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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Les images poétiques et la philosophie

Redon

Redon

   La poésie n'est pas seulement un mode esthétique autonome, spécifique, formel et expressif de rejet du langage dit normal, car le surgissement fulgurant de ses formes crée surtout un sens complexe et mystérieux qui cherche à épouser les forces multiples qui l'animent. Certes, ce sens dépasse son auteur. Il reste en partie caché dans la fulgurante création des images de l'acte poétique, car il est trop proche de la source, de la sève ontologique, qui l'inspire d'une manière chaotique dans le constant devenir du couple de l'apparition et de la disparition des formes. Pour cela, le lecteur risque de se laisser fasciner par ses premières images expressives et en rester au seul stade très obscur, de l'expression de l'expression, par des mots, voire par des métaphores. Quoi qu'il en soit, c'est à partir de la fulgurance de la création poétique que l'activité philosophique peut intervenir de trois manières différentes. Soit en créant "la théorie de la poésie." (Novalis) Soit en refusant de prolonger la pensée préphilosophique de la poésie parce qu'elle n'est pas assez pensée, parce qu'elle donne plus à penser qu'elle ne pense et peut-être parce qu'elle ment : " La terre est bleue comme une orange - Jamais une erreur les mots ne mentent pas."(Éluard) Ou bien parce qu'elle transgresse violemment et souverainement tout ce qu'elle a reçu de la Nature en préférant l'impossible, l'autodestruction, dans un total dessaisissement de soi, de sa propre liberté impuissante en quête de la "pureté du Mal " [1] (Bataille). Ou bien en interrogeant les apparences du monde, dans l'éclat d'un instant qui disparaît en même temps que les images qui le présentaient. Ou bien, enfin, la philosophie nourrit l'acte poétique et le prolonge en le contrôlant, c'est-à-dire en rassemblant dans une problématique cohérente la constellation de ses nouveaux concepts ou de ses d'intuitions, comme l'a fait Nietzsche par exemple : "Les raisonnements inconscients provoquent ma réflexion : ce sera probablement ce passage d'image à image ; la dernière image atteinte opère alors comme excitation et motif. La pensée inconsciente doit s'accomplir sans concepts : donc par des intuitions. Mais ceci est la méthode de raisonnement du philosophe contemplatif et de l'artiste. Il fait la même chose que ce que fait chacun dans les impulsions physiologiques personnelles, transposer dans un monde impersonnel. Cette pensée en images n'est pas a priori de nature strictement logique, mais plus ou moins logique. Le philosophe s'efforce alors de poser, à la place de la pensée en images, une pensée par concept. Les instincts semblent aussi être une telle pensée en images qui, en dernier lieu, se transforme en excitation et en motif." [2]

   En tout cas, l'activité philosophique ne fonde pas nécessairement ses recherches sur les images de la poésie, car leurs formes fragmentées (rêvées ou symboliques) produisent des interprétations figurées du réel qui ne sauraient exprimer ni la réalité du monde ni la totalité infinie de la Nature. Le non-être des images prévaut alors. Pour le dire autrement, d'un côté le philosophe peut conceptualiser le devenir du monde, y compris en s'ouvrant clairement  sur l'infini qui le rend créatif, et d'un autre côté le poète se nourrit avant tout de ses plus singulières et obscures sensations et émotions. L'oiseau de Minerve est patient, il vient en effet après la poésie et après la religion.

   Dans ces conditions, le philosophe ne saurait être narcissique. Car il sait se nourrir à partir de ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire s'ouvrir sur tous les problèmes, alors qu'une poésie mystique, même inspirée par une sagesse, par exemple celle de Silesius, vise une mystérieuse et inexprimable transfiguration totale du fini en infini :  

 

"Toute l'œuvre du sage est de devenir Dieu ;

Le fou se donne beaucoup de peine pour devenir terre et boue." [3]

 

