.66. 

[3] "Je vous avoue que j'ai peur de trop de science, que je lui préfère la naïveté." À Émile Bernard : Une conversation avec Cézanne, recueil rassemblé par Michael Doran, Éditions Macula, Paris, 2011.

[4] La naïveté "résume la simplicité et la profondeur." (Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque,.trad. G. Bianquis, Paris,  Idées, NRF, Gallimard, n°196, 1969, p.15).

[5] Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. Cornélius Heim, Paris, Médiations Gonthier, 1964, n° 17, p.32.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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