   En fait, sur les axes imaginaires que l'homme invente ou crée, les images se manifestent toujours d'une manière fragmentaire, parfois monstrueuse. Car elles possèdent une dimension symbolique qui sert leur singulière force d'expression. Dès lors, leurs diverses significations, plus ou moins explicites, sont incarnées dans les manifestations obscures de chaque élan créateur. Temporelles, même lorsqu'elles paraissent impérissables, elles visent vainement l'éternité de la Nature. En tout cas, elles sont le fruit de la rencontre de trois sources possibles : celle des structures, celle des ruptures et celle des schèmes créés ou saisis par la pensée. Leurs contours changeants produisent ainsi un ensemble de formes reconnaissables qui pourront être répétées. Ou bien, différemment, le désir de nouveauté, privilégie d'autres apparitions, et notamment les plus fantaisistes. En se dédoublant, la pensée peut certes éclairer alors toutes les tensions (positives et négatives), tous les diagrammes (d'ordre et de destruction), tous les schèmes, y compris les plus singuliers. Elle peut aussi créer le schème qui la signifie elle-même dans sa relation au monde d'une manière à la fois dense et complexe. Joies et souffrances ainsi accompagnent le devenir des images.

   En tout cas, le philosophe peut les interroger, non seulement pour les dépasser en les conceptualisant, en les clarifiant, mais aussi pour se dépasser lui-même en s'enracinant dans une expérience intellectuelle susceptible de prolonger, de manière sensible, les liens intenses entre sa pensée et le devenir du monde. En conséquence, les forces et les structures des images ne sont véritablement pensables qu'au sein des formes qui créent des liens entre la finitude (du monde) et l'infini (de la Nature), le temporel et l'éternel, d'une manière à la fois sensible et singulière, peut-être complète et susceptible d'être intéressante pour tous les hommes. Car, par-delà les perspectives des images, la pensée de chacun peut éclairer les forces et les structures qui réalisent leur dramatique incarnation dans les tensions, voire dans les chaos du monde.

   En se développant librement, la pensée de l'homme renforce alors ses  capacités d'analyse et de synthèse ; elle se divise ou s'élargit. Et dans sa relation à son monde vécu, elle réalise ses multiples pouvoirs de s'affirmer et de se nier elle-même sous trois modalités différentes, voire complémentaires : se souvenir (et oublier), imaginer (ou rêver) et percevoir (ou sentir l'invisible). Elle voit ou non, mais elle sait ce qu'elle veut voir, enregistrer, transformer et viser. Lorsqu'elle se dédouble, c'est aussi pour rassembler ses tensions tout en niant parfois les soubassements inconscients qui attisent sa vie singulière, c'est-à-dire incarnée dans un corps différent et distinct de tous les autres : un peu le sien.

   Cette pensée imagée crée alors de vives relations avec le monde, perçu ou non, ainsi qu'avec les sources inconnues qui spontanément l'inspirent en tant que pouvoirs complexes qui permettent une fermeture sur elle-même ou une ouverture sur l'infini, une dispersion ou une unification, un obscurcissement ou un éclaircissement de la diversité de ses états. Constamment dédoublée ou renforcée, la pensée ne se reconnaît alors que partiellement dans la dynamique et hésitante création de ses images mentales. Mais, pour Aristote, elle sait se reconnaître un peu : "On se plaît à la vue des images parce qu'on apprend en les regardant." [4]

   Néanmoins, d'une manière plus générale, les apparences finies et éphémères du monde, affirmées par des couleurs et par des structures, toujours modifiées ou niées par de nouvelles apparitions imagées, sont incapables de créer le cercle imaginaire cohérent et stable qui pourrait rassembler toutes les apparences rêvées, disparues, mémorisées et oubliées. Chaque image mentale apparaît en effet pour disparaître même si quelques apparences sensibles sont un peu mémorisées tout en étant niées par l'imagination qui les transforme, les domine ou les tamise avant de les effacer. Ainsi les images mentales ou concrétisées par l'art possèdent-elles des qualités instables, évanescentes, insaisissables, bipolarisées, et surtout superbement vaines ! Car, rattachée à la fois à la visée d'un sujet pensant et à l'opacité du devenir des choses, chaque représentation ou expression imagée épouse et réalise les variations de ses propres tensions, entre apparitions et disparitions. Et aucune image  ne possède en elle-même le pouvoir de ramener abstraitement le multiple à l'unité la plus claire ni de diviser cette dernière en ses éléments fondamentaux. Dès lors, la puissance, les structures, le relief et la précision des contours d'une image demeurent inséparables de ce qui les nie, c'est-à-dire d'une tension qui finit par absorber la pensée imageante dans les forces sensibles et éphémères du monde, même si la puissance d'expansion et de rayonnement d'une image est parfois considérable.

   Certes, les images mentales et les images de l'art se correspondent parfois. Lorsqu'elles s'équilibrent, elles simplifient les formes sensibles du réel. Or ces images, ces représentations intellectuelles, confuses ou vagues, d'un objet susceptible d'être vu ou seulement pensé, ne sont pas seulement des traces de la situation de l'homme dans son propre monde. Car ces traces incertaines n'apparaissent que si les images sont interprétées, donc dépassées en tant qu'images, en tant que structures sensibles. Cependant, dépasser les images par des idées ou par des concepts ne permet pas toujours d'échapper à la confusion ou au vague des lointains. Comment échapper, en effet, à la fascination du vide contenu dans des images tragiques, et comment avoir une idée claire de l'abîme sans fond de l'infini qui inspire, par sa puissance, tant d'images de la Nature ? Pour être clair, il faudrait sans doute découvrir les bonnes distances et supposer, là où elles se trouvent, ici des vérités imagées du réel et ailleurs des vérités abstraites. Les images et les concepts pourraient ainsi dialoguer et unir leurs devenirs, ludiques ou nécessaires, abstraits ou sensibles, en fonction des symboles et de toutes les structures qui représentent, expriment ou créent les multiples pensées des hommes.   

   Du reste, si une logique des sensations est inséparable d'une logique des structures de l'esprit, c'est sans doute parce qu'elles dépendent toutes les deux d'une possible cohérence entre l'esprit humain et les images créées par l'homme. Cette cohérence ne serait-elle pas alors la preuve de la valeur de toute création ? En d'autres termes, face aux images, à leurs symboles et à leurs auteurs, ne faudrait-il pas découvrir les concepts qui relient ou qui éclairent les images, les contradictions du réel et celui qui les interprète ? Les formes de la pensée manifestent en effet des conflits entre les structures universelles de l'esprit et le chaos de certains comportements humains. De plus, chaque image n'est pas seulement une représentation originale ou sociale, elle ouvre sur d'autres réalités. Elle obéit certes à une nécessité subjective (différente selon les hommes), mais cette nécessité conduit soit à représenter, soit à exprimer, soit à créer des réalités, y compris imprévisibles.

   Dès lors, au-delà des structures de la pensée ou du gouffre des sensations, chaque créateur vit intensément ses propres tensions formelles, ses diverses structures sensibles, dynamiques, complexes, parfois torturées, nouées, entre le visible et l'invisible... avant  rupture ou éclatement. Et parce que les idées de la raison ne suffisent pas pour penser toutes les perspectives sensibles et intellectuelles de l'homme immergé dans le devenir de son monde imagé, les formes sensibles, parfois dures et cruelles de l'art, permettent d'incarner un peu la complexité du réel. Elles ne sont donc pas un modèle totalement pertinent. Il y a toujours d'autres horizons, d'autres distances à évaluer... Cependant, par-delà les images, qu'elles soient rêvées ou artistiques, l'imaginaire des hommes cherche sans doute à approcher le cœur du réel. Et, si cela est possible, il importe de savoir comment.

 

[1] Bataille (Georges), La Littérature et le mal, Idées / Gallimard n° 128,  1957, pp. 90, 83.

[2] Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 116.

[3] Silesius (Angelus), Le Voyageur chérubinique, Payot & Rivages poche, 2004,  VI. § 230, p.500.

[4] Aristote, Poétique, 1448 b 16.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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